ROSH HASHANA
le nouvel an juif
Rabbin Claude Lederer


Rosh hashana


La ligature d'Isaac - Adi Holtser, 1997
Qu'est-ce qui se joue à Rosh Hashana, qu'est-ce qui fait venir les juifs à la synagogue ? Est-ce parce que cette fête n'a lieu qu'une fois dans l'année ? ou bien y a-t-il autre chose de plus profond, de plus inconscient ? Pourquoi tant insister sur les thèmes de repentir, de jugement ? Les mauvais esprits ne seront-ils pas tentés de dire que la religion juive cherche à culpabiliser ses fidèles pour les ramener dans son giron ?

Essayons de comprendre de plus près ce qui se joue en ces jours qu'on nomme "redoutables". Aussi, au lieu de chercher des réponses dans les prières de ces journées, allons voir du côté des textes de la Torah. Le premier jour de Rosh Hashana, on lit le chapitre 21 de Beréshith/Genèse consacré à la naissance d'Isaac, à sa circoncision et à l'épisode d'Abimélekh ; le second, c'est au chapitre 22, l'épreuve de " la ligature d'Isaac " (et non du "sacrifice d'Isaac" contresens que nous avons adopté trop longtemps ).
Quels sont les rapports entre ces récits et la fête de Rosh Hashana, anniversaire de la création de l'être humain et son passage devant la justice divine ?

Qui est Abraham ?
Les textes de la Torah nous révèlent un couple auquel est promise une destinée exceptionnelle, celle de devenir les ancêtres du peuple juif : "Abraham ne doit-il pas devenir une nation grande et puissante… Si je l'ai distingué, c'est parce qu'il prescrira à ses fils et à sa maison après lui d'observer la voie de l'Eternel, en pratiquant la droiture et la justice" (Genèse 18:18-19 ). Ce couple est stérile, paradoxalement, situation pour le moins singulière pour qui doit devenir l'ancêtre d'un peuple.Par ailleurs Abraham se présente comme l'homme qui, ayant découvert l'Absolu, lui vouera toute son existence, au point de "faire corps" avec lui. Il est tellement rivé à ce D. qu'il ne peut pas "mettre au monde" car, dit la Tradition juive, tout ce que D. lui donne ; il le lui rend. Et le jour où enfin il en aura un fils, il le lui aurait sacrifié si D. ne l'avait arrêté.
On comprendra peut-être mieux ce qui se joue ici en comparant avec le catholicisme romain. Dans cette religion, le prêtre est totalement voué à D.ieu, au point que cela implique la renonciation au mariage et à la procréation. Pourtant cette "castration volontaire" n'a pas effacé l'image de la filiation et de la paternité. Elles ont été spiritualisées dans le sens où le prêtre appelle ses ouailles : "mon fils" ou "ma fille", et les fidèles le nomment "mon père" (ainsi le terme "abbé " vient-il de l'hébreu "av", le père ).
Abraham lui aussi va se chercher des fils spirituels, des substituts : ainsi les convertis , Loth son neveu, Eliézer son serviteur, Ishmaël, le fils de la servante. Abraham ne peut ignorer l'impératif de la postérité, mais comment sortir du dilemme d'être à la fois l'ancêtre d'un peuple et par ailleurs d'être stérile et voué à D.ieu ?
Qu'est ce qu'une naissance de l'être humain qui est le sens même de Rosh Hashana ?

