L'AN PROCHAIN A JÉRUSALEM
SERMON
Prononcé à la Synagogue de Saint- Etienne.
le 1er jour de Pâque 5646 (20 avril 1886)


 
Laschanah habaah birouschalaïm
                      "L'année prochaine à Jérusalem!"
 
MES FRÈRES,
Tous les ans, à pareille époque, ce cri d'espérance s'échappe de nos coeurs. Malgré le long espace de temps qui nous sépare de la perte de Jérusalem, nous conservons l'espoir de rentrer en possession de notre patrimoine, de voir la Majesté divine résider de nouveau au milieu de la Ville sainte. Le souvenir de Jérusalem est gravé dans le coeur de tout pieux israélite ; ce souvenirne le quitte ni dans ses joies, ni dans ses afflictions : chaque jour, il supplie Dieu de reconstruire le temple de Sion et de relever Jérusalem de ses ruines, et il répète avec les exilés, pleurant aux bords des fleuves de Babylone : Im eschkachech Yerouschalaïm tischkach yemini tidbak leschoni lechihi im Io ezkerechi im Io aaleh eth Yerouschalaïm al rosch simchathi : "Si je t'oublie, Jérusalem, que ma droite s'oublie elle-même ; que ma langue s'attache à mon palais, si je ne me souviens pas de toi ; si dans chacune de mes joies je ne t'accorde pas une larme !" (Psaume 137:5-6).

Cet amour de Jérusalem, la persistance avec laquelle nous appelons de nos vœux la restauration du trône de David et le retour des splendeurs de Sion nous ont été souvent reprochés comme une marque d'indifférence ou d'infidélité envers la patrie où nous sommes nés. Notre vraie patrie, dit-on, n'est pas le pays dans lequel nous vivons ; nous ne nous considérons pas comme les concitoyens, comme les frères de ceux qui respirent le même air, qui habitent le même sol que nous : nos frères, nos concitoyens, ce sont les juifs répandus sur toute la surface du globe ; notre patrie, c'est la Palestine, le pays de nos ancêtres où nous espérons retourner un jour.

Voyons, mes frères, si ce reproche est fondé, et examinons ce qu'il faut entendre par notre amour de la Terre sainte.

Avant d'aborder ce sujet, je me suis demandé s'il n'est pas superflu de prouver dans une synagogue française que les israélites aiment leur pays d'un amour aussi ardent que tous leurs concitoyens. J'étais tenté de laisser en dehors de la discussion les israélites français, pour ne m'occuper que de nos coreligionnaires des autres nations.

Mais, depuis quelque temps, les détracteurs du judaïsme ont trouvé des adeptes en France ; dans ce pays, où nos rares ennemis mêmes n'avaient jamais mis en doute notre patriotisme, il s'est rencontré des hommes qui, guidés, les uns par la jalousie, les autres par le fanatisme, ont copié servilement les assertions des antisémites de la Hongrie, de l'Allemagne, de la Roumanie et nous ont contesté le titre de Français pour ne nous laisser que le titre de sémites, de citoyens de la Palestine ou de cosmopolites n'appartenant à aucune nation et n'étant attachés à aucun pays.

Votre esprit se révolte, mes frères, à l'idée que l'on puisse avoir une telle opinion de vous. Et lors même que le nombre de nos accusateurs soit très restreint dans notre pays, vous êtes étonnés et indignés de voir qu'il se trouve encore des hommes en France qui osent faire une distinction entre les israélites et les adhérents des autres cultes. Y a-t-il un seul parmi nous qui ne soit prêt à donner son sang pour le relèvement de la patrie, de notre chère France ? Vous vous rappelez le chagrin qui s'est emparé de votre âme, lorsque la France, malgré des prodiges de valeur, a succombé sous le nombre et a dû abandonner à l'ennemi les cieux plus beaux fleurons de sa couronne, nos provinces si françaises de l'Alsace et de la Lorraine. Quel est celui d'entre nous dont le coeur ne saigne de douleur au souvenir des désastres que nous avons subis dans la dernière guerre ? Les israélites ont combattu avec vaillance pour sauver l'honneur de leur pays, et plus d'un parmi vous porte encore le deuil d'un enfant, d'un frère ou d'un parent tombés sur le champ de bataille.

