Nous présentons ci-dessous trois textes différents écrits par le Rabbin Claude Lederer au sujet des jeûnes du 17 tamouz et du 9 av (n.d.l.r.)

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"Si je t'oublie Jérusalem..."
la période du 17 Tamouz au 9 Av
Rabbin Claude Lederer

Les trois semaines de deuil


la destruction du Temple - Francesco Hayez, Venise 1867 (détail)
"Quand débute le mois d'Av, on restreint les manifestations de joie " ( Guemara Ta'anith 29b). Dans le calendrier juif, le mois d'Av est ainsi placé aux antipodes du mois d'Adar à propos duquel il est dit :
"Quand commence le mois d'Adar, on multiplie ( les manifestations de) joie." Ces restrictions commencent en réalité déjà à partir du 17 Tamouz.
Le mois d'Av est celui des grandes catastrophes qui se sont abattues sur le peuple juif, en l'occurrence la destruction des deux Temples, détruits tous deux à la même date : le 9 Av. Aussi cette date, avec celle du 17 Tammouz, forment-elle les pointes extrêmes de ce qu'on appelle couramment "les trois semaines de deuil".

Le 17 Tamouz et le 9 Av

La Michna et la Guemara décrivent les évènements survenus à cette date. "Cinq malheurs arrivèrent à nos ancêtres le 17 Tammouz et cinq le 9 Av :
- les Tables de la Loi furent brisées ( à la suite du veau d'or )
- le sacrifice quotidien cessa d'être offert (à l'époque du siège de Jérusalem)
- une brèche fut faite dans la muraille de Jérusalem (avant la destruction du deuxième Temple
- Apostomos brûla la Torah
- et érigea une statue dans le Sanctuaire (discussion dans la Guemara )
Le 9 Av :
- il fut décidé que nos ancêtres n'entreraient pas en Terre promise (après la faute des explorateurs)
- le premier et le deuxième Temple furent détruits
- la ville de Bétar fut prise ( à l'époque de la révolte de Bar Kochba contre Rome)
- la ville de Jérusalem fut rasée à la charrue."

On se limite en général à ne rappeler du 17 Tammouz que la brèche faite dans les murailles de Jérusalem alors que la Guemara évoque en premier lieu la cassure des Tables de la Loi après la faute du veau d'or. Il en est de même pour le 9 Av, rapporté à la destruction des deux Temples, alors que les textes signalent en premier l'interdiction faite aux Hébreux d'entrer en Israël après la faute des douze explorateurs.
On a voulu mettre l'accent apparemment sur la destruction de Jérusalem et du Temple. Ces deux évènements ont marqué et continuent de marquer profondément la vie juive car ils ont remis en cause l'existence même du judaïsme.

Deuil et mémoire pour Jérusalem et pour le Temple

"Réjouissez-vous avec Jérusalem et soyez dans l'allégresse à cause d'elle, vous tous qui l'aimez ! Prenez part à sa joie, vous tous qui êtes en deuil à son sujet" (Isaïe 66:10 ). De là nous apprenons, dit la Guemara Ta'anith 30b, que toute personne prenant le deuil pour Jérusalem, participera à la joie (de sa reconstruction). "Celui qui voit Jérusalem dans sa ruine doit déchirer ses vêtements. Il fera la "keria" à partir du Mont Scopus et il dira : "Sion est devenu un désert et Jérusalem une désolation" (Isaïe 64: 90 ). Et en apercevant l'emplacement du Beith Hamikdash : "Notre saint et glorieux Temple où nos ancêtres le célébraient, est devenu la proie des flammes; nos lieux les plus chers ont été livrés à la destruction" ( Isaïe ib. ).

