Le Rabbin Lazard LIBERMANN
Jean LETOURNEUR C. S. Sp.
Extrait du Bulletin trimestriel de la SOCIETE D'HISTOIRE ET D'ARCHEOLOGIE DE SAVERNE ET DES ENVIRONS, Cahier 49-50, 1965, avec l'aimable autorisation des Editeurs


Sur les vingt-quatre premières années du Vénérable Libermann de Saverne, on ne savait rien. Les meilleures biographies leur consacrent relativement peu de place et contiennent nombre d'erreurs. A force de recherches (sept ans déjà), ce passé est exhumé. - Nous retrouvons son père, le Rabbin de Saverne, depuis son mariage en 1788 jusqu'à sa mort en 1831. Grâce au contrat de mariage, nous remontons en arrière jusqu'au début du XVIIIe siècle. Toute sa famille ainsi que ses professeurs de Metz sont sortis de l'ombre et commencent à se dresser devant nous en chair et en os. Nous connaissons maintenant le milieu dans lequel a été formé le Vénérable Libermann, milieu familial, religieux, intellectuel, social.
Or ce milieu est très intéressant, parce qu'il montre l'évolution d'une famille qui n'est devenue française qu'en 1791. Nous pouvons dessiner un croquis de ce remarquable Israélite que fut "Lazar Liberman, Rabin" (sic).
On s'étonnera de ne voir indiquer en cet article aucune source, aucune référence : que le lecteur fasse crédit à l'auteur. Tous les faits, même les détails, seront justifiés dans l'ouvrage en préparation ; mais les références et les notes seraient plus importantes que l'article lui-même.
Il a fallu en effet prendre des milliers de fiches, dans les Bibliothèques et les Archives (Nationales, Départementales, Municipales, aux Synagogues, aux Evêchés, dans la famille). Beaucoup de documents sont détruits, hélas, mais l'essentiel est retrouvé.
Or les Juifs ne sont pas faciles à identifier avant 1809. Le rabbin par exemple s'appelle tantôt Eliézer, tantôt Lippmann, on Libman ou Libermann, Samson, Salomon, avant de devenir Lazar Liberman. L'indication de l'âge varie également d'un acte à l'autre : en décembre 1829, il déclare avoir 66 ans ; six semaines plus tard, on dit 61 un an après, à sa mort, les déclarants lui donnent 69 ans : or il en avait 74. Enfin, à l'Etat-civil, pendant longtemps, on se contenta de donner l'âge d'un défunt, sans parler de ses parents.
Ce travail préparatoire, qui ne fait qu'effleurer les problèmes essentiels, est donc incomplet. Il a seulement pour but de remercier tous les Alsaciens (israélites et chrétiens) qui ont bien voulu aider l'auteur, et spécialement ceux de Saverne, toujours heureux de se mettre à sa disposition.


ELIEZER SAMSON.-     "Et toi, petit garçon, dont le père s'appelle SAMSON et le grand'père DAVID, tu porteras en nos saintes Assemblées le nom d'ELIEZER, le fidèle serviteur d'Abraham." C'est en ces termes que, le jour de sa Circoncision, en l'année 1758, à Saverne en Alsace, notre futur Rabbin fut consacré au Seigneur, et désormais appelé Eliézer Samson David.
De David, son aïeul, nous ne savons rien ; nous sommes un peu mieux renseignés sur son père Samson, mais pas beaucoup. Cet homme avait épousé une fille de Marmoutier, ESTHER (Lévy ?), âgée, en 1744, de 26 ans. Le jeune ménage habitait à Lingolsheim, aux portes de Strasbourg, et c'est là que naquit, en 1745, David Samson, le fils aîné. Le père était probablement un colporteur, comme la plupart des juifs alsaciens d'alors, ce qui ne l'empêchait nullement d'être un théologien talmudiste éminent.
Nous retrouvons les Samson établis définitivement à Saverne dès 1747 : c'est là en effet que naît, en 1748, leur fillette Sara, qui épousera un jour Raphaël David, tombera veuve et mourra en 1810 chez le rabbin de Saverne. Eliézer avait donc dix ans de moins que sa soeur ; il y eut presque certainement entre eux d'autres enfants : nul ne sait ce qu'ils sont devenus.