Notre pays, à force de labeur et de patriotisme, est parvenu à panser ses plaies et à reprendre au milieu des nations le rang qui lui convient. Quel est l'israélite français dont le coeur ne tressaille de bonheur, quand il apprend que notre drapeau se couvre de gloire dans une terre éloignée ? Quel est l'israélite français qui, il y a quelques mois, n'ait suivi avec anxiété la marche de nos régiments dans le Tonquin ou de nos vaisseaux dans la mer de Chine ; quel est celui qui n'ait pas été fier de l'élan de nos soldats et de nos marins ne reculant devant aucune fatigue et luttant avec ardeur pour la cause de la civilisation et pour la grandeur de la France ? Parmi les soldats qui ont arrosé de leur sang la terre étrangère pour y planter le drapeau français, vous trouverez bien des noms d'israélites, originaires des provinces annexées, et qui ont montré, en s'enrôlant dans nos régiments appelés à combattre, combien l'amour de la France est vivement enraciné dans leur coeur.

Et comment n'aimerions-nous pas la France ? C'est la France, la première, qui a décrété qu'elle ne connaissait point les distinctions de culte, qui a considéré les israélites comme ses enfants, au même titre que tous les autres Français. Si dans la plupart des pays civilisés de l'Europe les israélites jouissent aujourd'hui des droits politiques, c'est à la France, c'est aux principes de la Révolution française qu'ils doivent ce résultat.

La reconnaissance seule nous ferait un devoir d'aimer et de servir notre pays. Mais le sentiment du patriotisme n'a pas besoin, pour s'éveiller, d'être amené par le souvenir des services rendus ou par l'espoir d'un bienfait quelconque. Ce n'est pas seulement en France, ce pays d'égalité, que les israélites sont animés d'une affection inébranlable pour leur patrie ; même dans les pays où ils sont encore exclus des droits communs à tous les citoyens, même dans les contrées qui leur sont hostiles, les israélites se distinguent par leur patriotisme.

En Allemagne, les israélites sont fiers des succès de leur pays et du rang éminent qu'occupe leur patrie dans le monde. Pendant la guerre franco-allemande, ce sont les israélites allemands qui ont chanté le plus haut la gloire de l'Allemagne, et, oubliant ce que le judaïsme doit à la France, mettant la patrie au-dessus de la religion, ils n'ont vu dans la France que l'adversaire de leur pays et dans leurs coreligionnaires français que des ennemis de leur nation. Ne sont-ils pas allés jusqu'à vouloir se séparer de l'Alliance israélite universelle, uniquement parce que cette oeuvre est née en France et qu'elle a son siège à Paris ? Ainsi pour eux les liens de la patrie sont plus sacrés que ceux de la religion, ou plutôt l'intérêt religieux et la communauté de croyance s'effacent entièrement devant l'amour de la patrie. Est-ce par reconnaissance que les israélites de l'Allemagne sont si attachés à leur pays ? Non, ils aiment leur patrie quoique celle-ci se montre souvent injuste à leur égard ; ils oublient les défauts de leur mère pour ne se rappeler que les devoirs qu'ils ont contractés envers elle. Ils oublient qu'ils ne peuvent pas aspirer aux grades supérieurs dans l'armée; ils oublient que les cris de guerre contre le judaïsme sont sortis de l'Allemagne ; ils oublient que l'antisémitisme, cette erreur monstrueuse de notre époque, a pris naissance à Berlin, où il compte parmi ses apôtres les membres les plus influents du clergé, de la magistrature et de l'enseignement ; ils oublient toutes les injures dont ils sont abreuvés, et ils aiment l'Allemagne au-dessus de tout, et ils se réjouissent de sa prospérité et ils souffrent de ses revers.

Nous pouvons passer en revue tous les pays, et partout nous trouverons les israélites parmi les patriotes les plus zélés. Même quand leur patrie n'éprouve pour eux aucun sentiment d'affection, même quand elle est pour eux une cruelle marâtre, qu'elle les traite en parias, qu'elle les accable de persécutions, ils ne peuvent arracher de leur coeur l'amour de leur pays, ils ne parviennent point à devenir indifférents à son sort : et les israélites de la Roumanie ont combattu pour l'indépendance de leur patrie, ils ne lui ont marchandé ni leur fortune ni leur sang, quoiqu'ils n'aient jamais eu qu'à se plaindre de l'iniquité et de la haine de leurs concitoyens. Fidèles à la recommandation du prophète, ils travaillent au bien-être de leur pays, qui les considère comme des étrangers : Vedirschou elh schelom haïr asher higlethi ethchem schamah vehilhpalelou baadah el Adonaï (Jérémie 29:7 ). La dernière partie de la parole du prophète ne peut leur être appliquée : Ki bischlomah yihyeh lachem schalom ( Ibid.), "le bien-être de votre pays contribuera à votre propre bien-être" ; ils concourent à la prospérité de leur patrie, et ils en sont récompensés par la malveillance et l'oppression ; ils sèment et on leur défend de prendre part à la moisson ; on promulgue des lois contre eux ; on leur refuse même le droit d'acquérir des terres et de se livrer au commerce. Ne serait-il pas naturel, devant un pareil procédé, que les israélites roumains devinssent des ennemis de leur pays ? La logique le voudrait peut-être ainsi ; mais la réalité dément les conclusions de la logique : les israélites de la Roumanie ne le cèdent en patriotisme à qui que ce soit de leurs concitoyens.