En plus de l'obligation du deuil pour Jérusalem, les Rabbins ont institué l'obligation de mettre en place des éléments de mémoire. La michna de Roch Hachana (4:2) rapporte que : "Au début, dans le Beith Hamikdash, on prenait le loulav pendant sept jours, et en dehors du Temple, un jour (seulement). Après sa destruction, Rabbi Yo'hanan ben Zakaï demanda qu'on prenne le loulav pendant sept jours partout, en souvenir du Temple". Dans le même esprit, lors des deux soirs de Pessa'h, sur le plat du Seder se trouvent un os grillé et un œuf en souvenir des sacrifices de Pessa'h au Temple. De plus, avant de passer à table, on prend de la matza avec des herbes amères qu'on réunit pour les manger ensemble (koré'h ) "en souvenir du Beith Hamikdash selon Hillel" qui y ajoutait de la viande de l'agneau.
Avec la disparition du Beith Hamikdash, toute musique instrumentale fut désormais interdite lors des prières. Quand on connaît la place qu'elle occupait au Temple, on mesure l'ampleur de la catastrophe et pourquoi les sages ont voulu marquer dans la conscience du peuple les conséquences et le souvenir de cet évènement.

La destruction de Jérusalem et du Temple est intimement liée à l'exil de la terre d'Israël. Elle a causé un désarroi profond sur les mentalités juives et elle a déterminé un certain nombre de conduites et de manifestations de deuil devant rappeler les moments les plus douloureux de notre histoire. On pleure sur Jérusalem comme on pleure sur un être cher qu'on a perdu.

"Si je t'oublie Jérusalem..."

Nombreuses sont les coutumes instituées en souvenir de Jérusalem qui s'inspirent du verset des Psaumes : "Si je t'oublie Jérusalem, que ma droite m'oublie... que ma langue s'attache à mon palais, si je ne me souviens pas toujours de toi, si je ne place pas Jérusalem au sommet de toutes mes joies !" (Psaume 137:5-6 ). C'est ainsi que dans les constructions des maisons, on laissera une partie non terminée en souvenir de Jérusalem

La mémoire de Jérusalem est également évoquée lors d'un mariage, d'abord dans le texte des "shéva berakhoth", des sept bénédictions. Chantées sous la 'houpa et aux repas du mariage, elles expriment l'espoir que "le bruit de telles fêtes retentisse à nouveau dans les villes de Juda et dans les rues de Jérusalem". Dans le même ordre d'idées, le 'hatane brise un verre à la fin de la cérémonie.

L'interdiction du vin et de la viande

Par ailleurs, on a pris l'habitude de ne prendre ni vin ni viande à partir du 1er Av en raison de la disparition des sacrifices animaux et des libations de vin. La Guemara de Baba Batra 60b rapporte qu'après la destruction du Temple, des Juifs décidèrent de s'abstenir de manger de la viande et de boire du vin.
Leurs comportements étaient dictés par la disparition des sacrifices. Pour eux, il n'était plus question de manger de la viande; de même pour le vin, les libations ayant disparu. Rabbi Yehoshoua leur répondit que, dans ces conditions, il faudrait aussi s'abstenir de pain, (il n'y avait plus d'offrandes de céréales), de fruits puisqu'il n'y avait plus de prémices au Temple; même l'eau devrait alors être interdite, puisqu'on ne pouvait plus faire la cérémonie de l'eau. Aussi Rabbi Yehoshoua insista-t-il pour limiter les manifestations de désespoir et de deuil.

Pourtant jusqu'au moyen-âge, il se trouva des personnes appelées "avélé Tsion viYrouchalayim", "les endeuillés de Sion et de Jérusalem", qui ne prenaient ni viande ni vin . Ces abstentions se sont imposées lors d'un deuil, notamment entre le moment de la mort et de l'enterrement. En milieu ashkénaze, on prend congé des personnes en deuil par cette phrase : "Hamakom yena'hem otekha betokh avélé Tsion viYrouchalayim", "Que D.ieu te prenne en pitié au milieu des endeuillés de Sion et Jérusalem ".

La disparition du Temple, celle de Jérusalem et l'exil de la terre d'Israël, étaient donc bien plus qu'un échec politique et national. Il fallait savoir comment continuer le judaïsme. C'est ce qu'exprime, entre autres, ce passage du Sifri Ékev : "Bien que je vous exile en dehors du pays d'Israël, veillez à appliquer les mitsvoth. Ainsi quand vous reviendrez, vous ne les aurez pas oubliées..."


