Les débuts du Bné Akiba en Europe
Le Brith Hanoar Hamizra'hi (1935-1945)
par Betty Roitman
Extrait de
L'action de Paul Roitman - Les débuts du Bné Akiba en Europe

Ed. A.J. Presse 2006


Les débuts

Récits, témoignages et documents réunis par
Betty Roitman - Editions A.J. Presse 2006
(14, rue Raymonde Salez - 93260 Les LILAS -
Tél.: 01 43 60 20 20 - Fax : 01 43 60 20 21 )
prix : 25 € - ISBN : 2-86972-030-0
le livre peut être commandé directement à l'adresse : www.actujboutique.fr
En 1935, il n'existait en France qu'un petit noyau du Brith Hanoar Hamizra'hi, formé à Strasbourg deux ans plus tôt sous l'impulsion du jeune Moché Scheinbach. Au mois de janvier, un délégué du Ba'had à la hakhchara de Guertwiller (près de Barr) prit l'initiative de constituer à Metz une section du Brith Hanoar Hamizra'hi, avec une dizaine d'adolescents. Paul Roitman, alors âgé de 15 ans, fut spontanément désigné comme le chef du groupe.

Quelques semaines plus tard, le président du Mizra'hi de Metz, M. Reiner, qui tenait un restaurant dans la rue des Jardins, au centre ville, mit l'une de ses salles à la disposition du petit cercle. Au bout de quelques mois, malheureusement, le restaurant dut déménager vers un quartier plus extérieur : il était évident que la plupart des jeunes refuseraient de se déplacer jusque-là. Aussi fallut-il penser à une solution de rechange. Ils envisagèrent de louer une chambre au centre de Metz, qui servirait de local permanent. Bien sûr, ils n'avaient pas le sou. Mais ils imaginèrent de s'adresser à des adultes de leur entourage, en leur offrant de devenir membres d'honneur du Brith Hanoar : ceci, moyennant une cotisation annuelle qui renflouerait leurs finances… Ils parvinrent ainsi à toucher le coeur – et la bourse – d'une quinzaine de sympathisants, et à louer un (bien modeste) local. Il s'agissait d'une pièce dans l'arrière-boutique d'un petit commerce de volailles, chez Mme Baylé. Celle-ci laissait échapper, de temps à autre, quelques poulets désireux de participer aux activités, en attendant le cho'het. Le tout était très sale et peu attrayant.

Paul Roitman : (1) Mme Baylé une fois convaincue, il fallut laver, frotter et gratter sol et murs de ce réduit avant de songer à le meubler. Nous nous sentions "chez nous", et nous travaillions de tout notre coeur à rendre notre petit royaume habitable. Certains 'havérim apportèrent de vieilles chaises de la maison, que l'on s'évertua à réparer. En guise de table, nous avions acheté une planche et deux tréteaux. Une synagogue nous céda deux vieux bancs, et les parents d'un 'haver nous léguèrent une armoire. Comme il n'y avait pas d'électricité, nous dûmes nous cotiser pour acheter une lampe à pétrole. Par chance, nous étions arrivés à nous procurer un petit poêle à charbon pour l'hiver, qui à Metz était rude. Le local fut décoré. Une permanence quotidienne s'organisa. Quelques 'havérim se chargèrent du journal mural.

Ces débuts difficiles contribuèrent à cristalliser la première kvoutza, qui devait par la suite devenir la principale force du Mouvement. Les activités se multiplièrent rapidement. On songea à attirer des nouveaux. Dès la fin 1935, plusieurs groupes de "petits" se formèrent, accueillant les enfants de 12 à 14 ans. Mais le principal effort de recrutement porta sur le lycée, auprès des élèves des classes supérieures. Ceux-ci, de manière générale, n'écrivaient pas le Shabath, mais ils étaient tenus à une présence obligatoire en cours, ce qui les empêchait souvent d'assister à l'oneg. Parmi les activités les plus propices aux rencontres et aux échanges avec l'extérieur, on comptait le travail de soutien au KKL et la vente de ses timbres.

P. R. : Nous n'étions pas toujours très bien reçus, surtout dans certains magasins juifs, mais dans l'ensemble, les recettes étaient bonnes. Nous avons eu droit aux félicitations du commissaire du KKL, M. Engelstein, et nous avons commencé à faire parler de nous dans la communauté.