Le Judenhof de Saverne
SAVERNE.-     Cette ville épiscopale était alors une résidence fort recherchée par les Israélites, mais l'accès en était des plus difficiles. Le recensement de 1751 ne donne que six familles juives (une trentaine de personnes) établies à demeure. Certes, il y en avait d'autres dans le bailliage, mais la cité défendait ses prérogatives et les 4000 catholiques ne voulaient dans leurs murs ni protestants ni juifs. Les exceptions étaient accordées au compte-gouttes et seulement à une élite, ayant fait ses preuves. Sans doute, les sectateurs de Moïse devaient-ils habiter le Ghetto, mais il était suffisamment vaste alors pour donner une habitation spacieuse. Exempts de porter la rouelle jaune, protégés contre les sévices et les insultes, ne devant payer qu'un tribut annuel raisonnable, alors que les chrétiens étaient taillables et corvéables à merci, les juifs de Saverne formaient unecommunauté dont les membres étaient étroitement unis, comme le sont les membres d'une famille. Lorsque les portes de la Cour des juifs étaient fermées, ils constituaient un Etat dans l'Etat, soumis seulement à leurs prévôts élus et au Rabbin de Mutzig, leur chef spirituel et temporel.
Le Judenhof de Saverne n'avait alors ni synagogue, ni école. On se réunissait dans une salle assez vaste, au bout de la rue des juifs, pour les prières et l'étude. Les enfants y apprenaient l'hébreu et le yiddish, sous le contrôle de leur père ; les amateurs de Talmud pouvaient s'en donner à cœur joie, le calendrier hébraïque imposant alors plus de 150 jours chômés par an.

LES LIBERMANN DE SAVERNE.-     Nous ne savons pas quand mourut le père du jeune Eliézer: peut-être vers 1760, quand l'enfant avait environ deux ans. Ce qui est certain, c'est que sa mère se remaria avec Israël, fils de David, dont l'aîné avait en 1760 déjà 16 ans ; le second n'en avait que onze, et le dernier six. La veuve de Samson, la mère du futur rabbin, avait alors 42 ans. Il était normal de voir les parents, Israël et Esther, se remarier pour élever ensemble les six orphelins. Or les enfants d'Israël (prononcer Isrôol) n'étaient pratiquement connus à Saverne que sous le pseudonyme de LIBERMANN. Le petit Eliézer devint lui aussi un Libermann, mais un Libermann SAMSON, tandis que les autres étaient des Libermann ISRAEL. Ce nom polonais, dont le sens est controversé, avait été sans doute honorablement porté par quelque ancêtre : suivant la coutume, on le sauvait de l'oubli en le transmettant de génération en génération. C'est donc dans l'humble Judenhof de Saverne que le futur rabbin passe son enfance, chez son beau-père Israël David, le marchand de boeufs.

LES ECOLES : ALSACE et POLOGNE.-     Eliézer était intelligent et travailleur ; la famille décida de lui donner une bonne instruction talmudique, la seule estimée alors chez les juifs. On dut, vers dix ou onze ans, le mettre en pension chez le Rabbin Jacob à Ettendorf (entre Ingwiller et Brumath) et directeur d'une école renommée. Sa femme est Sara Levy, peut-être une parente d'Esther Levy, la femme d'Israël David. Le jeune écolier fut traité comme l'enfant de la famille, dans ce milieu très religieux, et se prépara avec ferveur à devenir, à treize ans, fils de la Loi (1772). Si cette touchante cérémonie, qui correspond à la rénovation des Voeux du Baptême chez les catholiques, eut lieu à Ettendorf, une fillette de cinq ans prit part à la joie commune : elle s'appelait Hundel ou Hindel (Hanna ou Bichette). Elle était la benjamine de cette famille patriarcale, dont tous les membres se consacreront au service de l'Eternel.
Mais le rabbin Jacob n'avait pas la prétention de mener ses disciples au sommet de la science talmudique : sa Yéshiva n'était qu'une école préparatoire aux hautes études. Vers seize ou dix-sept ans, les garçons qui voulaient devenir Rabbins devaient émigrer. On trouvait Metz, Worms et Francfort. Or, il n'y avait de bons rabbins et de bons chantres qu'en Pologne c'est là qu'il fallait aller coûte que coûte pour se qualifier. Il semble bien qu'Eliézer se rendit à LUBLIN, métropole religieuse, divisée alors en deux camps : le rabbinisme classique et le hassidisme, mouvement spiritualiste exalté et hétérodoxe, qui remua profondément le monde israélite au 18e siècle.
Le fils de Samson dédaigna, semble-t-il, le Voyant de Lublin, Jacob Isaac, et s'attacha à son adversaire, le Grand Rabbin Azriel Hurwitz, surnommé "Tête de Fer", homme impitoyable, qui inculqua à son jeune disciple des principes presque inhumains, dont Eliézer Samson sera un jour la victime.
Dans cette Yéshiva de Lublin, aucune concession à l'esprit moderne n'était permise : on n'étudiait que le Talmud, ainsi que la Cabale. Les langues chrétiennes (Polonais, Russe, Allemand, Français), les mathématiques, l'histoire, la géographie, les sciences naturelles, tout ce qui était profane était strictement interdit, pour ne pas profaner des intelligences vouées à l'étude de la Sainte Loi, la Torah. Seul, le yiddish était permis et tout l'enseignement était strictement oral : il durait des années...