Le faire naître.
La naissance est-elle donc affaire si complexe pour qu'on en fasse un des thèmes centraux de Rosh Hashana ? Et puis, pourquoi partir d'Abraham et de Sara ? ne serait-il pas plus logique de parler du premier couple humain, d'Adam et d'Eve ?
L'expérience d'Adam et d'Eve fut un échec parce qu'ils n'ont pas su garder l'écart nécessaire donné par la loi, entre eux et l'Absolu. Leur histoire est l'illustration de la tentative des humains de se prendre pour le tout, d'être comme des dieux.
Avec Abraham et Sara recommence une autre tentative qui va s'imposer non sans difficulté d'ailleurs, car le patriarche cette fois est trop proche de D.ieu. Il n'arrive pas à s'en détacher.
Alors qu'Abraham voit en Eliézer son serviteur, son héritier spirituel, D. lui précise que : "…c'est un homme issu de tes entrailles qui sera ton héritier. Il le conduisit dehors et dit : regarde le ciel et compte les étoiles peux-tu en calculer le nombre ? Ainsi sera ta descendance" (Genèse 15:3-5). Rachi commente ainsi l'expression "Il le conduisit dehors" : "sors de ton destin inscrit dans les étoiles. ABRAM ne doit pas avoir d'enfant, ABRAHAM aura un fils. SARAÏ n'aura pas de fils, SARA en aura. Je vous donne un nom et votre destinée sera différente". La naissance et l'existence ne sont pas seulement le fait brut de la sexualité et du biologique. C'est le nom, la parole, qui fonde l'identité et la situation, c'est-à-dire l'ordre qui permet de reconnaître la place respective de chacun.

Qu'est-ce qu'un enfant ?
Jusqu'à Abraham l'Absolu est envisagé comme "El Elyone", le D.ieu suprême qui exige la rupture avec ce monde. Abraham inaugure une vision totalement différente., D.ieu est le D.ieu de l'univers, "El Olam" : l'accès au divin passe par notre monde. Il faut apprendre à "décrocher" de l'Absolu, ne pas s'y fondre comme en un nirvana. Il est nécessaire de creuser l'écart qui permet la production de la vie. C'est la fonction de la Loi que de trancher entre D.ieu et les créatures pour pouvoir se positionner, c'est la Loi encore qui doit faire en sorte qu'on ne puisse pas confondre le père avec le fils, la mère avec la fille.
Contrairement aux opinions en vogue, il ne suffit pas de "faire un gosse" pour qu'advienne l'être humain. On ne "fait" pas un enfant à la manière des animaux qui "font" des petits.
Mettre au monde un enfant, c'est accepter de changer de statut : c'est renoncer à rester soi-même, accepter l'intrusion de l'autre qui vous réduit et qui vous limite. C'est aussi l'inscrire dans une lignée, dans une généalogie qui déborde aussi bien le couple que la famille.
Mais c'est savoir aussi que nos enfants ne nous appartiennent pas, au même titre que nous ne nous appartenons pas nous-mêmes. Dès sa naissance il est inscrit sur ses registres de la société qui exige son nom dans les 48 heures, qui le suivra à la trace pour l'appeler sous les drapeaux. Les guerres nous montrent hélas que nos fils sont "les enfants de la patrie", et qu'à ce titre, celle-ci peut exiger jusqu'au sacrifice de leur vie sans nous demander notre avis. Comme s'il y avait "d'autres pères" derrière nous, des "Moloch" dévoreurs d'enfants.
Mais n'est-ce pas la problématique inscrite au cœur de chacun d'entre nous.

