Le Rabbin Lazard LIBERMANN (suite et fin)

Signature de L. Samson (1807)
LA FAMILLE.-     L. SAMSON rentrait à Saverne avec la certitude d'être bientôt titularisé Rabbin. L'Empereur en effet avait décidé que les Rabbins, au lieu d'être des magistrats, des juges, seraient assimilés aux pasteurs protestants, et seraient donc les ministres du Culte juif, mais sans traitement de l'Etat.

Le voyageur arrivait chez lui au bon moment : sa femme Hindel en effet mit au monde le 31 mars un nouveau bébé, une fille, qui fut appelée Esther, comme grand'mère Samson (veuve d'Israël David). La Pâque juive se célébrant le 23 avril, le rabbin put organiser une belle réunion de famille, groupant autour de sa table sa belle-mère, Petite Sara (91 ans), sa mère (90 ans), sa soeur Sara Samson (59 ans) et ses six garçons.

Est-ce à cette occasion qu'il fut décidé que l'aîné, Samson SAMSON, un fort gaillard de 17 ans, partirait dès que possible à Lublin en Pologne? C'est vraisemblable. Il en reviendrait, disait-il, avec une longue et épaisse barbe de rabbin. Encore est-il qu'il fallait attendre la fin de la guerre. La Paix fut signée à Tilsitt au début de juillet 1807, mais Napoléon interdit de donner des passeports aux moins de vingt ans.
Cette fête est la dernière où nous trouvons toute la famille rassemblée. Sara Lévy, veuve de Jacob, mourut chez son gendre le 30 septembre, et Libermann, à la mairie, déclara qu' il exerçait la profession de Rabbin, comme il l'avait fait à la naissance d'Esther. Sa mère, Esther David, mourut le 25 janvier 1808. La mort allait d'ailleurs continuer à frapper cette méritante famille, dont tous les membres menaient une vie exemplaire.

LA CRISE FINANCIERE.-     Le 17 mars 1808, Napoléon prend une mesure draconienne pour empêcher les Juifs de nuire en Alsace par leurs prêts usuraires. Mais au lieu de suivre le conseil des Notables Israélites, qui demandent le bannissement d'une trentaine de "brigands" qui ruinent le pays, il bloque pour dix ans toutes les créances des Juifs sur les chrétiens. Les "exploiteurs" ont su se mettre à l'abri et c'est tout le petit peuple juif qui est victime, celui qui prête à la petite semaine sur petits gages, qui est ruiné. Ce petit peuple, nous le trouvons surtout parmi les fidèles pratiquants. Comme c'est lui qui fait vivre les rabbins, les chantres et les instituteurs, et non les "gros nantis", c'est la misère en perspective pour les Libermann et autres. Il faut contracter de nouvelles dettes pour vivre.

CHANGEMENT DES NOMS de FAMILLE ET DES PRENOMS.-     Nouveau Décret le 20 Juillet 1808, qui met les Communautés israélites en effervescence : au lieu de s'appeler par exemple Eliézer, dit Libermann, fils de Samson, fils de David, tous, hommes, femmes, enfants, doivent au plus tôt prendre un nom de famille stable, définitif, comme les chrétiens. De même pour le prénom. C'est l'émoi général, les familles se consultant pour savoir quel nom adopter.
Le Rabbin, qui se débat, depuis deux ans, pour être appelé SAMSON (tous ses enfants d'ailleurs portent ce nom de famille, mis d'office par l'employé de l'Etat-Civil), décide de s'appeler LIBERMAN et de prendre comme prénom celui de LAZARD. Toute la famille, celle de Sarre-Union (dont les huit enfants sont appelés David) et la Tante Sara, veuve de Raphaël David, adopte donc le patronyme de LIBERMANN. Esther, Samson, David, Hénoch, gardent leur prénom. Les autres (Falick, Jaequel, Sannel-Samuel) deviennent Félix, Jacob et Nathanaël.
Par contre, tous les ISRAEL DAVID renoncent au nom de Libermann, sous lequel ils sont connus à Saverne depuis soixante-dix ans et décident de s'appeler VEIL (anagramme de Levy), comme le chantre Raphaël. Toute la tribu des Isaac (demi-frères de Mme Libermann) devient la famille ULLMANN ; les frères Jacob de Strasbourg prennent le nom de HALLER ; ceux d'Ettendorf, celui de HELLER ; quant à l'épouse du Rabbin, elle s'appellera, au lieu de Hindel Jacob, Léa HALLER. Plus personne ne s'y reconnaissant dans cette métamorphose, qui intéressait alors pour la seule Alsace près de 30 000 individus, chacun continua à s'appeler comme autrefois : il fallut l'Etat-Civil et trente ans environ pour imposer pratiquement la réforme.
Les opérations demandèrent pour la seule ville de Saverne six jours pleins : il n'y avait pourtant pas 300 personnes à enregistrer. Elles ne se déroulèrent pas sans erreurs et c'est ainsi que le jeune Jacob Libermannfut rajeuni de deux ans et ne sut jamais son âge. Elles démontrent que fort peu étaient capables de signer en français ; les femmes en général se contentèrent de faire une marque, ne sachant pas signer en Yiddish, même la femme et la soeur du Rabbin.