LE RECENSEMENT DE 1784.-     Sur ces entrefaites, Louis XVI se penche avec bienveillance sur les Juifs de France, groupés surtout en Alsace et en Lorraine. Un recensement nominal est ordonné, famille par famille : à Saverne il a lieu le 4 décembre 1784. Le Ghetto compte maintenant une centaine de personnes et Israël David est le Préposé ou Chef de la Communauté.
On dénombre une vingtaine de familles presque toutes apparentées et même un nouveau Libermann, qui n'a que quelques mois. On compte dix marchands de bestiaux ; six fripiers et colporteurs ; un cordonnier ; un horloger. Saverne a un substitut-rabbin à demeure, Samuel Kahn ; un chantre pour sa nouvelle synagogue ; un maître d'école.
Car Saverne a une petite synagogue : les gens, déjà serrés, se sont serrés encore davantage pour transformer une maison d'habitation, face au moulin, en lieu de culte, pouvant recevoir 36 hommes, - les femmes et les enfants se tassent dans le vestibule d'entrée. En dessous, on a installé le bain rituel ou mikva (1778 ?). Ce sera cette synagogue que desservira le Rabbin Lazard Libermann.

LE MARIAGE DU RABBIN LIBERMANN en 1788.-     Louis XVI, en 1784, avait promulgué des Lettres Patentes concernant les Israélites d'Alsace. Leur sort certes avait été considérablement amélioré ; mais ils ne pouvaient plus se marier que munis d'une autorisation royale et du droit de résidence dans une localité déterminée, à condition, pour Saverne, de recevoir l'agrément du Prince-Cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg. Le jeune Eliézer Samson, ayant passé des années à l'étranger, devait donc obtenir cette double permission ; son beau-père les lui obtint assez facilement, semble-t-il.
En tout cas, le mercredi 12 novembre 1788, nous le trouvons près de Strasbourg, à Bischheim : il épouse la fille de feu le rabbin Jacob, son ancien maître, Hindel, une gracieuse jeune fille de vingt ans. Nous avons le contrat de mariage en caractères hébraïques, qui spécifie que le Rabbin Eliézer, surnommé LIBERMAN (sic), fils de feu Samson, et originaire de Saverne, où il est autorisé à résider à demeure, prend pour épouse la vierge Hindel à qui, sous le dais nuptial, il remet un anneau d'or. La jeune épousée est assistée par son demier frère, le notable Salomon, fils aîné du Rabbin Isaac EISIK, dont la veuve, Petite Sara (Sorlé), a épousé le rabbin Jacob, décédé à Ettendorf. Le notable, qui sera rabbin l'année suivante, dote gentiment sa soeurette et la maman de Hindel fournit le trousseau, les joyaux (sic), un lit complet et promet une petite dot à sa mort.
La cérémonie se passe dans la soirée, en plein air sans doute, et le rabbin de Bischheim bénit les nouveaux mariés. C'est une grande fête de famille, car les frères et demi-frères, tous enfants de Petite Sara, sont là chantres, instituteurs, bedeaux, relieurs des livres saints, préposés au célèbre cimetière d'Ettendorf, tous consacrés au service du Seigneur. Nul doute : les Samson et les Israël sont venus aussi nombreux que possible, avec la mère du rabbin, Esther David.