"Si je t'oublie Jérusalem..." "אם אשכחך ירושלים"


"Si je t'oublie Jérusalem..." - dessin de Mihal Bergman
La vision juive de "histoire, contrairement à ce que l'on croit généralement, n'est pas linéaire. Bien qu'elle tende vers un futur, elle ne fait pas l'économie du passé. Plus que cela, elle pense que le détour vers le passé est impératif pour avoir un accès vers le futur. "Si je t'oublie .Jérusalem, que ma main droite me refuse son service, que ma langue reste collée à mon palais, si je ne place pas Jérusalem au sommet de ma joie " (Psaume 137:5-6 ). C'est par la récitation ou le chant de ce verset des Psaumes, qu'avant de terminer la cérémonie du mariage, le 'hatane brise un verre pour rappeler la destruction du Temple
"Si je ne place pas Jérusalem au sommet de ma joie" : De quoi s'agit-il pratiquement ? s'interroge un texte du Midrash Cho'hère tov . C'est la cendre (en signe de deuil ) qu 'on met sur le front du 'hatane le jour de son mariage.

Les dernières heures du Temple

Le siège de Jérusalem dura de longs mois. La population avait combattu avec l'énergie du désespoir, elle mourait de faim mais elle n'avait pas cédé aux Romains. Cependant malgré toutes les tentatives pour ne pas tomber sous la botte des conquérants, les efforts des juifs restèrent vains, le meilleur de leurs forces avait été écrasé.
Sentant venir l'issue fatale, les kohanim cachèrent un certain nombre d'ustensiles du Beith Hamikdash. Pourtant ils continuaient leur service malgré la proximité des combats. C'est ainsi que la Guemara Ere'hine p. 11b s'exprime : "On dit que lorsque le premier Temple a été détruit, c'était le neuf du mois d'Av, à la sortie de Shabath, à la fin d'une année shabatique.... kohanim et leviîm se tenaient sur l'estrade et chantaient un hymne.... Ils n'avaient pas encore terminé que les ennemis survinrent et les écrasèrent. Les événements se déroulèrent de la même façon lors de la destruction du second Temple."

La Pessikta Rabati, recueil de midrashim, au chapitre 27 n° 7, rapporte que : " Lorsque le Grand Prêtre vit le Temple brûler, il monta sur le toit du hé'hal. Une foule de jeunes kohanim l'accompagnait clefs du sanctuaire en mains. Ils s'adressèrent à D.ieu en ces termes : Maître de l'univers, puisque nous n'avons pas réussi à être des gardiens fidèles devant Toi, nous remettrons les clefs. Et ils les lancèrent vers le ciel..."

Pour perpétuer le souvenir de leur victoire sur les Juifs, les Romains sur l'ordre de leur chef Titus, construisirent à Rome le célèbre arc de triomphe, sur lequel sont représentés les juifs vaincus et prisonniers ainsi que des ustensiles pris dans le Temple.

Le Messie est né le jour de la Destruction

Les Romains s'imaginèrent que le peuple juif allait disparaître. Ils pensaient qu'il allait s'effriter et se disperser, bref, s'évanouir en dehors de l'histoire. Alors que pour certains juifs, tout allait rentrer dans l'ordre, en fait le plus long exil du peuple juif se préparait, parsemé d'embûches et de catastrophes, de pressions et d'humiliations.

Pourtant dans l'immédiat, grâce à la perspicacité de Rabbi Yo'hanan ben Zakaï, avant même la chute de Jérusalem, il demande la permission aux Romains d'ouvrir un lieu d'étude à Yavné. Cette intervention sauva le judaïsme de la destruction totale car ainsi la transmission allait continuer à se faire. L'histoire montrera que même sans terre et sans Beith Hamikdash, le peuple juif allait non seulement survivre, mais même deux mille ans après, à revenir sur sa terre.

Par ailleurs, les Juifs ne désespéraient pas de voir leur Temple reconstruit. Dès après la destruction, les Sages d'Israël mirent en place des repères à la fois pour ne pas oublier le Temple, mais aussi pour préparer sa reconstruction. C'est ainsi que le juif exprime toujours dans ses prières le souhait et l'espoir de voir le Beith Hamikdash reconstruit, "bimehéra beyaménou", "rapidement et de nos jours" selon l'expression hébraïque qui termine toute étude.