Prenant conscience de cet essor, le président du Mizra'hi, M. Reiner, délégua auprès des jeunes l'un des membres de son comité, le 'hazan Pin'has Kahlenberg, à titre de conférencier régulier : c'était le début de la reconnaissance. Peu après, le groupe fut officiellement convié à la cérémonie des chlochim organisée en l'honneur du grand rabbin Kook, décédé le 3 Eloul 5695 (1935). C'était la première fois que le petit snif se trouvait associé à une manifestation publique du Mizra'hi. Pour la circonstance, le Mizra'hi de Metz avait fait venir de Paris un brillant orateur, le rabbin Chochetman.

L'axe Metz-Strasbourg


Dans la capitale alsacienne, le rayonnement du Mizra'hi s'était trouvé renforcé par unepersonnalité de premier plan, celle du rabbin Runès. La communauté y étant beaucoup plus importante qu'à Metz, le Mizra'hi jouissait d'une assez large influence, et le Brith Hanoar s'y développa plus rapidement – comme firent d'ailleurs la plupart des mouvements de jeunesse de la ville.

P. R. : Aujourd'hui, tout mouvement de jeunesse qui se respecte est dirigé par une "centrale" qui supervise l'ensemble à l'échelle nationale. Elle dispose de permanents locaux et d'un chalia'h itinérant, là où les déplacements s'avèrent nécessaires à la création de nouveaux snifim ou au renforcement des anciens. C'est généralement lui qui assure la liaison entre les différents groupes. Avant la guerre, il n'y avait ni chlih'im ni permanents locaux. Chaque section devait ériger ses propres structures ; les snifim étaient pratiquement autonomes, et les rapports qui les unissaient étaient surtout des liens de bonne volonté. Ainsi, ce n'est qu'au début de 1936 que nous avons appris l'existence du Brith Hanoar Hamizra'hi de Strasbourg et que nous avons pris contact avec lui. Leur programme ressemblait beaucoup au nôtre : il était composé, lui aussi, de si'hoth, de chants et de cours, sans oublier les excursions. Nous avons commencé par entretenir une correspondance régulière, plusieurs mois durant. Peu à peu, le besoin s'est fait sentir d'un véritable face-à-face, qui nous permettrait de mieux nous connaître et de travailler en commun.
Une rencontre fut donc organisée à Saverne (à mi-chemin entre Metz et Strasbourg), les 31 mai et 1er juin 1936. Elle réunissait une trentaine de jeunes du snif de Strasbourg, une vingtaine du groupe de Metz, sans compter 4 ou 5 'havérim de la hakhchara, et une "invitée spéciale" de Suisse : Mélita Gumperts, responsable (merakezeth) du Brith Hanoar Hamizra'hi de Bâle. Le programme prévoyait à la fois des cours, des exposésidéologiques ou pédagogiques, et des débats – le tout entremêlé de chants, de danses et de jeux. Les deux inspirateurs de cette réunion, Moché Scheinbach (Youval) pour le groupe de Strasbourg, et Paul Roitman pour celui de Metz, avaient alors respectivement 17 et 16 ans.

P. R. : Nous avions voulu profiter d'un court congé scolaire, au début juin, pour passer deux jours ensemble à Saverne. Le groupe des Messins prit le train pour Luxembourg, et de là poursuivit par le "petit train" jusqu'à Phalsbourg. A la gare, un petit noyau de Strasbourgeois les attendait, qui leur avait réservé une surprise : ils avaient décidé en effet de prendre les voyageurs à pied – "en excursion" disaient-ils – jusqu'à Saverne.
Les Messins n'étaient pas très sportifs, encore bien provinciaux et bien novices dans le "métier". Ils avaient débarqué avec leurs petites valises, tandis que les Strasbourgeois portaient fièrement leurs sacs à dos. Il fallut pourtant se mettre en route, bagages à la main ! La petite troupe finit par arriver vaille que vaille jusqu'à Saverne, et dut marcher encore près de deux kilomètres avant d'atteindre le campement proprement dit, où deux grandes tentes étaient dressées…
De façon générale, le snif de Strasbourg avait un caractère beaucoup plus 'haloutzique que le nôtre : il n'était que de comparer les cols ouverts des Strasbourgeois aux cous encravatés des Messins ! Pour tout ce qui relevait des activités de plein air, les Alsaciens l'emportaient nettement. Ils avaient fait un peu de scoutisme, et s'adaptaient plus facilement à la vie en collectivité. Sur le plan des études, par contre, la situation se renversait : les Messins allaient tous au lycée, alors que le cas était beaucoup plus rare chez les jeunes de Strasbourg. Quant au niveau d'instruction religieuse des uns et des autres, il était à peu près équivalent.