Arrivés à ce premier terme de notre sujet, une objection se présente à notre esprit, objection formulée par nos adversaires et à laquelle il faut maintenant répondre. Si nous aimons réellement notre patrie, comment se fait-il que nous ayons constamment les yeux tournés vers Jérusalem, que nous priions journellement Dieu de restaurer la dynastie de David, de rendre à la Palestine son ancien éclat, son ancienne gloire ? Comment concilier l'amour de Jérusalem avec l'amour de notre pays ? Est–il possible d'unir dans une même affection deux patries ? Je me hâte de répondre que je ne crois pas que l'on puisse aimer d'un amour égal deux pays : l'homme ne peut avoir qu'une patrie, comme il ne saurait avoir qu'une mère, qu'un père. Aussi n'avons-nous jamais mis au même rang notre attachement pour notre pays et notre attachement pour Jérusalem. Vous ne trouverez pas un seul israélite en France qui soit disposé à échanger son titre de citoyen français contre celui de citoyen de la Palestine, dût-elle même être régie par un prince de la race de David.

Nous aimons Jérusalem pour les souvenirs qu'elle nous rappelle; nous aimons la Terre sainte, parce que c'est là qu'ont vécu et souffert nos ancêtres, parce que c'est là qu'a fleuri notre religion, cette religion que nous avons conservée intacte et que nous espérons voir adoptée un jour par l'humanité. Nous aimons Jérusalem comme le symbole de notre foi, et si nous en souhaitons le relèvement, ce n'est pas pour y retourner, pour en faire notre patrie, mais pour voir le monothéisme, la religion du Sinaï, établie solidement dans l'antique Sion et briller de là, comme un phare lumineux, sur toutes les nations de la terre, unies dans une même croyance et dans un même amour. N'est-ce pas là ce que prédit le prophète ? Vehayah beacharith hayamim nachon yihyeh har beth Adonaï berosch heharim venisa migebaoth vehalchou elav kol hagoyim vehalchou amim rabim veamrou lechou venaaleh el har Adonaï el beth Elohei Yaakob veyorenou midrachav venelchah beorchothav ki mitzion tetze Thorah oudebar Adonaï mirouschalaïm : "Dans l'avenir, la colline sur laquelle sera bâtie la maison de l'Eternel s'élèvera au-dessus de de toutes les montagnes, et tous les peuples afflueront vers elle. Les nations se réuniront et se diront les unes aux autres : Allons sur la montagne de l'Eternel, vers la maison du Dieu de Jacob ; qu'il nous enseigne ses voies ; nous voulons marcher dans ses sentiers ; car la doctrine sort deSion et la parole de l'Eternel vient de Jérusalem !" (Isaïe, 2:2-3).

Ainsi, nous ne désirons pas que Jérusalem nous appartienne comme dans le passé, mais qu'elle devienne la capitale religieuse de tous les peuples, de toutes les races, du monde entier. Ce sentiment que nous éprouvons pour Jérusalem, peut-il être comparé au patriotisme ? L'amour de la patrie est exclusif, égoïste, et nous nourrissons l'espoir que toutes les nations viennent revendiquer leur part dans les bienfaits de la Terre sainte, que Jérusalem soit un domaine neutre, appartenant de droit à tous les hommes. Nous ne rêvons pas l'établissement à Jérusalem d'un royaume juif ; le rejeton de David que les prophètes promettent et que nous attendons ne sera pas un roi gouvernant les israélites, mais un prince qui étendra sur tous les peuples son empire essentiellement spirituel et religieux, un arbitre dont l'autorité sera reconnue par toutes les régions de la terre et qui, par sa sagesse et grâce au triomphe de la vérité, fera cesser les discordes et mettra fin aux haines et aux guerres : veschaphat ben hagoyïm vehochiach leamim rabim vechitethou charbothain leïtim vachanithothehein lemazmeroth lo yisa goy el goy chereb veto yilmedou od milchamah : "Il sera le juge des nations, il décidera les différends des peuples ; les glaives seront changés en socs de charrue, et les hallebardes en serpes ; une nation ne lèvera plus l'épée contre l'autre, et l'on ne s'exercera plus au métier de la guerre" (Isaïe 2:1).

