Amulettes judéo-alsaciennes
M. GINSBURGER
Extrait de l’Art populaire en France, Librairie Astra, Strasbourg, 1ère année, 1929


Une amulette est un objet auquel on attribue la vertu d'écarter les maléfices, les maladies, les accidents, etc. La croyance aux amulettes a existé de temps immémorial et, de nos jours même, elle n'a pas encore entièrement disparu. On la trouve dans tous les pays, chez tous les peuples et dans toutes les religions. C'est que, partout et de tout temps, les hommes ont été portés, plus ou moins, à se croire entourés de dangers réels ou imaginaires, de démons, de mauvais esprits, qui menaçaient leur vie et la vie de leurs femmes et de leurs enfants, leur santé et leurs biens.

Les femmes en couches et les enfants nouveau-nés surtout étaient censés d'être exposés au danger de mort par certains démons particulièrement méchants. Ainsi, on a trouvé des textes araméens provenant de la Babylonie et destinés à être récités contre le démon Gello (Gyllo ou Gyllu), nommé aussi Abyzu, qui, selon la croyance générale, tuait et mangeait les petits enfants (J-A. Montgomery, The Aramaic incantation texts from Nippur, No. 42).


Couteau pour protéger les femmes en couche contre les mauvais esprits.
Section juive du Musée Alsacien, Strasbourg- — Long. 43 cm.

Une croyance analogue paraît avoir existé, en Alsace, encore au temps de Jean Geiler de Kayersberg, puisqu'il parle de femmes, qui avaient l'habitude de "bénir" les femmes en couches avec une épée nue, pendant qu'une poule noire était attachée à un pied du lit, etc. (1).
Mais ce sont surtout les Juifs d'Alsace qui ont connu cette superstition et qui, la veille de la circoncision, pratiquaient des rites influencés, en grande partie, par l'idée de protéger la mère et l'enfant contre les démons. Je montrerai, ailleurs, l'origine et l'histoire de ces rites. Ici, je me contenterai de signaler aux lecteurs de ces Etudes quelques objets qui ont trait à ces rites et qui sont conservés à la Section juive du Musée Alsacien.

C'est d'abord, une espèce de couteau ou de glaive qu'on appelle Krasmesser, c'est-à-dire Kreismesser, couteau pour décrire des cercles autour de la femme en couches, afin de la protéger contre les mauvais esprits et les sorcières. On y voit dix-huit cercles, dix-huit, parce que le terme hébreu, qui signifie vivant ou vie, a la valeur numérique de dix-huit, et une inscription hébraïque, empruntée à Exode 22:17 : "Tu ne laisseras pas en vie une sorcière".

Tableaux destinés à préserver l'accouchée des mauvais esprits. Peints sur papier.
Section juive du Musée Alsacien, Strasbourg. — 26:21 cm.
 

Puis, ce sont deux tableaux, Scheimostafeln, tableaux portant des noms divins, que l'on suspendait dans la chambre de l'accouchée, également pour écarter les mauvais esprits. Nous y voyons, au milieu, des feuillages et des animaux, un lion et des oiseaux, en haut et en bas des textes hébreux. Le premier de ces textes est le Psaume 121 suivi de trois mots qui signifient : "Tout-Puissant, déchire le Satan". En bas on lit : "Adam et Eve, Abraham et Sara, Isaac et Rébécca, Jacob et Léa, Lilith et toute son armée dehors ! Sini et Sinsini et Smangalof. Tu ne laisseras pas en vie une sorcière (Trois fois)".

Dans ces textes, il n'y a que les noms de Lilith, Sini, Sinsini et Smangalof, qui ont besoin d'une explication. Le nom de Lilith est déjà mentionné dans Isaïe 34:14, où il désigne, sans doute, le démon, connu sous le même nom, aussi chez les Assyriens. Les traducteurs arabes rendent Lilith, dans Isaïe 34:14, par Ghul, de sorte qu'il est probable que Lilith est identique avec le fameux démon Gello (Gyllo ou Gyllu) des Araméens qui était censé, comme nous l'avons vu, tuer et de manger des petits enfants. Les Juifs ont brodé toute une série de légendes autour du nom de Lilith. Elle était, disent-ils, la première femme d'Adam, enfanta des géants et des démons et obtint la faculté de tuer les enfants engendrés dans le péché. Pour la rendre inoffensive les cabalistes ont prescrit de suspendre des amulettes dans la chambre de l'accouchée. (V. Jewish Encyclopedia, s. v.)

Plus difficiles à expliquer sont les noms Sini, Sinsini et Smangalof, qu'on trouve régulièrement sur les amulettes de ce genre. M. Gaster, ancien grand rabbin de la Communauté israélite du rite portugais à Londres, a publié un travail intéressant, dans FolkLore, XI (1900), 129 et suiv., sur des manuscrits roumains du 18ème siècle, où l'on trouve des renseignements utiles pour la compréhension de toutes ces croyances superstitieuses.
Il y est question d'un saint nommé Sisoé, auteur d'une prière pour les enfants menacés d'être tués par le diable. Ce saint Sisoé avait fait des guerres heureuses, dans le pays des Arabes, avec ses deux compagnons Sidor er Fidor. ll avait une sœur du nom de Meletia. Elle avait eu cinq enfants tués par le diable. Le sixième est sauvé par Sisoé, qui fait promettre au diable de ne plus tuer les enfants, dès qu'il verra le nom de Sisoé.

Un texte analogue, suivant lequel le diable vole seulement les enfants, sans les tuer, est publié, en grec, dans Leo Allatius, De templis Graecorum, 1645 (2). Le démon y est nommé Gelu ou Geloo. Il porte, en outre, les noms de Morrha, Byza, Marmaro, Betasia, Belagia, Bordona, Apleto, Chomodescaena, Anabardalea, Psychoanaspastria, Paedopnictria, Strigla. On invoque contre lui les saints : Sisynios et Syniclores. Dans la seconde version grecque, Melitena a deux frères: Sisynnios et Sisynodoros


Il me paraît hors de doute que cette tradition roumaine chrétienne est dérivée d'une tradition juive, qui est déjà citée dans l'ouvrage cabalistique Séfer Raziël (10ème siècle) et qui remonte probablement encore à une plus haute antiquité. D'après cette tradition, il y a trois anges, dont la vue peut chasser le démon qui tue les enfants, ils s'appellent Snoi, Snsnoi, Smglf. Ces mêmes noms se trouvent dans un manuscrit du British Museum du 12ème siècle, qui contient des textes cabalistiques et des amulettes. Sisoc, Sisynios et Synidores sont donc de simples variantes de Snoi (Sini), Snsnoi (Sinsini), Smglf (Smangalof), mais aucune explication plausible de ces noms n'a été trouvée jusqu'à présent. Ils sont, sans doute, d'origine hellénistique.

Notes

  1. 1: Voir : Zur Geschichte des Volks-Aberglaubens im Anfange des XVI. Jahrhunderts. Aus der Emeis von Joh. Geiler von Kaisersberg, herausgegeben von August Stöber, 2. Ausg., Base!, 1875, p. 43.
  2. Pages 126-129, 133-135 cf. aussi E. Legrand, Bibliothèque grecque vulgaire, IIParis, 1881, p.18.


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