L'ancienne synagogue de Saverne (3ème maison à droite, l'habitation du Rabbin Libermann se trouvait à sa droite)
INSTALLATION DU RABBIN.-     Le 1er février 1809 meurt à Sarre-Union David Libermann, négociant, âgé de 64 ans. Le rabbin doit aider sa veuve, Louise Becker, à élever les sept filles mineures : la dernière a quatre ans et le fils, Samson Libermann, boucher rituel de cette Communauté, n'est pas en état encore de les secourir efficacement.
Le mardi 4 juillet 1809, enfin, le Rabbin Lazard Libermann est titularisé et installé officiellement à la Synagogue de Saverne. Il doit desservir les communes voisines, ce qui entraîne de fréquents déplacements et ses moyens ne lui permettent pas d'avoir une monture. Il prend sa charge très au sérieux, s'efforce de ramener ses coreligionnaires à la plus stricte observance. Il est savant, charitable, dévoué, mais implacable, suivant les dures méthodes de son Maître "Tête de Fer". Le vieux cordonnier, Salomon Libmann, l'apprit à ses dépens pour avoir commis une bagatelle un jour de shabath, il écopa d'un jeûne au pain sec et à l'eau un mois durant !... Ce n'était point ce qu'il fallait pour attirer les gens à la Synagogue.

MORT DE MADAME LIBERMANN.-     Le fils aîné passe le Conseil de Révision en 1809, à 19 ans : Napoléon a besoin d'hommes pour vaincre la Russie. Samson Libermann est réformé pour myopie et asthme. Il n'est plus question d'aller à Lublin : son père l'envoie à contre-coeur au grand rabbin de Mayence, qui le dégoûte du Talmud ; il renonce au Rabbinat. Livré à ses propres ressources, il gagne sa vie comme il peut et met les bouchées doubles pour apprendre latin, grec, français, allemand. Ses goûts le portent vers la médecine. Cette défection fut des plus sensibles au Rabbin Libermann.
Le lundi 4 juin 1810, Tante Sara meurt à Saverne, chez son frère, âgée de 62 ans. Le soin du ménage retombe tout entier sur Madame Libermann, qui semble ne s'être remise que difficilement de sa dernière grossesse. Elle mourut à 46 ans le 4 avril 1813, et son corps repose dans le vieux cimetière juif de Saverne. Les époux devaient fêter leurs noces d'argent au mois de novembre suivant.

Signature du Rabbin Lazare Libermann - 1813
Cette perte affecta profondément les jeunes garçons Jacob et Nathanaël, qui n'avaient que onze et huit ans ; Félix était déjà un homme majeur, un Fils de la Loi, lui qui allait sur ses quinze ans. Le rôle de Madame Libermann, un peu effacé par la très forte personnalité de son mari, était primordial dans la formation humaine de ses fils, qu'on lui confiait, avec les filles, jusqu'à treize ans révolus. Celle que dans les vieilles familles juives on appelle la "Reine du Foyer", sut leur faire goûter toute sa tendresse maternelle et jamais son cher "Jacquinot" n'aurait écrit plus tard aussi délicatement sur les relations entre l'enfant et sa mère, s'il n'avait pas goûté à la maison paternelle toute la douceur de cet amour.

