De Pessa'h à Shavouoth
Histoire d'une double naissance
Rabbin Claude Lederer


De la Sortie d'Egypte au Sinaï, le peuple hébreu passe d'une libération octroyée une libération acquise. Pourtant, ni la libération physique, ni la confiance en D.ieu et en Moïse n'éviteront les révoltes dans le désert, ni même l'épisode dramatique du veau d'or.
On a vu malheureusement nombre de peuples qui, après avoir accédé à I' indépendance, retomber dans le chaos et dans la dictature. Tant il est vrai que l'indépendance peut se retourner contre ceux qui devraient en retirer les bienfaits, Même les hébreux libérés n' entreront pas dans le pays d'Israël.
Pendant toute la période qui précéda la libération, Moïse fut le seul interlocuteur de D.ieu. Ce n'est qu'au Sinaï, qu'Il se fait parlant pour l'ensemble du peuple qui il donne à entendre les dix paroles, quintessence de la Torah que Moïse recueillera par la suite.

Sortie d'Egypte, accouchement forcé

Or, dès avant la sortie d'Egypte, D.ieu avait fait savoir à Pharaon qu'il était le Père de ce peuple : "Israël est m on fils, mon premier-né". Cette affirmation précise que ce D.ieu est pour Israél un Père. Non une mère, car la mère, c'est l'Egypte forcée d'accoucher de cet Israël qu'elle ne voulait pas laisser sortir. Une mère toute puissante, étouffante qui préfère sa propre destruction plutôt que laisser sortir un de ses petits. Car l'Egypte est un de ces pays dont on ne sort pas.

Ainsi, figé dans la matrice - ou dans ses jupes - les Hébreux étaient dans l'impasse, voués à la disparition.
Il fallait donc de toute urgence les extraire de ce lieu mortifère, les faire naître. C'est ce qui se passe lors de la Sortie d'Egypte, première étape, acte de naissance délivrance pour que le Père puisse jouer sa partie et prendre sa place.

Mais la naissance de l'homme n'est pas identique à celle de l'animal qui agit et se trouve réduit à son instinct. Ce dernier l'entraîne dans des rapports de force qui s'expriment par des comportements de lutte ou de fuite. La vie animale est toua entière soumise à des combats pour se nourrir afin de survivre. L'être humain dispose quant à lui, d'autres moyens capables de le mettre à l'abri des forces brutalles et instinctives. Ce moyen, c'est la parole.
Le langage doit permettre à l'humain de se tenir à distance de son environnement, d'autrui et de lui-même. En utilisant les mots qui désignent des choses, il crée une séparation entre lui et la réalité. C'est d'ailleurs le sens du mot interdit" : un "DIT" qui est mis "entre" ( l'homme et son environnement ). La parole est séparatrice, elle empêche la confrontation directe.

Une seconde naissance


Les Dix paroles surplombant l'arche sainte
de la synagogue de Reichshoffen
Ainsi donc, pour qu'un enfant vive, il ne suffit pas de le mettre au monde, encore faut-il lui assurer son existence et sa place. C'est là qu'intervient la parole dont le rôle est d'éviter les risques de la violence et du meurtre. Là où la parole fait défaut, c'est la violence qui s'installe.
On réduit trop souvent le rôle de la parole à l'idée de dialogue entre les hommes. Mais elle va bien au-delà dans la mesure où elle permet de régler les conflits qui peuvent surgir entre deux hommes ou entre deux groupes sans passer par la force ou par les armes. La parole définit l'être humain, elle fonde sa vie et elle le différencie du monde animal.

La Sortie d'Egypte marquait la première étape de cette naissance. Là-bas, disent nos Sages, "la parole était en exil ". Il est vrai que, dans une société bâtie sur l'esclavage, il n'y a pas de place pour les discours. Une des revendications fondamentales de toute société policée, n'est-ce pas la "liberté d'expression", leitmotiv de tout groupe social qui se respecte ? Dans une dictature qui règne par la terreur - est-il utile de citer des exemples ? - personne ne se risque à parler.

Ce qui va fonder le peuple hébreu, c'est donc cette deuxième naissance qu'il reçoit au Sinaï, en entendant les dix paroles et en recevant la Torah. C'est par cette révélation qu'il est institué dans la vie. Vivre, c'est instituer un écart entre l'homme et son prochain, entre l'homme et les autres, entre l'homme et lui-même, pour que le langage puisse circuler et se transmettre.

La première parole

" Je suis Hashem ton D.ieu qui t'a fait sortir d'Egypte, de la maison des esclaves". Cette phrase n'est pas, à proprement parler, un commandement, mais plutôt un constat pour préciser qui est cet Être qui s'impose à Israël et qui tient ce discours. Autrement dit : sache que ton D.ieu est un être parlant qui t'a fait sortir d'Egypte. De ce D.ieu, tu ne connaitras que des paroles et des lois. Et de ce fait, la justice sera possible. Car pour qu'il y ait justice, c'est-à-dire éviction de la violence et de la force, seule la parole par les lois, est capable de l'instituer.

