Le Brith Hanoar Hamizra'hi (1935-1945) (suite)

Témoignage de Henri Kanter (3) :

Toi, tu étais notre grand chef, notre aîné d'une dizaine d'années, entraînant, plein d'idées, déjà sioniste, militant d'envergure. Tu étais secondé au vaad (comité) par plusieurs adjoints : Youssouf Granek, Bernard Spiegelman, Léon Schlimper (déporté), Henri Geiger, Mouniou Hausner, Anny Steinberg, Jacques Feuerstein (déporté), etc. Moi, avec Henri Wurm, Michel Hauben, Ado Reich, Aharon Lieberman, Aharon Zellerkaut et d'autres venions régulièrement aux réunions que tu savais si bien animer : jeux, chants, commentaires sur la sidra, histoire juive ou sionisme. Il y avait aussi des conférences de chli'him qui nous parlaient de la Palestine "dort wo die Zerden schlang die Wolken küsst…" Un jour, le rabbin Gold nousa honorés de sa visite. Je le revois encore, tandis qu'il nous enseignait un chant, tiré du psaume Mizmor chir 'hanoukat habayit : "Hafakhta mispedi lesim'ha…"
Toutes ces activités avaient lieu dans notre local "en Vincentrue" chez Mme Baylé Braf : on risquait chaque fois de se tordre la cheville en montant le petit escalier et de se rompre le cou en descendant. Onegué Shabath, chants, promenades au bord de la Moselle pour Tachlikh, sorties du dimanche à Gorze (rendez-vous à la Croix St Clément), ou à Novéant, ou en Alsace, au camp de La Hoube, au château du Haut Bar, où l'on chantait "arum dem Feier", où l'on dansait la Hora jusqu'à épuisement… Quelle belle époque nous vivions alors, jeunes gens pleins de foi et d'idéal ! Combien nous étions liés, et nous aimions d'affection fraternelle et d'amitié profonde !

En 1937, les deux snifim convinrent d'organiser pour l'été un premier ma'hané régional, couvrant l'Est de la France. Le groupe des Strasbourgeois obtint la mise à disposition d'une maison de campagne appartenant aux E.I. Un programme commun fut élaboré, et la direction du ma'hané confiée aux deux jeunes leaders, Moché Scheinbach et Paul Roitman.

Tandis que ces derniers s'absorbaient dans les préparatifs du ma'hané, à l'extérieur la campagne des élections au Congrès sioniste battait son plein. Les 'havérim décidèrent alors d'apporter leur soutien au Mizra'hi adulte dans sa lutte pour une représentation au Congrès sioniste. La première tâche était de vendre un maximum de chekalim, qui conféraient le droit de vote aux élections, prévues pour le mois d'août. Une liste mizra'histe unique avait étéprésentée en Alsace-Lorraine, en tête de laquelle on trouvait le rabbin Runès.

P. R. : Tout le snif s'était mobilisé. Nous voulions faire nos preuves. A force de démarches, nous avons réussi à "placer" pas mal de chekalim, surtout chez les religieux. Le jour des élections, nous nous sommes partagé les listes d'adhérents potentiels. Là encore, chacun a fait de son mieux. En valeur absolue, le nombre général d'électeurs ne fut pas énorme : mais grâce aux efforts du Brith Hanoar, le Mizra'hi de Metz arriva en tête, et battit les Sionistes généraux par 72 voix contre 63. Maître Gustave Lévi, alors président des Sionistes généraux et juge d'instruction à Metz, se montra fort dépité : "Ce n'était pas la peine de faire trente ans de sionisme à Metz, pour finalement se faire battre par des gamins !"
Le premier camp