REMARIAGE DU RABBIN.-     S. Libermann ne pouvait rester seul, en pleine guerre, où tout était si difficile, avec ses six enfants. Suivant la coutume du temps, il se remaria moins de trois mois après, le 21 juin 1813. Il avait 55 ans ; son choix se porta sur une veuve de 35 ans, Véronique Weyl, qui avait un garçon de dix ans et une fillette, Régine, du même âge qu'Esther. Elle était née à Westhoffen, où son père, Isaac SAMSON, était relieur ; pendant la Révolution, la famille était descendue à Obernai ; elle-même avait épousé en 1803 Moyse Weyl, négociant à Scherwiller, près Sélestat, un veuf. Ce mari était mort en 1809, la laissant dans une grande pauvreté. C'est son frère, successeur du relieur Samson, qui avait pris le garçon Lazard à sa charge à Obernai. Pour elle, avec Régine, elle avait trouvé asile chez des parents près de Lauterbourg. Israélite fervente, femme de tête et bonne ménagère, mûrie par l'épreuve, elle était digne de devenir l'épouse du Rabbin Libermann et la belle-mère des orphelins.

L'ANNEE TERRIBLE.-     La Grande Armée était en déroute ; les blessés et les malades affluaient vers Mayence, vers Strasbourg, vers Saverne. Le chantre, Samuel Veil, qui avait quitté l'horlogerie pour se faire boulanger avec son fils Léon, meurt le 24 octobre, laissant plusieurs enfants mineurs, que le rabbin prend en charge. Le typhus éclate à l'hôpital de Saverne, au Château des Rohan transformé en ambulance, ailleurs encore. En quelques mois, 240 militaires et 300 civils sont emportés par le fléau ; l'ancien Ghetto n'est pas épargné: Nephthali Cerf laisse 5 ou 6 orphelins ; la veuve de Samuel Veil meurt à son tour.
Pendant ce temps, l'ennemi est arrivé à Saverne depuis le début de janvier 1814, les Russes occupent la cité. Le coût de la vie monte en flèche ; seuls les gros marchands, qui trafiquent avec les troupes, dominent la situation.
La paix est signée à Paris le 30 mai ; peu à peu, l'ennemi repasse le Rhin et l'Alsace est délivrée. Madame Libermann, qui attend un bébé, fait venir à Saverne son petit Lazard, resté chez son oncle à Obernai. L'enfant, qui a douze ans, meurt chez le Rabbin le 25 novembre. La pauvre maman est si affectée que la présence de Jacob Libermann, qui lui rappelle son cher aîné, lui devient douloureuse. Une cassure se fait entre la belle-mère et son beau-fils, qui s'attachera dès lors de tout son coeur à son père.
D'ailleurs Jacob Libermann va être majeur en avril 1815. Devenu fils de la Loi, il vivra avec les hommes, comme les hommes, et prendra Nathanaël sous sa protection. Le 26 janvier 1815, Mme Libermann donne le jour à un garçon, que l'on appelle Isaac, comme son grand'père maternel (Isaac Samson, le relieur).
Les mauvais temps ne sont pas finis : la guerre reprend au début d'avril, avec les Cent Jours. Cette fois les Autrichiens vont occuper Saverne : ils y cantonneront quatre ans et Sara Libermann naîtra le 2 novembre 1816; c'est la dernière enfant du Rabbin.