Signatures de Libermann Samson, de sa femme Hündel Jacob et du tuteur de celle-ci, Salomon Isaac. (Contrat de mariage chez le notaire de Bischheim 13 novembre 1788)
ENREGISTREMENT NOTARIAL.-     Normalement ce contrat aurait dû être enregistré chez le notaire de Bischheim avant la cérémonie religieuse. Mais c'était jour d'élection : l'Alsace israélite devait ce jour-là nommer ses Préposés Généraux, chargés de défendre les intérêts des Juifs auprès du Roi. C'est un gros négociant de Bischheim, Abraham CAHEN, qui est élu nous le retrouverons à Saverne. Le tabellion Chaveheid avait donc fermé son bureau et convoqué les jeunes époux pour le jeudi 13 novembre dans l'après-midi, avec le tuteur et les témoins.
Chose curieuse : l'acte du notaire ne parle pas d'Eliézer, ni de Liberman, mais du juif LIPPMAN SAMSON, de Saverne et de Hindel JACOB LIÉVIN. Il constate que personne ne sait le français et qu'il doit interpréter le texte en allemand. En tout cas, le jeune rabbin signe : LIBERMAN SAMSON, d'une écriture malhabile, et la mariée signe en hébreu : or feu son père s'appelait Jacob, dit HALLÉ (ou Haller). En tout cas, l'acte est certainement valide, puisqu'il est écrit sur le contrat de mariage hébraïque.

EN ROUTE POUR SAVERNE.-     Les réjouissances passées, le jeune ménage se rend à Saverne, en voiture, avec le lit et les hardes. Pour le moment, le substitut rabbin, Samuel Kahn, est un homme de 52 ans et sa place n'est pas libre ; elle l'est d'autant moins que ses garçons et ses filles ont épousé les enfants d'Israël David. Il faut donc patienter et Libermann Samson prend la direction de l'école juive, poste laissé libre par le départ de Sieskind Nordon.
L'école se trouve au bout de la rue des Juifs, face au moulin. Le premier étage est vaste et peut loger facilement deux ménages, celui de Samuel Raphaël, le chantre-horloger, et celui de Libermann Samson. A la synagogue, c'est le chantre qui commande, en qualité de ministre-officiant ; les rabbins ne sont que des docteurs de la Loi, des juristes, chargés de résoudre les cas de conscience et de maintenir les traditions ; s'ils sont titularisés et reconnus par les seigneurs ou le roi, ils sont des juges arbitrant les différends entre juifs, avec le droit de punir les coupables et même d'exiger leur banissement. C'est à ce poste de magistrat oOfficiel que se préparait Libermann en consacrant tout son temps libre à l'étude de plus en plus approfondie du Talmud, et remplissant à la synagogue les fonctions de sous-chantre.

LA REVOLUTION FRANÇAISE.-     En 1789, lors des Etats-Généraux, il n'y avait pas 40 000 Israélites en France ; la masse importante se trouvait en Lorraine et au pays messin (8 500), et plus encore en Alsace (20 000 au minimum). Ces "Juifs allemands" s'opposaient aux "Juifs portugais" de Bordeaux et Bayonne. Les uns et les autres étaient des étrangers dans le Royaume, admis à résidence moyennant finance. Dès le début de la Révolution, les plus évolués d'entre eux demandèrent pour tous la naturalisation française et l'égalité des droits.
Cette demande divisa les juifs alsaciens en deux groupes : les libéraux et les conservateurs ; ceux-ci voulaient le maintien de leur particularisme et refusaient de se voir assimilés aux chrétiens, sujets du roi. Les rabbins étaient en tête de ce mouvement, ils craignaient de voir leurs ouailles abandonner leurs pratiques séculaires et devenir des apostats. Il est certain que Libermann fit partie de la résistance à l'émancipation générale, qui fut votée par la Convention le 27 septembre 1791.
Tous les juifs d'Alsace durent prêter serment dans leur Mairie et renoncer à toutes les exemptions qui constituaient leurs privilèges. Le maître d'école de Saverne fit donc comme tout le monde et à la fin de 1791 il était naturalisé français, ainsi que sa femme Hindel et son fils Samson (fils de Libermann, lui-même fils de Samson), né à Saverne le 9 septembre 1790. Eliézer resta plus fidèle que jamais à ses convictions et à son ostracisme. Certes il ne serait jamais rabbin, mais il resterait un talmudiste fervent, qui maintiendrait ses frères dans la foi des Ancêtres. Il refusa de "profaner" son esprit.