Devenir des parents : lier/délier
Une fois la vie instituée, il faut devenir des parents, c'est-à-dire amener nos enfants à la Loi devant l'Absolu. Les lier à la Loi : seule façon de les faire vivre en les rattachant à ce qui nous transcende pour qu'il puisse vivre au-delà de notre vie.
La coutume ashkénaze veut qu'à l'âge de trois ans on amène à la Torah l'enfant avec sa mappa. C'est le linge sur lequel il était couché lors de la circoncision et sur lequel se trouve inscrit son nom. On enroule cette mappa autour du Sefer Torah et l'enfant, représenté par son nom, se trouve ainsi "lié", par son père, à l'Absolu dont la Torah est l'expression.
Les relations des enfants aux parents sont vues sous l'angle de "l'attachement". Tout éloignement est perçu sous l'angle du "détachement". Plus souvent encore, la vraie vie est devenue la "situation" ce qui est un non-sens grave car nous avons oublié que la "situation " c'est le fait d'être situé par rapport aux autres et aux parents en premier lieu. C'est un terme dont on a détourné le sens en le plaçant dans l'ordre du statut économique. Ce détournement en dit long sur la manière dont l'individu est classé dans nos sociétés. Les parents veulent rester les propriétaires de leurs enfants et voient souvent dans leur attachement à la Torah "la mort de la vie", de la vraie vie qui est ailleurs : dans la ressemblance à leur propre image.
Cette tentation , nous la retrouvons dans la "aquéda" (la ligature). Abraham voit dans l'ordre de D.ieu : "veha'aléhou le'ola", "élève-le en holocauste", l'exigence d'un véritable sacrifice humain, et il est prêt à le réaliser. Il faut que D. arrête sa main et lui démontre qu'il n'est pas un Moloch ; c'est ce dernier qui demande le sacrifice des fils Les cimetières militaires sont remplis de fils qui n'ont jamais pu accéder au statut de pères. Or D.ieu n'exige pas du père "le sacrifice d'Isaac" mais l'acte de le lier et de délier. Ce qu'il faut, c'est "élever" nos enfants, "élever" au sens premier du terme. Seul il en serait incapable, nous demanderions l'impossible.
Nous devons les "lier" à D.ieu , et nous délier d'eux, c'est la seule façon d'assurer leur situation. Et c'est ce qui se joue tant dans la "aquéda" que d'une certaine façon, dans la bar-mitsva. Les amener, quand ils sont capables à leur tour d'engendrer, devant l'Absolu en leur faisant mettre les tefilines, ligature de la parole sur le corps et les délier en même temps de nous. Ils deviennent alors, comme nous, des bené-mitsva, c'est-à-dire "fils de la Loi". En quelque sorte, ils accèdent à une autre filiation à laquelle nous aussi, nous sommes rattachés. Devenir bar-mitsva n'est pas seulement une cérémonie qu'on fait à l'âge de treize ans : c'est le moment à partir duquel les pères et les fils se retrouvent sous un statut identique qui les dépasse.

Aussi Rosh Hashana, ce début d'année, est-il le moment de retrouver sa filiation par rapport à l'Absolu, et à travers nos parents. Pourquoi irions-nous, les veilles de cette fête dans les cimetières devant les tombes de nos parents, si ce n'est pour nous rappeler que nous en sommes les enfants ?
Toute naissance, et celle-ci "se rejoue" chaque année. consiste à redécouvrir le Père caché par nos éloignements qu'on appelle des fautes. D'où l'exigence du retour, de la "techouva" vers le Père, vers le Roi qui nous a donné une Loi pour que nous puissions nous situer dans l'ordre de la vie.

Roch Hashana ou le devoir de mémoire


Sonnerie du shofar - peinture sur verre de Martine Weyl
La nouvelle année juive ne se fête pas comme un nouvel an ordinaire, Car c'est un moment où se joue rien moins que la vie et la mort. La demande formulée dans la prière de ce jour, c'est d'être " inscrit dans le Livre de la Vie ". "A Rosh Hashana sont inscrits et à Kippour sont scellés combien (de personnes) pendant l'année disparaîtront et combien seront créées ; qui vivra et qui mourra ; qui atteindra le terme de sa vie et qui n'y arrivera pas" (prière de Moussaf). Rosh Hashana remet en question la vie de chacun au moment où s'entame l'année à venir, Et cette vie va dépendre de la capacité de chacun à se renouveler, c'est-à-dire, pour la tradition juive, de la volonté de chacun, à remonter à l'origine et à retrouver sa mémoire.

Malkhouyoth, Zikhronoth et Shofaroth
Ces préoccupations se trouvent notamment exprimées dans la Amida (prière) de Moussaf de ces deux jours, dans trois bénédictions particulières : les "malkhouyoth" (les royautés), les "zikhronoth" (les mémoires) et les "shofaroth" (les sonneries du shofar, la corne de bélier). "Le Saint, béni soit-Il dit : "Récitez-moi des malkhouyoth, des zikhronoth et des shofaroth à Rosh Hashana. Des malkhouyoth pour me proclamer votre Roi, des zikhronoth pour que votre souvenir parvienne favorablement jusqu'à Moi". Et comment ? Grâce au son du shofar." (Guemara Rosh Hashana 16b )