LES FILS DU RABBIN LIBERMANN.-     Dès l'arrivée des malades et des blessés à Mayence, Simon l'aîné s'est engagé à l'hôpital militaire. La mortalité est effrayante on parle de 30 000 morts ; à la fin, on ne les enterre plus : on jette les corps dans le Rhin. Samson est indemne ; en ce temps-là, les galons se gagnaient vite, à la fin de l'épidémie, il est promu Officier de Santé.
Décidé à se faire médecin, il rentre en Alsace en 1816, où il devient interne à l'hôpital de Strasbourg, . Le 7 juin 1820, il soutiendra sa thèse sur les brûlures devant la Faculté et sera proclamé Docteur en Médecine Moderne. Réconcilié avec son père, il vient de temps en temps à Saverne : c'est un bel homme, mis avec recherche, qui fait l'admiration de ses jeunes frères, par sa tenue, par ses connaissances variées et par sa bonté. Malheureusement il a presque perdu la foi et ne fréquente guère la Synagogue de Strasbourg.
David est en Allemagne, où il finira par acquérir un certificat de Rabbin. Mais la joie paternelle sera de courte durée : David a appris le français en cachette, dans Voltaire. Il rentre en Alsace et devient agent d'affaires à Herrlisheim.
Hénoch n'aime pas le Talmud : il s'est fait tailleur, en Allemagne, et opte pour les Etats-Unis en 1818 : on ne le reverra jamais ; Félix est relieur, en Allemagne également, allant de ville en ville pour se perfectionner.


LA YESHIVA LIBERMANN.-     Le rabbin de Saverne était devenu l'un des meilleurs talmudistes d'Alsace ; on ne lui connaissait d'émule qu'en Luntteschuz de Westhoffen. Suivant la coutume du temps, il ouvrit chez lui, dès 1816, une Ecole préparatoire au Rabbinat. Jacob son fils naturellement en fit partie ; nous y voyons le jeune Salomon Ullmann, qui ne quitta Saverne avec son père pour Strasbourg qu'en 1818 ; un Netter, de Saverne ; Eliézer Libmann, le fils de Jonas le fripier, qui deviendra son gendre ; le plus célèbre fut Mayer Lazard, surnommé Brücken, qui fut professeur de Talmud et Directeur du Séminaire Rabbinique de Metz il enseigna dans la cité mosellane de 1821 à 1859 et se fit un nom dans toute la France.
Ces adolescents étaient traités par Madame Libermann comme les enfants de la famille. Le temps se passait en longues prières, trois fois par jour, à la synagogue ; le reste était consacré au Talmud. Lorsque le Rabbin allait visiter les communautés voisines, il emmenait ses disciples avec lui et continuait leur instruction, uniquement verbale alors. C'était l'occasion de longues marches, qui firent de Jacob un marcheur intrépide. Signalons toutefois que Libermann, en se faisant installer officiellement en 1809 par le Consistoire, a pris au moins implicitement l'obligation d'apprendre le français, qui sera obligatoire, dit le règlement, à partir de 1820. Le Rabbin s'y refuse, comme presque tous les autres et interdit aux siens de "laisser profaner" leur esprit, en cette "source impure". Il ne voit que trop bien quel désastre Voltaire et Rousseau ont causé dans l'âme de Samson et de David. Personne sous son toit ne violera la Sainte Règle établie par les Ancêtres, advienne que pourra !

MARIAGE DE SAMSON.-     Or son malheureux Samson est partisan de l'émancipation intellectuelle des Juifs. Dès juillet 1820, il est nommé médecin de la Communauté Juive de Strasbourg et environs, ce qui lui assure une bonne clientèle. Le Préfet le nomme d'office secrétaire de l'Ecole Mutuelle Juive, que le Consistoire du Bas-Rhin veut fonder : les enfants désormais apprendront le français, l'allemand, l'histoire, la géographie, comme ceux de Paris et de Metz. Cette initiative déplaît au Rabbin, qui ne veut, pour un enfant juif, que la connaissance de l'hébreu, du yiddish et du calcul.
Samson Libermann, sur ces entrefaites, annonce qu'il peut enfin réaliser ce qui est son rêve depuis longtemps il va épouser une juive de Mayence, Babette Maylert, une orpheline, la propre nièce du grand Rothschild. La jeune fille a vingt-six ans : elle est belle, elle est bonne, elle est riche ; les deux jeunes gens s'aiment et se connaissent depuis six ou sept ans. Le papa Libermann donne son consentement et le mariage se fait à Mayence le 18 mai 1821; les jeunes époux reviennent à Strasbourg, rue du Bouclier, leur domicile. La nouvelle mariée, élevée à la moderne, quoique à l'allemande, n'a pas plus la foi que son mari : ils en souffrent d'ailleurs, mais que faire?