La rencontre de Saverne nous permit de faire plus ample connaissance avec les 'havérim de Strasbourg et surtout avec les "grands" de la hakhchara. Ce fut aussi notre première rencontre avec Mélita Gumperts, notre aînée de quelques années, qui dirigeait le Brith Hanoar de Bâle. Elle nous fit une profonde impression et je me souviens du brillant exposé, truffé de citations midrachiques et bibliques, qu'elle consacra dès la première journée à l'idéal du Mouvement.
Pour le repas, on s'installa en un grand cercle sur l'herbe. Chacun se mit à sortir ses provisions, mais bien vite on décida de mettre en commun tous les fruits pour faire "comme au kibboutz". A l'époque, il n'y avait pas encore de filles au snif de Metz, et les garçons se sentaient intimidés par la mixité du groupe de Strasbourg. Les Messins se tinrent d'abord à l'écart, regroupés dans leur coin ; puis ils finirent par se mêler aux autres.
Le soir, nouveau problème : une bonne partie des 'havérim n'était pas habituée à dormir sous la tente, et ne voulait pas entendre parler de cette éventualité. Il fallut chercher des granges chez les paysans des environs. Une équipe, dirigée par un 'haver de la hakhchara et munie de lampes de poche (le village n'étant pas éclairé la nuit), se mit en quête de gîtes. Elle finit par trouver des places pour tout le monde. Le lendemain matin, ce fut notre premier lever du soleil. Nous étions tous là pour assister à ce merveilleux spectacle. Les 'havérim se sentaient heureux et détendus, gagnés par l'atmosphère de cette magnifique journée. Si bien qu'après la prière, et une excursion dans la montagne, la glace était définitivement brisée. Le mifkad de clôture fut particulièrement émouvant, avec une Hatikva entonnée en choeur par tous les 'havérim, après l'hymne du Mouvement que les Strasbourgeois chantaient et que nous, les Messins, venions d'apprendre. Entre les dirigeants, un courant de sympathie et d'amitié s'était établi : ils décidèrent de s'écrire toutes les semaines et de se tenir informés des événements marquants dans chaque snif.


Visite des Strasbourgeois à Metz, 1936. Assis au premier rang, au centre : Moché Scheinbach.
Au 2ème rang à l'extrême droite : Paul Roitman. On reconnaît également Bernard Spiegelman,
Henri Geiger, Maurice Hausner, Jacques Feuerstein, Jules Horowitz

La peguicha (rencontre) eut pour conséquence immédiate de resserrer les liens entre les deux snifim et de conduire à des projets communs. Quelques semaines plus tard, trois dirigeants strasbourgeois (dont Moché Scheinbach) venaient passer un Shabath à Metz. Puis ce fut le tour des Messins (deux madrikhim, dont P. Roitman) d'aller à Strasbourg. Afin de rendre la collaboration plus opérationnelle, les jeunes convinrent d'entretenir une correspondance régulière, à raison d'une lettre hebdomadaire de part et d'autre, qui comprendrait un compte-rendu succinct des activités ainsi qu'un bilan des résultats obtenus. Chaque snif resterait indépendant, et les activités communes devraient être votées séparément par chaque comité.

Sur le terrain, le snif de Strasbourg continua de s'étendre, pour atteindre un total de près de 70 'havérim (garçons et filles). Il s'imposa rapidement à la communauté locale comme l'un de ses meilleurs atouts. A Metz, par contre, les choses progressèrent plus lentement : le groupe avait bien augmenté en nombre,mais il ne comptait toujours que des garçons. Ce n'est que plus tard, en fin 36, qu'une première équipe de filles se constitua. Par la suite, une section "jeunes" devait s'ouvrir également, fondée sur un recrutement paritaire de garçons et de filles âgés d'au moins dix ans.