Les malkhouyoth : restauration de la royauté
Rosh Hashana rappelle la création et celle-ci n'est ni le résultat d'un hasard, ni le caprice ou la fatalité due à une divinité. Cet acte est issu de la volonté d'un Être Souverain, Il est l'autorité qui fait advenir à l'existence et de qui celle-ci dépend. Cet attribut de Souveraineté lui est inhérent : "Maître du monde qui a régné avant qu'aucun être fut créé, lorsque tout fin accompli selon sa volonté, Il fut proclamé Roi. jour où tout disparaîtrait, seul Il règnera..." (cantique Adôn Olam). Par l'acte de la création, Il s'est limité pour qu'autre que Lui puisse exister et être libre. Aussi, dans ce monde, est-ce aux hommes de faire reconnaitre cette royauté. Ainsi s'exprime le début de la prière de Aleinou : "C'est à nous de Douer le Souverain de toutes choses, de faire connaître l'Auteur de la création...". En d'autres termes, D.ieu n'est Roi que si les hommes l'acceptent comme tel. "Si vous êtes mes témoins, je serai votre Dieu" (Isaïe 43:10 ). Avant d'entamer une nouvelle année, la première démarche consiste à rétablir cette souveraineté souvent tombée dans l'oubli. Car la nature ainsi que les activités dans lesquelles les hommes se sont engagés cachent ou nient l'auteur de la création. Aussi, à travers toutes les prières de ces deux jours, ce terme revient constamment, Car, à l'époque messianique, "Ils accepteront tous De joug de ton règne. Car la souveraineté t'appartient et tu régneras à tout jamais dans la gloire. D.ieu sera reconnu Roi de toute la terre. Ce jour-là, Hashem sera Un et Son nom sera un " (prière de Aleinou - Moussaf de Rosh Hashana) Les premiers liens avec D.ieu sont ceux qu'on peut avoir avec un Roi. C'est Abraham qui fut le premier à l'exprimer et à le faire connaître en le nommant : Adôn", le maître, lui faisant ainsi de la place au sein de la création. Or, parler de Souverain implique la présence de sujets: "il n'y a pas de roi sans peuple". Il faut se dessaisir du tout pour lequel on se prend, faire de la place à l'Autre, accepter de n'être qu'un second et un être de manque.

Les zikhronoth : le devoir de mémoire
"Tu te souviens de tout ce qui s'est passé dans le monde.. A Hashem, notre D.ieu, tout est connu... Tu as institué la loi du Souvenir pour passer en revue chaque souffle et chaque être... C'est aujourd'hui l'anniversaire de la création, la commémoration du premier jour... (prière de Moussaf ). D.ieu le Souverain est Celui qui, par principe ne connaît pas l'oubli, car Il est au-delà du temps.
Les hommes, quant à eux, vivent dans le temps, ils y sont immergés. Et quand ce temps se réduit à l'actualité, aux actes, alors les repères et la mémoire disparaissent. "Ne pas avoir le temps" signifie paradoxalement, y être tellement investi qu'on est coupé de tout passé comme de tout projet.
Il faut alors en sortir. Et on ne peut s'en extraire que grâce à la mémoire et par une opération qui porte un nom : "la techouva", le retour. La techouva ne se réduit pas seulement au repentir, comportement exclusivement moral, C'est une démarche qui commande tout retour à la vie par un retour aux origines.
Pour le monde juif, le retour aux origines est le passage obligé de tout avenir : l'origine ne doit jamais être perdue de vue. Ainsi les bera'hoth (bénédictions) sont-elles l'estampille et la marque d'origine de l'objet consommé ou utilisé. De même, les mitsvoth (commandements religieux) sont des cordes de rappel destinées à évacuer de l'objet le risque de l'oubli.
Dans les mêmes conditions de réciprocité qui font que D.ieu n'est Roi que si les hommes le proclament comme tel, D.ieu ne se souvient des hommes que si ces derniers se souviennent de Lui. Il est demandé à D.ieu de se rappeler de l'homme, de "lui faire une place dans sa mémoire". La mémoire, dit Rabbi Tsadok, c'est l'éveil de la pensée et de la vie, c'est aussi le rappel à soi- même.