François (Jacob) Libermann, Tableau de Theodore von der Beek, 1866
APOSTASIE DE SAMSON LIBERMANN.-     En 1822, Jacob Libermann a 20 ans. Aaron Worms, un vieillard, ami du rabbin, vient d'ouvrir à Metz une yéshiva, assisté de Brücken. Sur leurs instances, le Rabbin de Saverne leur confie comme la prunelle de ses yeux celui en qui il a mis toutes ses espérances, car Nathanaël lui, n'est bon qu'à faire un cordonnier. Les deux directeurs sont partisans farouches des antiques coutumes il peut leur faire confiance.
Mais Jacob, sur le conseil de Samson et de David, va en cachette à la Bibliothèque Municipale et apprend clandestinement l'allemand, le français, le latin, le grec même, aidé par un jeune chrétien, Titercher, qui prépare son baccalauréat. Comment pourra-t-il être rabbin en France, comme il le désire vivement, sans se moderniser ? Il lit Rousseau. A son tour, il perdra la foi, en 1825.
A cette date, un scandale éclate en Alsace : Samson Libermann et sa femme se font baptiser à Strasbourg le 15 mars 1825. Le docteur est nommé médecin cantonal à Geispolsheim et maire d'Illkirch ; les journaux en font état et signalent que le nouvel édile est catholique. L'émotion est profonde et va entraîner des conversions en chaîne, dont celle de Théodore Ratisbonne, qui le remplace à l'Ecole Mutuelle.
Le rabbin Libermann eut le coeur déchiré ; mais fidèle aux principes reçus de son maître "Tête de Fer", il n'eut pas un instant d'hésitation : les coupables sont excommuniés et maudits à la Synagogue de Saverne ; la famille prend le grand deuil pendant une semaine, vêtements déchirés, tous assis à terre à la maison. Jacob et ses frères comprennent la douleur paternelle, mais intérieurement refusent de rompre avec l'apostat. Tous éloignés de Saveme, ils continuent à correspondre secrètement avec lui.

LE DRAME DU RABBIN LIBERMANN.-     Dans le courant de 1826, ses fils Félix et Nathanaël, revenus au pays, lui font leurs adieux : l'air de l'Allemagne ne leur plaît pas ; ils préfèrent vivre à Paris, puisqu'ils sont citoyens français, quoique exempts du service militaire. Le père les laisse aller, en attirant leur attention sur les dangers d'une capitale qu'il ne connaît que trop, pour y avoir moisi pendant trois mois.
En septembre, par une chaleur torride, Jacob arrive de Metz à pied, demandant à les rejoindre. Le père, méfiant, lui fait sur le champ passer un examen redoutable l'élève talmudiste répond avec un brio extraordinaire, qui arrache des larmes d'admiration au vieil examinateur. La permission est accordée immédiatement : "Va à Paris et veille sur tes frères, mon Jacob ! ..."
De temps en temps, le rabbin reçoit des nouvelles de Paris : elles ne lui apprennent rien ; tout va bien... En mars 1828, un ami le renseigne : Félix et Nathanaël sont baptisés ; Jacob aussi et il est élève au Séminaire Saint-Sulpice, pour devenir prêtre. Par délicatesse, les trois frères avaient décidé de ne rien dire à Saverne, pour ne pas briser à nouveau le coeur de ce vieillard de 70 ans, qu'ils aimaient et vénéraient de toute leur âme. Un échange de lettres véhémentes entre le rabbin et Jacob, sommé de revenir à la Synagogue, n'apporta aucune solution. Il fallait agir.
Lazard Libermann estima qu'il était de son devoir absolu, comme chef spirituel de la Communauté Israélite, de jeter solennellement son anathème sur les trois perfides. Que n'a-t-il suivi le conseil d'un grand hassidi polonais qui, dans un cas semblable, s'écria : "Pourquoi les maudire? C'est le moment de les aimer davantage !..". Mais il était de l'autre école : impitoyable pour les autres, il se devait de l'être pour lui-même. Et l'on renouvela les tristes cérémonies.


