Simon LÉVY

Les loisirs
d'un rabbin

textes

RABBINS

ACCUEIL
Bileam et Israël


Bileam par Gustave Doré :
"l'ânesse, voyant l'ange du Seigneur (...) s'écarta de la route et alla à travers champs" (Nombres 22:23)
L'histoire de Bileam, que nous avons lue samedi dernier dans nos synagogues, pourrait servir de texte et de prétexte à bien des leçons et des méditations, elle pourrait fournir matière à plus d'un "Liedartikel". Ne nous en servons que pour en tirer la moralité la plus simple, la plus banale.

Israël doit se présenter devant ses ennemis dans une telle attitude, il doit se conduire de telle façon qu'ils soient obligés de le louer, de le bénir, quand même ils auraient à cœur de le rapetisser, de le blâmer. C'est là ce que montre la Section de Bileam. Il y a des ennemis que tous nos efforts ne toucheront pas, que des prodiges de vertu et d'héroïsme ne nous concilieront pas. Ceux-là n'étant pas de bonne foi, nous avons le droit de les mépriser, eux et leurs discours et leurs écrits. Mais il y a des adversaires honnêtes, comme fut Bileam, et qui s'inclinent devant l'évidence, qui, vaincus par la vérité, s'écrient, quoi qu'ils en aient : מה טובו אהליך יעקב (1). De ceux-là, il faut nous occuper sans cesse et faire partout, dans toutes les sphères, dans toutes les classes, dans tous les rangs, dans toutes les carrières et professions, tout ce qu'il est humainement possible de faire pour que nul ne puisse nous accuser, nous condamner.

En toutes choses, qu'il s'agisse d'honnêteté, de justice, de charité, de tolérance, de patriotisme, de philanthropie ou qu'il s'agisse de rester éloigné des hommes et des œuvres, des institutions et des entreprises qui tendent à la ruine des peuples, l'Israélite doit aller au dernier degré du bien faire, il doit aller לפנים משורת הדין (2). C'était l'avis de l'illustre Rabbi : l'Israélite doit choisir, dit-il, le chemin qui mène à l'honneur et à la considération. Nous devons être surtout souverainement délicats et sévères, en fait de tolérance. Nous le devons par prudence, car nous sommes une infime minorité, toujours faible et toujours, comme qui dirait, dans le golus grâce aux antisémites ! Nous le devons par gratitude, car nous devons notre émancipation à des chrétiens, à des nations catholiques, protestantes et musulmanes. Nous le devons par charité, car nous ne pouvons oublier que les autres confessions aussi ont leurs luttes, leurs peines, leurs souffrances, leurs humiliations. Nous le devons, enfin, par piété religieuse, car les autres religions sont nos collaboratrices pour la diffusion de l'amour et de crainte de Dieu, pour la propagation des idées de justice et de charité sur la terre, pour le bon combat à livrer contre le matérialisme, le scepticisme, l'athéisme. Ainsi l'Israélite doit rester à l'écart de toutes les luttes, de toutes les œuvres, de toutes les manifestations qui peuvent faire du tort ou causer du chagrin aux adhérents d'un culte quelconque.

Le juif est l'adversaire-né de tout article 7 (3), de règlement de laïcisation, enlèvement de crucifix et expulsion de moines et sœurs. Jamais il ne doit s'occuper, ni se préoccuper d'une procession publique soit pour applaudir, soit pour contribuer à son interdiction. Giordano Bruno ne le touche pas, aucune messe, de quelque couleur qu'elle soit, ne l'offusque, tout Kulturkampf (4) l'effraie et lui inspire de l'éloignement. A moins qu'on ne porte atteinte à sa conscience, qu'on ne viole en sa personne la liberté du culte, à moins qu'on ne l'attaque et qu'il ne se trouve en état de légitime défense, l'Israélite doit pousser la tolérance jusqu'à l'exagération, au-delà – pardon de la vulgarité de ce mot – au-delà du שפוי הכובע (5). Les tristes fêtes qui s'avancent vers nous, le 17 Tamuz et le 9 Av donnent à ces réflexions une autorité, un caractère de gravité de plus. Le אם אשכחך ירושלים (6) traduit en règlements et recommandations austères par le Schulchan Aruch 560, a pour moi surtout ce sens que l'Israélite ne doit jamais oublier que ses ancêtres ont été exilés de Jérusalem et qu'il est exposé constamment, et malgré tous les progrès de la civilisation et de la raison, à ce que le premier polisson de lettres venu lui dise : Tu es un intrus, nous ne te connaissons pas, tu usurpes notre place. Soyons donc sur nos gardes, bénissons et aimons les hommes, afin que les hommes nous aiment et bénissent.