Les shofaroth : voix sans paroles
Les sons du shofar (corne de bélier) ramènent à la naissance; ils imitent le vagissement de l'enfant qui naît, les cris de la femme en travail, mais aussi de l'âme insufflée à l'être humain. C'est par le shofar que D.ieu est réintronisé, c'est par lui également que revient la mémoire. Il a une fonction d'éveil, de sortie du sommeil et de l'oubli. Comme tout instrument de musique, il n'émet que des sons, non des paroles articulées. Par le shofar, le juif se replace dans un univers de la voix d'avant la parole. Il renvoie à la naissance.
Mais c'est également l'évocation de la ligature d'Isaac, du don de la Torah ainsi que du temps de la délivrance : "Des sons comme ceux du shofar furent entendus lorsque la loi fut promulguée le troisième mois. Trois fois, en mémoire de ce jour, nous sonnons aujourd'hui du shofar, et trois fois il retentira encore pour donner le signal de notre délivrance " (prière de Moussaf). Rosh Hashana réouvre donc le juif à sa condition humaine, et le prépare ainsi à Kippour, don des deuxièmes Tables de la loi pour aboutir à Soukoth.

Rosh Hashana : Le récit de la Création


Marc Chagall : Adam, Eve et le serpent
Parmi les fêtes, Rosh Hashana a comme fonction de rappeler l'anniversaire de la création de l'être humain. Aussi, nous a-t-il paru intéressant de livrer sur ce thème, quelques textes de la tradition juive.

La création à partir d'un centre.
La Torah commence par le récit de la création de l'univers et de l'humain, tous deux issus de la volonté d'un Dieu créateur. Pour appuyer l'importance de cet acte, la Guemara nous enseigne en utilisant son langage imagé : " Rabbi Eléazar a dit : le monde a été créé à partir du centre... Rabbi Yitsh'ak ajoute : le Saint Béni Soit-Il a lancé dans la mer une pierre, à parer de laquelle le monde a été formé... les Sages enseignent que le monde a été créé à partir de Sion..." ( Guemara Yoma 54b). Selon ce dernier avis, le point d'émergence du monde ne peut être que le lieu du futur emplacement du Temple de Jérusalem, "cordon ombilical" par lequel la création entière se développe et est alimentée. Car : "de même que le nombril se trouve au milieu de l'individu, de même le pays d'Israël a-t-il été placé au centre du monde..." (Midrash Tan'houma /Kedochim n°10). D'après Rabbi Eléazar, c'est sur cette pierre, nommée "pierre de fondation" ou encore "pierre angulaire", que Jacob s'est endormi et a eu le songe de l'échelle faisant de ce lieu la "porte du ciel " Le monde s'est développé à partir d'un point central, source de vie et condition d'existence, définissant en même temps le point de jonction entre le Créateur et son univers. La Guemara utilise des termes se référant à l'espace (le centre) pour marquer l'importance de la création. Il n'est pas question ici de centralité géographique.

L'être humain : le centre du centre
D'après la tradition juive, c'est bien évidemment l'être humain qui est "le centre du monde" : "Rabbi Yehouda ben Pazzi enseigne : Le Saint Béni Soit Il a pris le contenu d'une louche (de terre) du lieu de l'autel (qui est au centre ) et c'est avec lui qu'Il a créé Adam. (D.ieu ) ajoute : "Qu'il soit créé à partir du lieu des sacrifices et qu'il soit capable de se tenir debout " (Talmud de Jérusalem, Nazir chap.7 n° 2 ). C'est là qu'il a été "assemblé" et "formé". Toutefois, une partie de la terre dont l'homme est fait, a été prélevée des quatre coins du monde, l'autre provient du lieu de l'autel, ( Guemara Sanhédrîn 38b et Pirké deRabbi Eliézer chap. 11). Adam est " le centre du centre ", l'élément essentiel de la création.

Le Centre : le paradis
Le centre est un espace protégé possédant toutes les qualités de l'intériorité : relations directes, intimes, en un mot, maîtrisées par l'être qui s'y trouve. C'est cet espace que la loi juive, à propos du Shabath, nommera "le domaine privé" par opposition au "domaine public" extérieur. Car les liens avec les êtres et avec les objets seront différents selon que ceux-ci se trouvent à l'extérieur ou à l'intérieur.
Après sa création, c'est dans un tel espace qu'Adam est placé par Dieu : le Jardin d'Eden : "Le Seigneur-D.ieu planta un jardin en Eden,... et il y plaça l'être humain qu'Il avait façonné " (Bereshith/Genèse 2:8). C'est là que toute vie commence par l'apparition de la parole, de la relation à l'environnement et de la loi/limite.
En effet, pour qu'un individu puisse vivre, il lui faut connaître le lieu qu'il occupe ainsi que la capacité de le différencier des autres. Aussi l'insertion en un lieu n'est-elle pas donnée, le jeune enfant l'ignore. C'est par l'éducation, donc par l'application de lois, qu'est enseignée à l'individu la possibilité de se situer par rapport au monde environnant. Dans le récit de la création, cette loi porte sur la nourriture, premier rapport à l'environnement. C'est de l'obéissance ou non à cette loi que va dépendre l'ancrage en un lieu.