L'amour de Jérusalem se confond donc pour nous avec l'amour de l'humanité, avec l'espoir de l'avènement du Messie, c'est-à-dire de l'ère de la concorde universelle. Y a-t-il dans ce sentiment quelque chose qui soit incompatible avec notre amour de la patrie? Et ne peut-on pas être un excellent Français, un bon Allemand, un Anglais patriote, tout en rêvant pour le monde une ère de vérité et de fraternité? Est-ce être infidèle à son pays que de souhaiter que chaque nation vive en paix, jouissant tranquillement du fruit de son travail et n'ayant plus à craindre d'être décimée par les guerres et les révolutions ? Est-ce faire preuve de manque de patriotisme que de souhaiter ardemment que l'erreur fasse place à la vérité, que les derniers vestiges de l'idolàtrie disparaissent devant le monothéisme, que Dieu soit. reconnu roi de toute la terre ?

Nous ne consentirons jamais à renoncer à notre qualité de Français, pas plus que les israélites des autres pays ne voudront aban­donner leur patrie. Il y a, du reste, impossibilité matérielle à rendre la Palestine aux juifs, car ce pays, qui n'est pas plus grand qu'une de nos provinces, ne pourrait pas contenir la moitié des israélites qui existent à cette heure. Mais pourquoi m'arrêter à de pareils arguments ? Il n'entre dans l'esprit d'aucun de nous de croire à la résurrection d'une patrie israélite ; cette idée n'a pu naître que dans le cerveau de nos ennemis qui nous dénient le droit de citoyens, qui nous regardent comme des étrangers et qui voudraient nous reléguer dans l'antique royaume de Sion.

Vous pouvez, mes frères, sans que votre patriotisme ait lieu de s'en offusquer, continuer à prier Dieu de rebâtir Jérusalem, de relever le temple, de hâter l'arrivée du fils de David, du Messie auquel obéiront tous les peuples, velo yikhath amim - sans crainte des nations - (Genèse 49:10) ; vous pouvez en toute sécurité continuer à exprimer ces voeux, sans que l'on soit en droit de vous accuser de manquer de fidélité envers votre patrie. La Jérusalem que vous appelez de vos voeux ne pourra pas être la capitale d'un pays israélite, puisqu'il n'y a plus et qu'il n'y aura plus de peuple israélite, puisqu'il n'y aura plus, à l'heure de la reconstruction du temple sacré, de distinction de culte, mais que tous les peuples, malgré les limites géographiques et la différence de moeurs qui les sépareront, n'auront qu'une seule croyance, puisqu'il n'y aura plus de chrétiens, plus d'israélites, de mahométans ni de païens, mais des adoraeurs du Dieu unique, venant s'agenouiller dans le temple de Jérusalem, qui, la parole d'Isaïe nous en est garante, sera appelé la maison de prière de toutes les nations. Ki bethi beth tephilah yikarè lechol haamim - car ma maison sera appelée maison de prière pour tous les peuples - (Isaïe 56:7).

Veuille le Seigneur hâter le moment où les paroles des prophètes se réaliseront, où la vérité régnera sur le monde entier, où tous les peuples tourneront leurs regards vers Jérusalem et vers la maison de Dieu. Prions l'Eternel, mes frères, d'éclairer les nations et de mettre l'humanité en possession de la Ville sainte : Laschanah habaah birouschalen ! Amen !

Note de la rédaction :
Pour bien comprendre le sens de ce sermon, il nous a paru utile de le replacer dans son contexte. C'est en 1882 que le premier groupe de Bilouïm (la première alyah), composé de 14 personnes, émigre en Palestine le 6 juillet. Il sera rejoint par un second groupe en 1884. Lorsque le grand rabbin Schuhl prononce son sermon en 1886, l'idée de sionisme est donc encore étrangère aux communautés juives d'Europe occidentale. Rappelons aussi que c'est neuf ans plus tard que se déclenchera l'affaire Dreyfus. On peut donc considérer que ces paroles prononcées lors de la fête de Pâque sont l'écho d'un "âge d'or" du judaïsme français.


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