Le camp eut lieu comme prévu au mois d'août 1937 dans la maison forestière d'Haberacker – à une dizaine de kilomètres de Saverne. Il dura trois semaines et compta environ 70 'havérim : 25 de Metz (dont deux Forbachois), 35 de Strasbourg, plus un renfort d'une dizaine de jeunes originaires de Belfort. Il existait en effet à Belfort un groupe local créé par le rabbin René Kapel, qui, sous une étiquette différente (le Ma'hané Yehouda), s'identifiait idéologiquement au Brith Hanoar. Le groupe demanda à participer au camp d'été et fut rapidement considéré comme le troisième snif du jeune Mouvement.
P. R. : Il est difficile de décrire en détail le déroulement de ce ma'hané : disons seulement que l'ambiance en fut exceptionnelle, et que tous s'efforcèrent de contribuer à sa réussite. La cuisine était assurée par roulement, tantôt par une équipe de Metz, et tantôt par une équipe de Strasbourg. Le programme lui-même était assez élastique, mais comprenait au moins un cours de judaïsme et une si'ha par jour. Il y eut de fréquents débats sur des sujets sionistes ou religieux. Nous faisions plusieurs fois par semaine de courtes excursions (d'une demi-journée) dans cette magnifique région des Vosges. Le site était féérique, en pleine montagne, avec vue sur la vallée. Nous eûmes droit à pas mal de visites, non seulement des parents, mais encore de personnalités influentes de la communauté de Strasbourg. La troisième semaine, nous fûmes particulièrement gâtés. Le vendredi après-midi, à quelques heures à peine de l'entrée du Shabath, nous vîmes débarquer un 'haloutz en casquette : c'était Pin'has Rosenblut, qui arrivait tout droit du Congrès de Bâle. Ayant eu vent de notre ma'hané, il avait décidé de venir y passer le Shabath. Ce fut une rencontre inoubliable, qui marqua de son empreinte notre sentiment sioniste et notre amour pour Eretz Israël.

Le ma'hané de Haberacker devait donner un nouvel essor au Mouvement. Cette même année 1937, sur l'impulsion de Jacques Feuerstein, l'un des 'havérim les plus marquants du groupe de Metz (2), deux nouveaux snifim s'implantèrent de l'autre côté de la frontière luxembourgeoise : l'un à Luxembourg Ville même, l'autre à Esch-sur-Alzette. Les deux centres nouvellement créés maintinrent un contact permanent avec le groupe de Metz. Le snif de Strasbourg, de son côté, renforça ses liens avec le Ma'hané Yehouda de Belfort, à présent dirigé par Max et 'Hanna Kanner. Intuitivement, les jeunes éprouvaient qu'il fallait former un front uni vis-à-vis de l'extérieur : ils proposèrent de se regrouper officiellement en fédération, sous le titre régional de Brith Hanoar Hamizra'hi de l'Est de la France et du Luxembourg. Ainsi, fin 1937-début 1938, le Mouvement comprenait déjà cinq snifim : Metz, Strasbourg, Belfort, et deux noyaux au Luxembourg. Pourtant, chaque groupe conservait son autonomie au sein d'une structure d'ensemble qui restait souple et ouverte.

Témoignage de Mado Tisser (3) :

En 1936 (environ) le rabbin Kapel a créé le M.J.S.B., Mouvement de jeunesse sioniste belfortain, dont j'ai fait partie (carte de membre à l'appui) comme toute la jeunesse juive de Belfort (mis à part quelques communistes acharnés qui étaient alors les plus "anti", et qui fréquentent aujourd'hui le centre communautaire et la synagogue !). En 1938, pour autant que je me souvienne (sur la foi des photos), j'en suis devenue la madrikha. Oneg Shabath et cours chez le rabbin les jeudis et dimanches. Il y avait à Belfort cinq-six familles observantes : les Schimmel, Yehouda Kanner (père de 5 enfants, dont Max, ‘Hanna, et Sabine qui allaient à Strasbourg car il n'y avait personne de leur âge à Belfort), Gutfreund, Bock et Langenauer (qui avaient quatre filles, chacune chef de groupe), sans oublier Bacon le 'hazan… Par la suite, le groupe de Belfort, qui n'était pas affilié au Bné Akiba à proprement parler, mais au M.J.S., a été repris en main par Pierre Gugenheim, du mouvement Hachomer Hatzaïr. Et effectivement, les 'havérim qui ont par la suite fait leur alya ont rejoint Carmia, un kibboutz du Hachomer Hatzaïr dans le Néguev.
Témoignage de Max Kanner :
Mon cas particulier, au sein de la jeunesse juive de Belfort, se résume facilement : nous sommes arrivés à Belfort en fin 35 et je ne parlais pas un mot de français. Assez rapidement, j'ai décidé de me joindre au groupe animé par le rabbin Kapel, qui réunissait les jeunes chaque Shabath pour un oneg, et parfois le dimanche pour des sorties. J'ai moi-même essayé par la suite d'attirer au Mouvement une vingtaine de jeunes qui cherchaient à échapper à l'influence des communistes juifs, alors nombreux à Belfort. Pour moi, jeune réfugié étranger, la seule bouffée d'air frais venait de mes rencontres avec les Strasbourgeois (Moché Scheinbach, David Multer, etc.) ou – lors des petits camps régionaux – avec toi et tes "chevreaux". Je dois t'avouer, pourtant, que rien n'a pu me faire oublier mes années de jeunesse en Allemagne (au Habonim), et pour finir tout s'est arrêté en 1939.
Expansion du Mouvement: le second ma'hané