"En mémoire de la destruction" et "en mémoire du Temple"

Cette catastrophe allait marquer de façon indélébile l'ensemble de la vie juive par la suite. D'une part, par des comportements de deuil, d'autre part, par un espoir toujours présent de la reconstruction. De l'interdiction de la musique dans les synagogues au verre brisé le jour du mariage, des constructions restées inachevées jusqu'aux jeûnes, les Rabbins n'ont pas manqué d'imprimer et de rappeler l'immense perte causée au peuple.

C'est à travers les prières que la mémoire du Temple et de Jérusalem ainsi que l'espoir de leur reconstruction traverse les siècles. Les Rabbins instituèrent des prières spécifiques. Ainsi, dans la Shemoné essré, ce texte dit trois fois par jour : "Accepte, Hashem notre D.ieu, Israël ton peuple et ses prières. Ramène le culte dans Ton sanctuaire. Agrée leurs sacrifices et leurs prières... et que nos yeux. voient Ton retour à Sion. Tu es source de bénédiction, Hashem qui ramène sa résidence à Sion."

Les sacrifices et la reconstruction du Temple

Depuis la destruction du Temple, les sacrifices ne pouvant plus être apportés quotidiennement ou lors des différentes fêtes, on les remplaça par la lecture des textes de la Torah qui les décrivent. C'est ainsi que la Guemara Ta'anith 27b, rapportant une discussion entre D.ieu et Abraham dit : "Maître du monde, [ces sacrifices] suffiront tant que durera le Temple. Mais quand il aura disparu, que deviendront tes benei Israël ? "Hashem lui répondit : "Mon fils, j'ai établi à leur intention [la lecture de] la description des sacrifices. Chaque fois qu'ils la liront, pour moi, ce sera comme s'ils m'offraient ces sacrifices, et je leur pardonnerai toutes leurs fautes ".

Ainsi lors de la prière du matin et de min'ha, on lit le texte de la Torah concernant le sacrifice quotidien ( Bamidbar/Nombres ch. 28) . Y sont ajoutés les textes de la Mishna "Zeva'hîm "Eizéhou mekomane ..." décrivant l'emplacement exact où les différents sacrifices devaient avoir lieu dans le Temple. Les rites sefarad et sefard ( Europe centrale ) accordent une grande attention à ces textes auxquels ils ajoutent la lecture de la "ketoreth", le descriptif de la fabrication de l'encens offert chaque jour.

Avant de terminer la Shemoné essré qui est la prière juive par excellence, le Juif dit le passage suivant : " Que ce soit ta volonté, Hashem notre D.ieu et D.ieu de nos pères, que soit reconstruit notre Temple, rapidement et nos jours Et là, nous te servirons avec respect comme autrefois et aux années de jadis..."


Ticha be'Av : mémoires mortes ou mémoires d'avenir ?

Les raisons de la destruction

Le 9 Av marque la date de la destruction des deux Temples de Jérusalem, l'un en -586, le second en 70 de l'ère vulgaire. Cette double catastrophe a marqué profondément le peuple juif à travers les deux mille ans d'exil. Elle continue à rester une plaie ouverte dans la vie juive aujourd'hui qui en reste imprégnée. C'est que la disparition du Temple marque la fin du caractère spécifique de la vocation juive, sur sa terre et ce pour plus de 2.000 ans.

"Pourquoi le premier Temple fut-il détruit ? Parce qu'on y pratiquait les trois fautes capitales : l'idolâtrie, le meurtre et les incestes.... Mais le deuxième Temple, pourquoi a-t-il été détruit alors qu'on y suivait la Torah, les mitsvoth et l'entraide ? C'est qu'on y trouvait la haine gratuite. Ce qui revient à dire que la haine gratuite équivaut aux trois fautes capitales." (Traité Yoma 9b). Ainsi, la tradition a-t-elle repéré l'origine des plus grands malheurs du peuple juif dans la détérioration des comportements fondamentaux de la société juive.

