SOUKOTH
la fête des cabanes
Rabbin Claude Lederer


Soukoth ou briser le toit de la maison


Souka, Allemagne 19e siècle - Musée d'Israël
L'être exposé
Quand un enfant paraît, quand un malade est guéri, il faut les entourer d'un maximum de précautions car ils sont encore fragiles. Ainsi toute apparition et tout renouvellement de la vie font de l'humain un être exposé. Comme tout convalescent, il lui faut des soins particuliers.
Aussi, à la naissance du peuple hébreu lors de la Sortie d'Egypte, des nuées vont l'accompagner dans le désert pour lui indiquer le chemin et pour assurer sa protection. De même, après Rosh Hashana, jour anniversaire de naissance de l'homme, et Yom Kippour, rétablissement de son existence, vient la mitsva (le commandement) de la souka. Celle-ci découle d'ailleurs des nuées protectrices du désert dont le rôle fut de mener le peuple vers la Torah et vers le pays d'Israël. Le même thème y est à l'œuvre.
Un être nouveau branché ou rebranché sur la vie est incapable d'assurer son indépendance car il ne dispose pas encore des éléments nécessaires pour lui assurer son existence. Ses angoisses et ses peurs proviennent de ce que sa place n'est pas encore assurée. Cette angoisse, nous la retrouvons chez le roi David demandant instamment à D.ieu que Sa présence résidât de façon constante auprès d'Israël. Et D.ieu de répondre : "J'établirai un lieu pour mon peuple, pour Israël. Je l'y installerai, il y séjournera et ne sera plus inquiété. Et les gens pervers ne lui feront plus de mal comme auparavant" (IISamuel 7: 10). Pour David, aussi longtemps que la place n'est pas assurée, il manque à Israël l'essence même de la dimension humaine.

Le lieu de l'homme
Tout être humain est condamné à trouver une place pour pouvoir exister et pour cela, il est obligé de se mettre à sa recherche. Cette place, il va d'abord la trouver au milieu des siens, dans le cocon familial de la demeure. Aujourd'hui, il la chercherait plutôt, et avec anxiété, dans le travail. C'est lui, en effet, qui a pris la dénomination de la "situation". Or il se trouve qu'elle n'est pas sans relation avec la maison. De nos jours, celui qui n'a pas de "domicile fixe" est incapable de trouver un travail dans notre société.
Mais la maison, qui ancre l'individu dans un espace, entre des murs et sous un toit, lui permet le déplacement vers le monde extérieur. Et celui-ci est impératif, il permet d' assurer la subsistance et l'existence de l'homme en ramenant les différents éléments vers l'intérieur. Ce mouvement permanent de va et vient permet à l'homme de dominer le monde extérieur en se l'appropriant. C'est donc un mouvement de maîtrise, d'autonomisation qui le pousse au dehors.
Et c'est la mainmise sur ce monde environnant qui le pousse à se renouveler, à tenter d'être autre et à. avoir un autre regard sur le monde. C'est même lui qui pousse l'être humain à ne plus voir que ce monde extérieur.
D'où aujourd'hui cette frénésie des voyages, des vacances qui, pourtant, ne peuvent pas résoudre les problèmes de l'individu. Ils sont tout au plus une parenthèse après laquelle il faudra bien se confronter à nouveau avec eux. Car le malade qui a des problèmes d'ancrage, le déracinement de l'immigré, le chômeur, expriment en fait des problèmes intérieurs parce que l'esprit ne fonctionne plus en coordination avec les lieux auxquels ils étaient habitués. Les conditions de vie et de travail ont changé, qui empêchent la réadaptation ç une forme différente.