"Aime l'Eternel, ton Dieu, de tout ton cœur" a dit un de nos Docteurs, signifie : fais-toi aimer par tous les hommes. et quand à ceux qui ne sont capables de que haïr et de maudire, quant à ceux qui, lorsque la vérité leur crève les yeux, ne peuvent reconnaître, comme Bileam, nos mérites, nos qualités, nos vertus, nos efforts pour le bien, méprisons-les ; ne leur faisons pas l'honneur de les discuter en chaire ; faire une rapide allusion à certains misérables en un lieu saint est déjà trop. Quand nous aurons tout fait pour transformer les velléités de malédiction en bénédictions, les tentatives d'injures en louanges enthousiastes, en paroles d'admiration, comme ont fait nos pères dans le désert en face de Bileam, comme ont fait nos pères à toutes les époques de leur existence, car notre leçon n'est basée que sur les traditions et les exemples de nos ancêtres, nous pourrons laisser passer, sans nous en émouvoir, les pires libelles des pires méchants. Fais ce que dois… La pratique constante de nos pères n'était autre que celle-ci : Tâcher d'être pour les peuples une source de bénédiction ונברכו בך כל משפחות האדמה  (7) et tâcher de mériter les bénédictions de tous les peuples

Notes
(les notes sont de la Rédaction du site)
  1. "Ma tovou ohalekha Yaakov" : "Que tes tentes sont belles, Jacob" - Nombres 25:5    Retour au texte.
  2. Lifanim mishourath hadîn  : avec indulgence (expression employée dans la jurisprudence rabbinique)    Retour au texte.
  3. Le 15 Mars 1879, Jules Ferry dépose deux propositions de loi ; les représentants du clergé sont écartés du conseil supérieur de l'instruction publique ; les grades universitaires ne pourront être conférés que par les universités d'état. Ce projet contient un article 7 qui va provoquer une grande émotion : " Nul n'est admis à diriger un établissement d'enseignement public ou privé, de quelque sorte qu'il soit, ni à y donner l'enseignement, s'il appartient à une congrégation non autorisée. Or, en France, 500 congrégations n'ont jamais reçu d'autorisation officielle, la mesure touche 20000 enseignants et bien sûr, tout spécialement les Jésuites. Dans certains villages, on voit l'instituteur et le curé en venir aux mains. Le Sénat repoussera ce projet qui avait été adopté par la Chambre des Députés, et finalement la loi sera votée sans l'article 7.     Retour au texte.
  4. Le Kulturkampf, ou combat pour la culture, est un conflit qui opposa le chancelier du Reich Otto von Bismarck, à l’Église catholique et au Zentrum, parti des catholiques allemands, entre 1871 et 1880.    Retour au texte.
  5. Shafouï kova' : "sain du chapeau" = sain d'esprit    Retour au texte.
  6. "'Im eshka'hekha Yeroushalayim" : "Si je t'oublie, Jérusalem..." - Psaume 137:5    Retour au texte.
  7. "Venivrekhou bekha kol mishpa'hoth haadama" : "...et par toi seront bénies toutes les familles de la terre" - Genèse 12:3    

Article précédent Article suivant

Rabbins Judaisme alsacien Histoire
© A . S . I . J . A .