Le Docteur Samson Libermann,
fils aîné du Rabbin.
LA PERSECUTION RELIGIEUSE.-     Le gouvernement de la République ne tarda pas à prendre des mesures qui justifièrent l'opposition du pédagogue. L'introduction de l'Etat-Civil, système de recensement obligatoire, pouvait être très grave de conséquences pour les juifs, jetés pêle-mêle avec les enfants des goyim et donc soumis aux mêmes devoirs civils et militaires ; quant à celle du Calendrier Républicain, elle entraînait pour les Israélites une complication presque insoluble. Les juifs avaient le calendrier lunaire, comprenant tantôt douze mois et tantôt treize, calendrier sacré auquel ils tiennent toujours. Il était déjà difficile de faire la concordance avec le calendrier grégorien, qui est un calendrier solaire. On arrivait à un calendrier décadaire : les chrétiens eux-mêmes s'y perdaient ; pour les Israélites, il fallait donc deux tables de concordance.
Ce n'était rien encore. Mais les fanatiques imposent le repos décadaire, au lieu du shabath et du dimanche. La persécution commence : les synagogues, comme les églises et les temples, sont fermées. On oblige les Juifs à violer le shabath ; on interdit les réunions privées : or les juifs se réunissent quotidiennement pour la prière, matin, midi et soir. La délation est introduite : on ne peut même plus prier en famille. Les exaltés emportent les lampes de cuivre de la pauvre synagogue pour fabriquer des munitions de guerre ; ils exigent sans doute comme à Metz la remise des saints Rouleaux de la Loi, qui deviendront des peaux de tambour. Le rabbin de Westhoffen (Issac Abraham Samuel, dit Luntteschuz) est déporté avec sa famille.
Car la France est en danger : les ennemis ont envahi le nord de l'Alsace, Wissembourg et Lauterbourg : c'est la patrie de "Petite Sara", la maman de Mme Libermann, qui vient de perdre à Strasbourg son fils aîné, Salomon Isaac, qui laisse une jeune femme enceinte (1792), dont l'enfant mourra en 1793 âgé de cinq jours. C'est la débandade et le sauve-qui-peut : 50 000 Alsaciens, juifs et chrétiens, se sont réfugiés en Allemagne, de l'autre côté du Rhin. D'office, ils sont mis sur la liste des émigrés et leurs biens sont confisqués. Or les Prussiens ont été battus le 27 décembre.
Le tribunal révolutionnaire, dirigé par deux prêtres défroqués s'installe à Strasbourg. La guillotine fonctionne ; le 22 juillet 1794, ordre est donné d'arrêter immédiatement tous les chantres, rabbins et instituteurs ; on parle même d'exterminer tous les Juifs. Mais Robespierre est décapité le 28 juillet : tout le monde est sauf, les mandats d'arrêt n'ayant pu être exécutés.
La vie religieuse reprend son cours, timidement, tant pour les juifs que pour les protestants ; le culte catholique attendra le Concordat, à cause du schisme des Jureurs (1802).

LIBERMANN devient COMMERÇANT.-     Hindel Jacob eut un nouveau garçon en pleine terreur, David, né le 5 mai 1794 à Saveme, ce qui prouve que le Rabbin n'a pas fui devant le danger, car il déclare lui-même l'enfant à la mairie. Encore est-il qu'il faut gagner sa vie. Un grand sacrifice s'impose : le talmuldiste devient courtier. Nous le trouvons encore en 1804 négociant en bois ; mais fidèle à ses principes, s'il accepte de jargonner en patois, il se refuse à apprendre à lire et à écrire l'allemand, et encore plus le français. Signe-t-il un contrat ? Il a recours à des amis pour le rédiger ; il se contentera toujours de signer : Libermann Samson ; et encore préférera-t-il souvent se contenter d'une simple marque comme les illettrés ! c'est dire qu'il ne cherche pas à faire fortune.