Salomon Ullmann, grand rabbin de France

Isaac Libermann, grand-rabbin de Nancy
MARIAGE DE RÉGINE WEYL ET D'ESTHER LIBERMANN.    Ce drame familial avait porté un coup très dur au vieux rabbin : tous ses espoirs venaient de s'effondrer ; il ne lui restait plus que David, un très bon garçon, mais qui ne croyait plus ni à Dieu, ni à diable. C'était là tout le résultat de la formation rabbinique qu'il avait voulu leur donner et pour lequel il s'était sacrifié toute sa vie. Peut-être intérieurement se rendait-il compte que son obstination à refuser à ses chers enfants toute culture profane était à l'origine de ce désastre. Comme les choses auraient été différentes, s'il avait accepté de faire d'eux des Français à part entière, cultivés, capables de défendre leur foi mosaïque contre les sophismes du temps. Pratiquement il s'y était engagé au Grand Sanhédrîn ; mais d'entente avec les vieux rabbins, il avait estimé que ces décisions solennelles ne le liaient pas en conscience. II était un martyr de la résistance à l'intégration ; un des derniers partisans de la ségrégation séculaire, qui dressait un mur d'airain entre juifs et chrétiens. Les uns l'admiraient ; d'autres le blâmaient ; tous en avaient pitié.

Contrairement à ce que l'on aurait pu craindre, il ne fut point déshonoré, comme c'était souvent le cas en ces circonstances dans les familles des vieux Juifs orthodoxes. Il était pauvre ; il avait des dettes. Il put cependant marier sa belle-fille, Régine Weyl, qui avait 23 ans, à Léon Cerf, le chantre de Bouxwiller (41 ans), fils du rabbin de ce lieu. Ce fut le 22 décembre 1829 à Saverne. Le rabbin avait réussi à lui constituer une maigre dot de 600 francs.
Esther dut attendre le 11 février 1830 pour épouser Eliézer Libman, le fils du fripier Jonas, ancien élève talmudique de Saverne et de Metz, alors maître d'école à Zellwiller. Les parents du garçon refusèrent jusqu'au bout leur consentement. Il faisait un froid terrible et le rabbin dut aller en carriole jusqu'en cette commune située à une cinquantaine de kilomètres. Le mariage eut lieu à la mairie à huit heures du matin, mais le nouveau gendre refusa à son beau-père la satisfaction de donner la bénédiction rabbinique. Les frères de la mariée (Samson, David, Félix, Jacob et Nathanaël) avaient pris l'engagement de doter leur petite soeur.

LA REVOLUTION DE JUILLET 1830.-    Louis-Philippe a pris le pouvoir. Les Juifs interviennent près de lui et obtiennent que leurs rabbins soient salariés par l'État au même titre que les pasteurs protestants. Un recensement est ordonné ; il apparaît que Libermann a charge d'une Communauté de 600 Israélites, répartis entre Saverne et les communes voisines. La loi est préparée ; elle est votée le 8 février 1831 et le Gouvernement s'engage à entretenir les synagogues et à les reconstruire, s'il le faut. Enfin les Libermann vont sortir de la misère.

MORT DU RABBIN.-    Mais dans la nuit du 9 au 10 février 1831, Libermann se trouve très mal. Dès 7 heures et demie du matin, le notaire Klein est là, pour recevoir le testament du mourant qui a toute sa lucidité, mais qui ne parle qu'un allemand judéo-alsacien, avec un accent des plus prononcés. Enfin l'acte est signé par lui et les quatre témoins requis.

Signature du Rabbin sur son testament
le jour de sa mort
Le rabbin fait alors venir près de lui son dernier fils, Isaac, âgé de seize ans et qui désire entrer dans la banque. Il le supplie de lui succéder dans le rabbinat l'adolescent accepte et tiendra parole. A 5 heures du soir, le Rabbin Lazard Libermann était mort et tout le monde rendit hommage à sa piété, à sa science, à sa charité: C'était un JUSTE.
Isaac est devenu le Grand Rabbin de Nancy ; le neveu Salomon ULLMANN est mort Grand Rabbin de France. Son fils Jacob est maintenant le Vénérable François Libermann, le pionnier de l'évangélisation de l'Afrique Noire. Parmi les petits enfants de Lazard Libermann on compte des généraux, des missionnaires, des religieuses, des artistes de talent, qui tous ont fait honneur au nom choisi en 1808 par Eliézer SAMSON, pauvre enfant juif né à Saverne en 1758.


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