D.ieu est mon lieu
La Torah vient nous dire que l'un des noms du Créateur, c'est"makom","le lieu". Il y a correspondance entre la place et l'un des Noms de Dieu, c'est-à-dire l'une de ses manifestations Qu'est-ce à dire si ce n'est, dans un premier temps, que ce que le juif nomme un lieu, ce n'est pas une chose matérielle et visible, c'est l'origine de l'homme. C'est d'ailleurs ainsi que s'exprime le Talmud en précisant :"D.ieu est le lieu du monde mais le monde n'est pas son lieu".
Le Créateur est le support du monde, dans le sens où, selon le Maharal de Prague, le mot "makome", "le lieu", provient de la racine hébraïque "lekayème", qui signifie "faire exister". D'après ce sens, la place ne serait pas cette chose concrète qu'est la maison, mais le support même de la vie. La place, ce n'est pas l'espace concret qu'il occupe, mais une des formes du lien qu'on entretient avec l'Origine.

Briser le toit de la maison
D'où la mitsva de la souka consistant à "sortir de la demeure fixe et à s'installer dans une demeure provisoire". La différence essentielle entre la maison et la souka provient de son toit. Il faut briser le toit de la maison et mettre à la place un toit de branchages pour que le juif puisse se trouver "à l'ombre de D.ieu". La souka n'est que le support et le cadre visibles pour que le juif puisse réintégrer sa place véritable, c'est-à-dire les liens qu'il faut nouer et entretenir avec le monde d'en haut. D'où la brisure du toit, nous permettant "de voir les étoiles", "l'en haut".
Dans cette perspective, de même que notre origine n'est pas, dans le temps, une période d'un passé révolu, mais un élément permanent et vivant, la place n'est pas non plus un lieu fixé une fois pour toutes. L'une et l'autre sont également des lieux de départ et de retours, donc des liens.
Car la demeure, lieu protégé, est également cet endroit à partir duquel on sort et vers lequel on revient. Elle implique nécessairement le mouvement. La mezouza à nos portes marque bien cette différence entre l'intérieur et l'extérieur. La maison est un cadre concret et matériel destiné à assurer notre intériorité personnelle pour ne pas être constamment soumis aux pressions événementielles extérieures. Pourtant, il y a des êtres aussi bien angoissés dans leur intimité que d'autres calmes au milieu d'une foule.


Loulav
Passages
Tout comme Pessa'h, Soukoth, son prolongement, traduit le mouvement et le déplacement, celui de l'aller-retour "maison-souka-maison". Chacun, à un moment donné de sa vie, a envie le quitter la maison pour "trouver sa voie". Ce besoin répond à la nécessité de tisser d'autres liens, d'avoir un autre regard sur la vie. Il en est ainsi des enfants qui, en passant au stade adulte et bien qu'ayant créé leur propre vie, éprouvent pourtant, de temps en temps, la nécessité de revenir vers la maison, de revenir se frotter à leur mémoire.
A Soukoth, sortir devient un impératif pour ne pas rester bloqué dans le réel sous un toit opaque, pour ne pas s'investir dans une seule dimension de la vie. Se fixer sur un seul domaine, c'est le fétichiser et s'avérer incapable de s'ouvrir à l'infini qu'est toute vie. Le shofar (la corne de bélier) de Rosh Hashana était déjà cet instrument qui fait sortir de la léthargie, qui "décoince". Mais c'est aussi l'instrument utilisé dans le désert pour signaler au peuple de se mettre en route ou le se rassembler.

Le loulav et l'homme
Chacun peut trouver son "chez soi" à Soukoth, c' est le temps du rassemblement et de l'engrangement, à condition de s'insérer dans la collectivité. A la souka s'ajoute le loulav, formé le quatre espèces de végétaux dont trois sont nouées ensemble, tenues ensemble avec la quat­rième. La tradition juive fait correspondre ces quatre espèces aux différentes catégories de juifs. C'est ce "groupe" qu'on "prend en mains", qu'on fait mouvement en l'écartant et en le ramenant à soi.. C'est avec l'ensemble des autres juifs qu'après Rosh Hashana et Yom Kippour, on fait lien pour accéder à la Torah, à Sim'hath Torah.
De même qu'elle n'a été donnée au Sinaï qu'à un peuple, ce n'est que par son biais qu'on à Sim'hath Torah terminer sa lecture et la recommencer.