La mémoire du Temple

Aussi quand ils mesurèrent l'ampleur de la tragédie, les rabbins mirent en place une série de comportements : - les lois juives continueront à être observées alors même qu'il n'y a plus de Temple, ni d'Eretz Israël
- le travail du deuil fut institué dans tous les domaines de la vie pour que la disparition du Temple soit ressentie comme un manque à tous les niveaux:
- en construisant une maison, on laissera, face à la porte d'entrée, un pan de mur inachevé.
- la femme ne portera pas tous ses bijoux ; le jeune marié mettra un peu de cendre sur son front, à l'endroit des tefilîn.
- on ne fera plus de musique sauf dans le cas d'une mitsva (mariage par exemple)
- Après les massacres romains, le faste des mariages fut réduit et le 'hatane casse désormais un verre au moment de la 'houpa.
- on pratique la "keria", la déchirure du vêtement à la vue du site du Temple, devant le Kotel, de la même façon qu'on le fait lors du décès d'un proche.
- toutes les prières sont marquées du désir du retour à Jérusalem et de la reconstruction du Temple.

Yavneh : un rempart contre l'oubli

Pendant le siège de Jérusalem par les Romains et avant même la chute du second Temple, Rabbi Yo'hanan ben Zakaï demanda à Titus qui assiégeait la ville, l'autorisation d'ouvrir un centre d'étude à Yavneh. C'est ce centre qui permit au judaïsme de survivre, c'est là que la tradition juive fut sauvée et qu'elle put être transmise aux générations futures.
Y.H.Yeroushalmi, historien émérite, cite à ce propos la réaction de Freud quand il dut quitter Vienne en 1938 après l'Anschluss : "Le malheur politique de la nation [juive] leur apprit à apprécier à se valeur la seule propriété qui leur fut restée, leur Ecriture. Immédiatement après la destruction du temple de Jérusalem par Titus, le rabbin Yo'hanan ben Zakaï sollicita l'autorisation d'ouvrir la première école où l'on enseignât la Torah, à Yabneh. De ce moment, ce furent l'Ecriture sainte et l'intérêt spirituel qu'elle inspira qui tinrent ensemble le peuple dispersé " (1)

Les maîtres de l'époque se trouvèrent confrontés à la nécessité de surmonter la catastrophe la plus grave survenue au peuple juif. Et il est indéniable que celui-ci a continué à vivre malgré les vicissitudes de l'exil. L'enracinement dans les comportements et dans les textes, le rappel du retour à Jérusalem, ont non seulement maintenu l'existence du peuple juif, ils ont même réussi à le faire revenir sur sa terre deux mille ans après son exil.

Pour que le peuple ne restât pas sans repères, il fallait remettre en place des conditions de vie spirituelle pour que la société juive, même amputée de son Temple et de sa terre, puisse se retrouver. Pour parvenir à cet objectif, le travail du deuil était impératif pour ne pas rester figés dans la contemplation de la destruction.

D'autres catastrophes

Parmi les autres grandes catastrophes qui ont marqué de façon dramatique l'histoire du peuple juif, et D. sait s'il y en eut, relevons celle qui marqua la fin du judaïsme dans la péninsule ibérique, l'expulsion d'Espagne. Dans un article intitulé "Mémoire de catastrophe" (2), Moshé ldel fait la comparaison entre les réactions juives à l'Expulsion et celles liées à la Shoah.
Il souligne que, dans les deux cas les communautés orthodoxes "consacrèrent essentiellement leurs efforts à la reconstruction immédiate de leur vie spirituelle et de leurs communautés. Ce n'est pas en se livrant à une spéculation théorique sur la signification du traumatisme subi que ces communautés ont pu vaincre les effets de ces terribles expériences... La meilleure manière de surmonter un traumatisme n'est pas de rester fixé sur un passé, mais d'affronter ce traumatisme en renouant avec le modus vivendi ante quem".

La réponse fondamentale ne consistait pas à apporter à l'évènement historique des explications rationnelles ou mystiques, ni même à en retenir le souvenir comme une part de l'histoire sacrée du peuple. C'était plutôt un refoulement thérapeutique du passé qui pouvait rétablir la santé mentale et spirituelle des gens concernés...." (1).

Pour le monde religieux, il s'agissait de tourner la page, ce qui ne signifie en rien l'oubli, car en fait, on ne se souvient que de ce qu'on a oublié. Mais il était impératif de continuer la vie tout en sachant bien qu'au delà de l'éradication des hommes et des femmes, c'est ce dont ils étaient porteurs, consciemment ou non, qu'on a voulu éradiquer. Aussi, chaque enfant, par ses liens renoués avec la tradition juive, son étude et ses pratiques, était destiné à remplacer les disparus.