Cette réserve s'explique en partie par le milieu très orthodoxe dont les premiers 'havérim du groupe de Metz étaient tous issus. Membres pour la plupart de la synagogue Chomré Shabath, d'obédience 'hassidique, ils allaient au 'héder après les heures de lycée, ou recevaient à domicile des cours particuliers d'un melamed à l'ancienne. Dans leurs études laïques, ils n'avaient pas beaucoup l'occasion non plus d'entrer en contact avec des jeunes filles de leur âge, puisque les classes n'étaient pas mixtes. La gente féminine était donc tenue à l'écart de leurs habitudes culturelles et sociales.

P. R. : Après les rencontres entre Metz et Strasbourg, nous avons décidé de nous jeter à l'eau et de tenter l'expérience de la mixité. Nous avons fait appel aux soeurs des 'havérim, qui devaient à leur tour parler à leurs amies. La première réunion fut fixée chez une famille où l'on comptait beaucoup de filles. Je me rappelle une longue table : les garçons siégeaient à un bout, les filles à l'autre. Personne ne regardait personne. C'est moi qui devais expliquer aux futures 'havéroth le but de la réunion, et le sens général du Mouvement. Cela n'a pas été chose facile. J'étais gêné et je regardais obstinément le sol. Puis il y eut une question, puis une autre : les demoiselles semblaient intéressées. Finalement, une discussion s'est engagée, qui nous a permis de préciser notre position idéologique et d'oublier nos angoisses. Tout le monde s'est mis à parler avec tout le monde. A la fin de la réunion, les filles présentes se déclarèrent toutes prêtes à adhérer au Brith Hanoar ; certaines même se portèrent volontaires pour s'occuper des plus jeunes, permettant ainsi l'ouverture d'un groupe des petits.
Sur ces bases nouvelles, le snif de Metz se réorganisa et lança un vaste programme d'éducation sioniste et religieuse qui comportait, entre autres, des cours de pensée juive. Ceux-ci furent dispensés dès le début 1937 par le Dr Silber, un médecin de la communauté, qui marqua certainement de son empreinte le Brith Hanoar Hamizra'hi de Metz. Les aînés se réunissaient chez lui, une fois par semaine, pour un cours de Tanakh qu'il émaillait de commentaires philosophiques. Après son mariage, sur l'initiative de sa femme Carmen, un cours parallèle s'ouvrit pour les filles.
P. R. : Dès la première année de notre existence, le Mizra'hi avait organisé à notre intention un cours de Tanakh dispensé par le 'hazan de la grande synagogue, M. Binn. Cependant, ce cours ne fut pas très suivi, et s'interrompit tout naturellement à la fin de l'année. Sollicité par l'un de nos camarades, le Dr Jonas Silber accepta de reprendre l'idée, et de nous recevoir chez lui pour ce qui devait devenir un cours de pensée juive. Nous fûmes cette fois très assidus, flattés que cet homme si savant fût prêt à nous consacrer de son temps. C'était un excellent pédagogue, qui savait répondre aux questions difficiles que nous nous posions sur le plan religieux. Chaque semaine, nous attendions avec impatience la soirée du mercredi, jour fixé pour la rencontre. Il nous fournissait les arguments qui nous faisaient défaut dans nosdiscussions avec les non-religieux, et il nous aidait à clarifier nos propres positions. C'est lui aussi qui nous poussa à organiser dans son appartement, place de l'Esplanade, un mynian de jeunes le Shabath matin. Ceux d'entre nous en effet qui allaient au lycée (de la seconde à la terminale) devaient faire acte de présence le Shabath, et il leur était par conséquent impossible de suivre l'office régulier. Nous imaginâmes alors de nous retrouver chez le Dr Silber avant la classe. C'est ainsi qu'à partir de Pessa'h, un mynian se réunit chaque Shabath dès 6 h 30 : c'était très tôt pour de jeunes français, mais nous arrivions tous à l'heure. Chacun était chalia'h tzibour à tour de rôle, et le Dr Silber assurait la lecture de la Torah dans son propre Sefer, en baal koré chevronné. Ces manifestations régulières contribuèrent grandement à renforcer nos convictions religieuses et à former notre conscience communautaire.


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