Soukoth : habiter le provisoire

Nous avions écrit l'an dernier que la fête de Soukoth, après le passage par Kippour, permettait la réintégration de l'homme juif dans un cadre. La souka en tant qu'habitat, disions-nous, permet le recentrage et le rééquilibrage nécessaires à l'existence. Or il paraît évident, a priori, de voir dans l'habitat une sortie de l'errance et de la fragilité, l'ancrage et la protection que l'être humain recherche pour lui-même et pour les siens. Quel est donc la "nouveauté", le  "'hidoush" de la souka ?

Construire : une obligation de la Torah
Il est assez inattendu de constater que les mitsvoth (commandements) de cette fête enjoignent à l'homme juif de construire un habitat et d'y vivre pendant huit jours. De même est-il pour le moins curieux que cet habitat doive avoir un toit fait de restes des récoltes.
"Sors de ta demeure fixe et installe-toi dans une demeure provisoire", dit la Guemara.
La souka nous apparaît dans une double dimension contradictoire : comme lieu d'abri et de protection tout en restant un lieu fragile (le toit de branchages) et provisoire. Dans ce double objectif, la tradition juive reste fidèle à ses principes : la vie est capacité d'assumer une chose et son contraire. Point de synthèse dans ses conceptions, la "dialectique" juive ne se résout pas au niveau du troisième terme : elle fait coexister côte à côte les deux éléments.
Ainsi en même temps qu'elle souligne l'importance de l'habitat, la Torah cherche à éviter les réflexes de l'enracinement et de la possession. Aussi met-elle en place la chemita, l'année shabatique, où l'esclave juif recouvrait sa liberté et pendant laquelle les champs ne peuvent être travaillés. De même le yovel, le jubilé, au bout de la quarante-neuvième année, qui libérait définitivement les esclaves et rendait les terres vendues à leurs propriétaires.
La meilleure illustration des limites à l'enracinement nous vient du rapport du juif à la terre d'Israël. Celle-ci n'est pas la mère-patrie, elle "n'accouche" pas de ses habitants qui seuls pourraient y vivre. Elle est la terre promise, l'épouse. L'univers et la vie sont conçus comme un lieu et un temps où jamais rien n'est définitif, où jamais rien n'appartient totalement à l'un ou à l'autre.

Fixer, figer, ficher.
Pourquoi s'étonner alors de l'attitude des différentes sociétés à l'égard de ce qui vient d'ailleurs, de ceux qui sont différents, des juifs en particulier, et de façon générale à tout ce qui n'est pas inscrit a priori dans le paysage. Nos sociétés prônent-elles autre chose que l'enracinement, l'intégration, ou alors l'exclusion ? L'Europe a choisi la sédentarité à tout prix contre toute autre forme de vie.
La philosophie elle-même célèbre l'habitat, le stable, la solidité, l'organisation de la cité. Ne parlons pas du code Napoléon qui s'est acharné à fixer et à ficher les gens et les choses. Les sciences et leurs savoirs sont-elles autre chose qu'une vaste entreprise d'enregistrements, laissant loin derrière elles les retombées sur les humains ? D'ailleurs, à cet égard, la civilisation industrielle, et l'informatique depuis ces dernières années, ne font que renforcer cet état de choses.
La société classe et range impitoyablement, elle a horreur de ce qui échappe à son regard ou à son contrôle. Il est d'ailleurs intéressant de voir comment les choses se passent du côté de la culture :  ce qui est glorifié, ce sont les lieux, les monuments, les musées, bref, tout ce qui ne peut pas bouger et qui est bien ancré.
Inutile de dire qu'avec la modernité, les juifs se sont précipités dans ce jeu au lieu de faire le tri entre ce qui pouvait être accepté et ce qui devait être refusé afin d'être en mesure de maintenir leur identité. Il est d'ailleurs curieux que deux cents ans après la Révolution française, on retrouve dans une partie de la communauté juive des partisans du retour à l'israélitisme. Comme il est pour le moins curieux qu'en même temps, dans la société environnante, les maîtres mots qui règnent à l'égard des étrangers soient l'exclusion ou la nécessaire et indispensable intégration.