Institutionnalisation du souvenir

" ...L'institutionnalisation du souvenir de la catastrophe est une caractéristique des temps modernes. C'est en partie une tentative pour rassembler ou pour renforcer les identités nationales et/ou individuelles affaiblies, en tirant profit de l'invocation rituelle d'un passé dramatique" (1).

La mémoire, qui est source de vie, doit être "une mémoire créatrice" : à partir du passé, elle nous permet d'envisager l'avenir. Elle ne peut en tous cas, être un recueil de souvenirs confiés à des gérants de la mémoire. Réduire la mémoire juive à celle de la Shoah rend le deuil infaisable. Il ne faut pas seulement voir le passé tel qu'il fut ou reconstruire des images d'une époque terrible, Car, entretenir cette vision des choses, ne pas s'efforcer d'en faire le deuil, se laisser bloquer par lui ou même l'incarner, est psychologiquement malsain, et rend impossible tout projet d'avenir. Or il est plus important de remplacer ce qui a été détruit que de répéter le récit des horreurs.

Par ailleurs, l'approche historique est insuffisante car elle ne fait pas mémoire. Elle ne vise d'ailleurs pas à former la mémoire collective, elle renseigne. Comme récit ou comme discipline, elle ne peut se substituer à la mémoire ni créer une tradition. Moshé Idel fait la différence entre l'approche intellectuelle, historique et philosophique, et l'approche culturelle de ceux qui ont à décider des voies spirituelles de la collectivité. ".. Ils doivent être guidés par ce qui peut être le plus sain du point de vue psychologique plutôt que par ce qui est le plus exact du point de vue historique "(1).

Pertes de mémoire

Le nazisme, tout comme l'inquisition, l'expulsion d'Espagne ou les massacres de Chmelnitski, pour ne citer que les catastrophes numériquement les plus importantes, a voulu faire disparaître les Juifs parce qu'ils étaient porteurs d'un texte : la Torah. Ce n'est pas pour rien que les autodafés des livres saints ont été de toutes ces catastrophes.

Or, dans les temps modernes et à cause d'eux, la mémoire juive, tout comme celle des autres, était déjà affaiblie sinon annihilée. Depuis la modernité, un nombre grandissant de juifs s'assimilait, et il ne faut pas oublier que l'une des motivations du sionisme était le constat d'échec de cette assimilation.

Le religieux, relégué dans la sphère du privé, ne présentait plus le judaïsme que comme l'expression individuelle détachée de sa mémoire, coupée de ses pratiques et de l'étude de ses textes. Paradoxe effarant, comme le signale Shmuel Trigano, c'est Hitler qui a refait des juifs un peuple, en les mettant derrière les barbelés des camps.

Or, ce n'est qu'en reprenant en charge l'ensemble des données de cette mémoire, et non seulement celle de la Shoah, qu'un avenir est possible. Il est d'ailleurs troublant, rappelle Moshé Idel, de voir l'attachement des Juifs envers des cultures qui les ont rejetés ou anéantis. Une distanciation et un rééquilibrage par rapport au monde juif n'auraient-il pas été nécessaires ?

Nous sommes bien obligés de constater que l'assimilation ne s'est pas arrêtée avec la catastrophe, que la transmission de la mémoire se fait moins par les voies traditionnelles des livres, de l'étude et de la pratique que par la mémoire des musées qui immortalisent aussi bien la victime que le bourreau. Or, étudier ou enseigner la Shoah ne peut malheureusement pas donner des valeurs collectives dont le peuple juif a aujourd'hui plus que jamais besoin.

Il ne faut certes pas oublier ou minimiser l'immense renouveau dans l'éducation juive redynamisée par les écoles, les cours, les éditions de livres, Mais il faut aussi prendre en compte la cassure et les dérives qui se sont opérées à l'intérieur de notre peuple. Le deuxième temple a été détruit à cause de la "sinath 'hinam", de la haine gratuite. Il ne faudrait pas que celle-ci soit encore une fois la cause d'un autre effondrement.

  1. Y.H.Yeroushalmi - "Réflexions sur l'oubli" in Usages de l'oubli p. 14 - Seuil 1988
  2. Moshé ldel, Les Nouveaux Cahiers - automne 1992 n. 110 p.5 à 10


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