En 1937, commença de paraître le mensuel du Mouvement, "Kolénou". Ce journal ronéotypé connut un grand succès auprès des différents snifim, et les 'havérim y collaborèrent très activement. Le bulletin sortait à Strasbourg, mais le snif de Metz apportait sa contribution par de nombreux articles. Le journal était vendu – surtout aux 'havérim, bien sûr – et la recette couvrait les frais du numéro suivant. Le Mouvement commençait à se faire connaître, et le nombre de 'havérim augmenta de façon continue durant toute l'année, pour se stabiliser autour de 120 'havérim à Strasbourg et de 80 à Metz.

Cependant, cet essor était entravé par des soucis d'argent. Les jeunes gens ne bénéficiaient d'aucune subvention, communautaire ou autre, alors qu'ils devaient faire face à des dépenses multiples : loyer, chauffage, etc. A cet égard, les Strasbourgeois étaient mieux nantis que les Messins, la communauté ayant mis à leur disposition le local du Merkaz Hanoar de la rue Oberlin, selon une politique de soutien qu'elle appliquait uniformément à tous les mouvements de jeunesse.

Déjà, il fallait songer au prochain ma'hané d'été et aux moyens de le financer. Le hasard voulut qu'à la fin de cette même année 1937, le Mizra'hi mondial dépêchât en France un "envoyé spécial", le Dr Bertold Levkovitz, aux fins de lancer une action financière de soutien au Keren Eretz Israël du Mizra'hi. De passage à Metz, Levkovitz sut persuader les Juifs lorrains – pour la plupart non pratiquants – de soutenir le mouvement sioniste religieux. Il parvint même à fonder une Ligue pour la Palestine religieuse dont la présidence fut confiée à Schweitzer, tandis que Frank en devenait le secrétaire, et Lazare le trésorier. Entre autres tâches, ce comité prit sur lui de parrainer les activités du Brith Hanoar : c'est lui qui réunit les fonds nécessaires à l'organisation d'un second ma'hané en 1938. Les jeunes disposèrent ainsi d'une petite somme d'argent, et reçurent de surcroît de nombreuses denrées alimentaires, dons en nature offerts par les marchands en gros de la communauté.

Le premier Congrès de la Jeunesse sioniste

Dans l'intervalle, en mars 1938, s'était réuni à Paris le premier Congrès de la jeunesse sioniste et propalestinienne de France, en présence du poète Nathan Bistricki. Ce congrès, qui devait avoir un profond retentissement sur le judaïsme français, offrit une image peu réconfortante de la jeunesse juive de France et de son degré d'engagement : les mouvements qui s'étaient mobilisés ne représentaient à eux tous qu'une très faible fraction de la population nationale.

La délégation la plus importante fut celle des E.I.F., forts de 14 sections locales. L'ensemble des mouvements sionistes non religieux représentait 19 snifim, répartis sur tout le territoire français. Le Brith Hanoar, lui, avait nommé Paul Roitman délégué des cinq snifim de l'Est. Son voyage avait été financé par la Ligue de Metz, qui lui demandait, en contrepartie, un rapport détaillé à son retour. On comptait, enfin, un délégué des Tzeïré Mizra'hi de Paris (18-30 ans).