Ancrage, rupture et expulsion
Mais s'il rompt avec la limite imposée qui lui garantissait son ancrage, se dissout son rapport avec l'espace initial : il perd sa "situation". La "transgression, le "passage" au-delà de la limite, se traduit par la perte de la centralité et par l'expulsion vers un dehors C'est dans ces termes qu'est décrite la transgression du premier couple dans le livre de la Genèse : "...parce que tu as mangé de l'arbre dont je t'avais enjoint de ne pas manger, maudite est la terre à cause de toi. C'est avec peine que tu en tireras ta nourriture... Et le Seigneur Dieu le renvoya du Jardin d'Eden.. (Genèse 3:17-23). Toutes les relations établies et immédiates, caractéristiques du monde intérieur, sont rompues et font de l'être humain un déraciné, un être qui ne "se sent plus chez lui". Aussi les relations ne seront plus les mêmes, elles s'inscriront dans l'ordre de la transformation et de la médiation : ainsi le travail pour l'homme, les douleurs de l'enfantement pour la femme ainsi que l'éducation de l'enfant. Là vont s'imposer la distance, le mouvement et les actes, la notion du temps, et plus particulièrement l'écart entre un projet et sa réalisation.
Qui parle de centre implique une périphérie, un dehors. Celui-ci est généralement typé négativement dans la mesure où il est inconnu, voire hostile. Le dehors n'appartient, en principe, à personne, et de ce fait, il est marqué par l'absence de toute relation établie. Ni l'espace ni le temps n'y sont maîtrisés.

Le mouvement, les actes et l'exil
Le terme de "transgression", avant même d'évoquer la notion de faute, signifie franchissement d'une limite. Adam et Eve sont expulsés du Paradis. Ainsi pour Rabbi Na'hmann de Bretslaw, le mouvement aussi bien que l'ensemble des activités humaines sont les conséquences de la faute du premier couple. Ils manifestent la perte, en tous cas momentanée, d'un lieu central. L'objectif de la Torah consistera à donner à l'être humain les instruments de la reconquête d'un centre
Cette expulsion est un exil, un lieu extérieur, qui pourtant conserve la mémoire du lieu d'origine. On ne peut pas parler de juif errant ou d'errance des Hébreux dans le désert. Dans les deux cas, il s'agit d'exils. Car jamais n'a été perdu le lien avec l'origine ou avec la destination : la Terre promise.

L'errance et la perte des repères
Dans la pensée juive, la présence de la limite ne fonctionne pas seulement comme orientation. Elle vise à garantir l'existence d'autrui. Aussi, dénier celle-ci aboutit à la perte définitive de tout repère. Tout se passe en effet, comme si la présence de l'autre était la condition de l'existence de l'individu comme être orienté. Ainsi, dans le récit biblique, le meurtre d'Abel par son frère Caïn, condamne ce dernier à l'errance. Après le drame, D.ieu s'adresse ainsi à Caïn : "....tu seras errant et fugitif de par le monde..." (Genèse 4:12).

Le retour "TECHOUVA"
Pour reconquérir sa centralité, l'individu est contraint de transformer le dehors pour le ramener vers le dedans, et ainsi à nouveau le maîtriser. Le rééquilibrage n'est possible que par un mouvement de retour. De même que l'hébreu utilise le terme de "avéra" ("passer de l'autre côté") pour exprimer la "transgression", de même exprimera-t-il la notion de "retour à l'équilibre" par le terme de "techouva" (retour). Ainsi le Shabath, par la suspension du mouvement et des actes, constitue-t-il la possibilité pour l'être humain de se recentrer.


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© A. S. I. J. A.