ACHAT de la MAISON LIBERMANN.-     A côté du Ghetto, une maison avait été construite en 1702 par un catholique, Stéphane Wallfahrt, manoeuvre. Son fils Jacques, domestique chez le Cardinal de Rohan, a émigré avec lui en 1791. L'immeuble a été acquis par des nommés Rauner, comme bien national. Décédés en 1796, les héritiers la remettent en vente à la Cave Profonde ; le notaire Schoen l'adjuge pour 1 600 francs, payés comptant et en pièces d'argent, le 30 septembre 1796, au commerçant L. Samson, qui en prend possession le 1" janvier 1797. C'est un bien de famille, provenant de l'héritage du Rabbin Salomon Isaac : Mme Libermann a pu en effet récupérer sa dot, investie à Bischheim dans l'immeuble de son tuteur.
Le rabbin y logera donc, avec sa petite famille : son fils Hénoch y est né le 11 août 1796. Il y donnera asile à sa belle-mère, Petite Sara, et à sa mère, Esther David, âgée de 80 ans, veuve d'Israël David, décédé au plus tard en 1792. Enfin, il y recevra sa soeur, Sara, veuve de Raphaël David.
La maison était telle qu'elle se présente aujourd'hui au visiteur : elle constituait alors, pour un juif, une demeure idéale. La synagogue était presque attenante et l'école hébraïque jouxtait celle-ci. C'est là que le Rabbin passera trente-quatre ans. En sa qualité de propriétaire, Libermann n'était pas soumis à la patente ; il put en toute tranquillité se consacrer à sa classe, au culte, à ses études et à son négoce.
Un nouveau bébé arrive le 28 septembre 1798 : c'est Falick (le petit Epervier ?). Le papa est ravi : il désire n'avoir que des garçons, dont il fera des talmudistes comme lui, alors que son frère aîné, négociant à Sarre-Union, n'a qu'un fils, Samson, et sept filles : quel désastre ! ... (ce frère aîné s'appelait alors David, fils de Samson).

NAISSANCE du VENERABLE LIBERMANN.-     En septembre 1800 naît à Saverne Joequel Samson, qui meurt le jour de sa circoncision. Petite Sara avait sans doute demandé d'appeler cet enfant "Petit Jacob" en souvenir du rabbin, le père de sa fille Hindel.
Le 12 avril (lundi-saint) 1802, Mme Libermann met au monde un nouveau bébé, que l'on s'empresse d'appeler Joequel lui aussi (Yéhiel en hébreu = Jacquinot).
La France entière est en liesse : les Traités de Paix de Lunéville et d'Amiens ont rétabli la paix et le Concordat est promulgué le jour de Pâques. La Pâque juive fut célébrée en cette semaine sainte avec allégresse ; mais c'est surtout chez les Libermann de Saverne que la joie fut intense, pour la circoncision de ce petit enfant, bien fragile, il est vrai, mais sur lequel tous fondaient de grandes espérances (c'était le lundi de Pâques).

LIBERMANN EST CHOISI COMME RABBIN DE SAVERNE.-     Le 1er août 1802 mourut à Saverne le substitut-rabbin, Samuel Kahn, à l'âge de 66 ans. Le rabbinat n'étant plus reconnu par l'Etat, il avait pris le titre modeste d'Instituteur Privé de la Religion Mosaïque. Ce qui ne veut point dire qu'il faisait la classe aux bambins, mais qu'il continuait à former les adultes à une connaissance de plus en plus profonde de la Sainte Loi. Les juifs de Saveme choisirent Libermann Samson comme successeur, ce qui ne faisait point tort aux enfants du défunt, tous marchands de bestiaux et bouchers rituels, beaux-frères des Libermann Israël David. Lorsque le 3 février 1805 naquit Sannël Samson, son père se présenta à l'Etat-Civil comme Instituteur Privé de la Religion Mosaïque. Mais en fait, semble-t-il, le nouveau maître d'école était arrivé déjà à Saverne : c'était Isaac Salomon, le neveu du nouveau rabbin clandestin, le fils aîné de Salomon Isaac, tuteur de Hindel Jacob. Il avait 33 ans et venait de se marier avec une petite nièce d'Israël David Libermann. Le 25 février 1806, en effet, naquit son fils aîné, Salomon Isaac, qui sera un jour le Grand Rabbin de France. Il dut faire sous-chantre à la synagogue.
Libermann Samson, désormais libéré des servitudes, se consacra tout entier au Talmud. Trois écoles rabbiniques venaient d'être ouvertes dans le Bas-Rhin, à Bischheim, Ettendorf et Westhoffen. Celle-ci, au sud de Saverne, était dirigée par le célèbre rabbin Luntteschuz. Or ce fut Libermann qui fut, dès 1804 au plus tard, nommé Inspecteur de ces trois écoles talmudiques, et c'est chez lui à Saverne que l'on venait passer les examens.