Toute naissance commence par une séparation. Il en fut de même pour Israël, D.ieu l'a fait sortir pour le faire naître en le coupant de l'Egypte. Or celle-ci est un lieu qui empêche la vie de vivre. Pharaon, se prenant pour une divinité, se définit lui-même comme origine de la loi, décidant lui-même qui peut vivre ou non. Un tel être, une telle civilisation ne peut aboutir qu'à l'esclavage et au massacre. L'Egypte, livrée à cette caricature paternelle, était devenue le lieu d'un pouvoir fou. D'ailleurs tous les chefs qui se sont attribués le titre de "père du peuple", n'ont réussi qu'à transformer leurs pays en champs de ruines.

L'existence n'est viable que si le langage occupe la place principale et dans la mesure où l'être humain ne se prend pas pour l'origine. Hashem, l'Être qui parle, peut seul libérer de l'emprise de mort en soumettant l'homme à la loi de la parole.

Langage ou violence

Cependant, la soumission à l'ordre du langage est précaire, un rien peut ramener la fureur ou la haine et déclencher des passages à l'acte. Aussi l'acceptation d'un tel D.ieu et de son autorité, ont rendu nécessaire l'affirmation biquotidienne du Shema : "Ecoute Israël, Hashem est notre D.ieu, Hashem est un... Les paroles que je t'ordonne aujourd'hui, resteront sur ton coeur. Tu les enseigneras à tes enfants et tu en parleras....".
Nos Sages, conscients de la fragilitéde la parole, ont inséré ce texte de Torah comme étude minimale dans la prière juive. Car le juif est impérativement convié chaque jour à l'étude, le contact permanent avec la parole étant la condition sine qua non de la vie. Pour éviter la confrontation avec la violence, il faut... la confrontation permanente avec le texte.

Ignorant l'opposition entre religieux et profane, la Torah en tant que constitution du peuple juif, régit tous les champs de la vie humaine, du particulier et du collectif. Les rapports avec le monde extérieur, quelque soit le domaine, doivent toujours passer par le langage, pour ne pas se laisser reprendre dans les méandres de la force et de la violence.

L'interdit du meurtre

Ainsi, affirment des commentateurs, la première parole contient déjà en elle la sixième: " Tu ne t eras pas ". C'est parce que " l'Être parlant a fait sortir Israël de l'esclavage ", qu'il est interdit de tuer. L'interdit du meurtre est impliqué dans l'acceptation d'un Garant du "faire sortir " et de la parole/loi.

Les envies de violence, de meurtre et de pouvoir sur autrui, se retrouvent chez tous les humains car ils fonctionnent naturellement sur le mode du désir, de la jalousie et du pouvoir. C'est ainsi que nos sociétés font des découvertes scientifiques ou technologiques extraordinaires qui déshumanisent quand ils perdent le sens de la limite. Qui se retournent contre les humains quand les auteurs s'arrogent le droit de décider de la vie et de la mort., quand ils se mettent à manipuler les lois. La vie doit être instituée par l'apprentissage de la limite, en apprenant à perdre quelque chose.

En opposant le public et le privé, nos sociétés ont poussé jusqu'au bout l'individualisme en décrétant que l'individu est le maître absolu de ses choix, de ses destinées. Peut-on s'étonner alors de la casse du lien social quand le père n'a plus sa place,  quand l'enfant reste collé à sa mère ou à lui-même ?
Les tyrans modernes n'ont fait que poursuivre jusqu'au bout la logique des états et des institutions. Comme il y a cinquante ans, les démocraties risquent de faire aujourd'hui le lit des dictatures. Car dans nos temps modernes, les meurtres, les sacrifices en masse, ne comptent plus que dans les additions statistiques.

La Torah se veut être avant tout une muraille contre la folie meurtrière pour que vive la vie par la parole, en sachant qu'elle est la loi pour l'homme. Est-elle toujours entendue ainsi ? Il faut avouer qu'on vient parfois à en douter. Mais il faut savoir aussi que l'être humain est un être fragile, que risques et failles existent toujours chez lui. L'idolâtrie du veau d'or s'est passée quarante jours après le don de la Torah, les Tables de la loi ont été brisées. Le peuple hébreu n'en est pas sorti indemne.

Mais il a continué de vivre en véhiculant ce langage à travers les générations avec la même espérance. Luttant ou mourant par amour de cette Torah, ne cédant pas à ceux qui voulurent les convertir au " vrai" D.ieu, déplorant l'abandon de ceux des siens par faiblesse, par désir " d'être comme les autres ". Ajouterons- nous qu'ils ne furent pas plus acceptés par les autres ou épargnés ?


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