Beith Israël : la maison d'Israël
Pour la tradition juive, la maison constitue l'image même d'Israël, et c'est Jacob, le dernier des trois patriarches qui en personnifie la figure. La demeure, en effet, constitue le lieu même de l'intériorité. Elle permet la constitution de la personne car elle sépare du monde extérieur sans pour autant l'en couper. La différence reste la base même de l'individu car elle permet à l'humain d'affirmer son identité et de prendre du recul.
La loi juive insiste, à propos du Shabath notamment, sur la distinction entre domaine public et domaine privé, ce dernier étant nommé "reshouth haya'hid", "domaine de l'un" par opposition au "reshouth harabim", "domaine de la foule". L'espace de l'un est également interprété comme le lieu du "ya'hid", de l'unique, de l'Absolu. C'est dans l'intimité de la demeure, qui a pris le relais du Temple détruit, que l'être humain trouve sa relation avec le transcendant et son irremplaçable identité.
Si Jacob est caractérisé par ce terme de maison, le féminin l'est également. Non comme contenant biologique qui ferait de la femme un objet, mais comme lieu du matriciel et de la vie. Notre société ne sait plus que s'investir dans les murs, dans l'extériorité, dans ce qui se voit. Elle a perdu le sens et la valeur de la subjectivité et de la nécessaire intériorité. La fixation et le fichage à outrance ont évacué la dimension interne de l'humain.
Il est intéressant de noter à ce propos que la modernité a privilégié la séparation de l'intérieur par rapport à l'extérieur. Elle a privilégié ce dernier, comme elle a mis en avant le public par rapport au privé. Dans le monde juif, le tristement célèbre slogan "sois juif à l'intérieur et goy à l'extérieur" est parvenu à faire en sorte, et cela était sans doute voulu, que l'intérieur lui-même ou ce qu'il en reste, soit devenu goy également.
Au lieu que la dimension interne soit à même de pouvoir conserver la judéité, c'est paradoxalement la coquille extérieure qui est restée plus ou moins juive, produisant un judaïsme de la représentation dans tous les sens du terme. Ou encore, au contraire, ce qui s'est conservé, c'est le "sentiment de l'appartenance". Comme si ce qui est constitutif d'une religion ou d'une culture était de l'ordre du sentiment. On croit rêver quand on met en balance ces attitudes face aux comportements antisémites.

Recueillir et accueillir
Comment alors le judaïsme qui, apparemment, donne tellement d'importance à la demeure, se distingue-t-il de cette société dont le souci premier est de s'ancrer et d'ancrer les individus dans le paysage ?
C'est là que le thème de Soukoth peut être éclairant. L'évènement lui-même est lié au temps des récoltes et de l'engrangement, du" recueillement" dans son sens premier. Elle n'en est pas pour autant une fête agricole comme certains voudraient nous le faire croire. Cette dernière attitude montre à quel point la pensée peut être incapable de voir dans le concret autre chose que son paraître : c'est le principe même de la modernité.
Cette fête réclame l'édification d'une souka pour y installer l'homme juif. Le retour aux limites que réclame toute construction doit permettre le" recueillement" Mais non pas seulement un recueillement spirituel. Le monde juif n'a pas l'habitude de "se recueillir devant", à l'extérieur. Pour le recueillement, il y a un espace bien concret. On recueille, on se recueille là où on accueille : "à l'intérieur de".
La souka est une construction d'un ordre tout à fait particulier : le toit ne peut pas être "en dur". Il doit être fait avec les restes des récoltes, avec de l'inutilisable. Pour une pensée 'hassidique,  c'est ce sur quoi l'humain n'est pas parvenu à avoir prise. Cet inutilisable est du même ordre que les interdits de la Torah : ils fonctionnent comme système de protection.
A partir d'elle, on doit pouvoir "entrevoir les étoiles". Nous disons bien" entrevoir", dans la perspective même de cette coexistence des contraires qui caractérise la matrice de la pensée juive : à la fois "voir et ne pas voir".


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© A. S. I. J. A.