P. R. : Toute la gamme des partis politiques se trouvait représentée, depuis le Hachomer Hatzaïr jusqu'au Brith Hakanaïm (de tendance révisionniste), en passant par les Eclaireurs israélites. Le Congrès s'étendit sur plusieurs jours, avec un programme d'interventions, de discussions, de débats passionnés, tous marqués par la présence active et la personnalité chaleureuse de Nathan Biztricki. Son enthousiasme et son charisme contribuèrent pour une large part au succès de la manifestation.

Un comité central se constitua, appelé à coordonner les activités futures. Les Tzeïré Mizra'hi, représentés par Théo Klein, demandèrent d'y adjoindre un aumônier permanent de la jeunesse – ce à quoi s'opposèrent avec véhémence tous les délégués des mouvements non religieux. Il fallut voter : à la surprise générale, par 20 voix contre 19 (14 voix des E.I., 5 du Brith Hanoar et 1 des Tzeïré Mizra'hi), la proposition fut adoptée. Sur cette belle victoire, vivement appréciée par les Tzeïré Mizra'hi, ceux-ci promirent en retour de tout mettre en oeuvre pour lancer un Brith Hanoar à Paris. (De fait, ces efforts n'aboutirent qu'à l'ouverture, en mai 1938, d'une sorte de patronage dirigé par deux jeunes rabbins.)

Vinrent alors les préparatifs du ma'hané, auquel devaient participer les trois snifim de l'Est. On trouva à louer une petite maison à Aubure, près de Ribeauvillé en Alsace. Numériquement parlant, ce nouveau ma'hané, dirigé en août 1938 par Moché Scheinbach et Paul Roitman, eut moins de succès que le précédent : le taux de participation était resté stationnaire, alors que dans l'intervalle le Mouvement s'était considérablement agrandi. Pourtant, sur le plan éducatif, on pouvait parler d'une véritable réussite. Le niveau du programme de si'hoth et de cours était très élevé, et les questions idéologiques y occupaient une place prépondérante. Les aînés avaient mûri, ils avaientacquis de nouvelles connaissances, et ils s'étaient plus profondément attachés à l'idéal de Torah Veavoda. On commençait à parler de hagchama atzmith, d'une réalisation personnelle qui devait conduire à l'alya. Ce ma'hané fut également l'occasion d'un dialogue avec un groupe du "Hachomer Hatzaïr" qui tenait son camp à proximité. Les 'havérim en sortirent renforcés dans leurs convictions religieuses et sionistes.

Témoignage d'Annie Willerfort :

En 1937, il y a donc presque 70 ans, Paul a réuni, à Metz, quelques jeunes pour leur parler d'Israël (la Palestine à l'époque), créant ainsi le premier snif du Brith Hanoar Hadati. (Il avait déjà, avec quelques garçons, préalablement fondé un premier noyau de ce mouvement.)
Les réunions avaient lieu une fois par semaine, et le nombre de participants augmentait à chaque rencontre. Nous, les jeunes filles, avions droit à notre propre cours d'hébreu, tandis que les garçons, plus avancés, suivaient un cours à part.
Le Shabath, nous nous réunissions tous ensemble dans une salle du seul restaurant cacher de la ville (dont j'ai oublié le nom), pour entendre un exposé sur la parachat hachavoua ou les Pirké Avoth. Ces activités étaient très suivies.
Notre premier camp d'été à Haberacker, en 1937, comme le second, en 1938 à Aubure, ont été très réussis malgré les moyens primitifs dont nous disposions : il fallait tirer l'eau d'un puits pour faire la cuisine dans la cheminée. En dépit de ces conditions précaires, les cours, la prière et le Shabath ont permis de créer une ambiance inoubliable.
Au retour, les sections se développèrent encore davantage. Le snif de Metz avait atteint un effectif d'une centaine de 'havérim réguliers, et celui de Strasbourg en comptait environ 140.


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