Le grand Sanhedrîn - détail

Est-ce à dire que tout allait pour le mieux ? Profitant de la liberté, nombre de négociants s'étaient établis à Saverne, point stratégique au pied du Col. La Communauté Israélite comptait dès lors près de trois cents âmes ; mais les nouveaux venus étaient bien différents des anciens formés dans le Ghetto. Beaucoup n'avaient plus la foi et ne pratiquaient plus leur religion : répandus dans toute la ville, ils ne pensaient qu'à gagner le plus d'argent possible ; ils refusaient en outre de payer le rabbin, le chantre, le maître d'école. Abraham Cahen, élu Prévôt général des juifs d'Alsace à Bischheim en 1788, s'était installé à Saverne et était conseiller municipal depuis 1800. Homme riche, cultivé, au courant de la politique, c'est lui qui polarisait les aspirations émancipatrices des juifs, qui voulaient voir supprimer le Rabbinat. Sans être dans la misère, la maison Libermann était certainement dans la pauvreté, voire dans la gêne, et endettée dès 1804.

Le GRAND SANHEDRIN.-     En 1806, Napoléon entreprend de régler la question juive, toujours en suspens, alors qu'il y a un statut pour les catholiques et un autre pour les protestants. Il convoque à Paris l'Assemblée Générale des Notables Juifs : Saverne est représentée par l'indispensable Abraham Cahen. Cette Assemblée prend les plus graves décisions relatives au service militaire et à l'usure, mais souligne qu'elles n'auront aucune valeur, tant qu'elles ne seront pas ratifiées par le Grand Sanhédrîn, qui ne s'est pas réuni depuis la chute de Jérusalem. Il faut trouver 46 rabbins. Les Notables alsaciens envoient une liste aux Préfets ; celui de Strasbourg répond qu'elle ne vaut rien et désigne d'office les trois rabbins les plus considérés de son Département : Jacob Lazare Lévy (Bouxwiller), Samuel Isaac (Westhoffen) et Libermann Samson de Saverne. Vu les circonstances, on doit considérer cette nomination comme une promotion remarquable.
Mais, financièrement, c'était une catastrophe, personne ne voulant payer les indemnités promises. Partis, lui et son cousin Samuel, par la diligence, ils mirent cinq jours pour arriver fourbus, à Paris. Ils descendirent chez des Juifs, passage Ste-Avoie, le 1" décembre 1806, et devaient y rester jusqu'au 15 mars environ. Comment payer la pension ? Ils durent signer une pétition pour réclamer une avance de l'Etat et cette déclaration constatait que les rabbins d'Alsace étaient les plus pauvres juifs de la Province.
Eliézer remarqua en outre qu'il était appelé LIEBERMANN, prénommé Samson ou Salomon. Pour protester, il apprit à signer son nom d'une façon différente désormais il ne voudra plus s'appeler que L. SAMSON.
Qu'allaient faire ces vieux rabbins dans ce Sanhédrin ? Ils ne savaient pas le français ; il fallait sans cesse leur expliquer en Yiddish l'objet des discussions. Pour eux, ce Sanhédrîn était illégal, contraire à la Loi. Finalement on les obligea à ratifier le vote de la majorité, mais ils estimèrent, même Sintzheim le Président, que cela ne les engageait pas en conscience.
L. Samson et son compagnon purent enfin rentrer à Saverne vers le quinze ou le vingt mars, endettés. Ils ne perçurent leur indemnité de 1362 frs 50 qu'en été 1807, à Strasbourg. Mais Napoléon leur avait fait don du bel habit noir "à la française" et du mantelet d'apparat dont il avait revêtu les délégués pour figurer dignement en cette mémorable Assemblée.


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