Les QUATRE COUPES de VIN ou le SÉDER du SÉDER
Rabbin Claude Lederer


Le vin occupe une place centrale dans le cadre des fêtes juives et des étapes de la vie en général , mais plus particulièrement à Pessa'h lors du Séder. La Guemara de Pessa'him p. 108 dit notamment : "on ne prendra pas moins de quatre coupes de vin" et plus loin : " les Sages ont institué quatre coupes de vin pour exprimer la libération..." .(Pessa'him 109b).

Adam, Noé et la vigne

D'après la tradition juive, le vin fait son apparition avec la faute du premier couple. Le texte de la Torah ne précisant pas la nature du fruit défendu dans le Gan Éden, les rabbins proposent plusieurs interprétations, dont l'une est celle de la vigne : "Selon Rabbi Méir, l'arbre dont Adam mangea le fruit était la vigne car rien ne procure autant de gémissements à l'homme que le vin..." ( Guemara Sanhédrîn 70b).

En consommant ce fruit, Adam et Ève "découvrent" leur nudité. "J'ai eu peur parce que je suis nu, et je me suis cachéé. Alors Dieu lui dit : " Qui t'a dit que tu étais nu ? Est-ce que tu as mangé du fruit que je t'avais interdit ?..." ( Bereshith / Genèse 3: 10-11 ). La transgression provoque une "découverte" : la prise de conscience de leur nudité : "...leurs yeux se dessillèrent et ils surent qu'ils étaient nus..." (Gn. 3:7). Les effets du vin se retrouvent chez Noa'h [Noé] qui, après le déluge, entreprend de cultiver la vigne : "Il but de son vin, il s'enivra. Et il se dénuda au milieu de sa tente.... " Gn. 9:21)... où il s'endort.

Le vin "met à nu" le corps aussi bien que son intériorité, amenant l'être à dévoiler ce qui aurait dû rester caché. Il fait perdre le contrôle en déséquilibrant l'individu tant sur le plan physique que mental.

L'impossible devient possible

Aussi l'homme va-t-il se retrouver dans une situation où le réel ne domine plus. "Celui qui porte son regard dans une coupe, marche sur des chemins balisés " ( Proverbes 28: 31 ).
Rabbi Ami et Rabbi Assi [ont commenté tous deux ce passage]. L'un a dit : "Celui qui contemple le fond de sa coupe, considère le monde entier comme un champ libre" ; et l'autre : "Celui qui regarde le fond de sa coupe croit qu'il a le champ libre pour tous les incestes" (Guemara Yoma 74b ).
Mais aussi, " selon Rabba [le verset qui dit : " Ne regarde pas le vin qui rougit - Proverbes 31: 31] signifie : "ne regarde pas le vin qui entraîne l'effusion du sang " ( Guemara Sanhédrîn p. 70). Lui retirant toute lucidité, il donne le sentiment de la libération de toute contrainte. L'ivresse mène au sentiment que le désir impossible est possible : l'inceste aussi bien que le meurtre.

La transgression a amené l'homme à affronter la vie dans la pénibilité : " . c'est avec peine que tu en tireras [de la terre] ta nourriture tant que tu vivras... C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain..." (Gn. 3:17-19 ). Tout comme l'excès de vin, la dureté du travail fait perdre à l'individu son identité et sa lucidité. Elle détruit toute pensée claire et toute conscience.

Le secret de la consolation

L'ambivalence du vin fait de lui un élément supra naturel. Dans la mesure où elle est considérée comme le fruit de l'arbre interdit, la vigne aurait dû rester interdite à la consommation. Provenant des profondeurs du fruit, de ce qui y est caché, le vin est assimilé au "sod ", au secret, à ce qui n'est pas donné au regard. La valeur numérique des termes " YAYINE - יין", le vin, et " SOD - סוד ", le secret, est identique. "Quand pénètre le vin, se dévoile le secret ". (Guemara Sanhédrîn 38a).

En effet la vigne ne donne pas des récoltes immédiates. Le vin nécessite toute une série de manipulations qui le fait ressembler à la vie humaine : il faut le presser pour le faire sortir, il doit respirer, il doit vieillir. Le vin possède une nature autonome par rapport au corps du fruit. Les rabbins marqueront cette autonomie par le fait que la berakha [la bénédiction] sur le vin sera différente de celle que l'on fait sur le raisin.

N'étant pas véritablement de ce monde, la Torah et la Guemara disent à son sujet : " Le vin n'a été créé que pour réconforter les gens en deuil et pour récompenser les méchants comme il est dit : "Donnez des liqueurs fortes à celui qui va périr et du vin pour celui dont l'âme est pleine d'amertume" (Proverbes 21:1 in Guemara Erouvîn 65). Faisant entrevoir la vie d'une autre façon, il a le don de consoler.

Réjouir D.ieu et les hommes : le vin de la liberté

Cette capacité de dévoilement inconsidéré possède aussi des aspects positifs. " D'où savons-nous que (les Lévites) ne chantent de cantique (lors d'un sacrifice) que sur du vin ? C'est parce qu'il est écrit : "[le vin] réjouit D.ieu et les hommes.." (Juges 9:13). Comment le vin peut-il réjouir D.ieu ? De là on apprend qu'on ne dit de shira [de cantique] que sur du vin. (Guemara Berakhoth 35a).

" Ton palais ressemble à un vin exquis qui rend loquaces les lèvres assoupies" (Shir Hashirim / Cantique des Cantiques 7:10 ). Ainsi le Shabath, par l'arrêt du travail, se présente comme une libération, d'où le Kidoush qui fonctionne entre autres comme "rappel de la sortie d'Égypte ". De même, le texte du Lekha dodi du vendredi soir, comporte cette phrase :
"Eveille-toi, éveille-toi, chant de ma parole ". La libération du labeur doit ramener l'homme à pouvoir retrouver la capacité de la parole et celle-ci s'exprimera d'autant mieux dès lors qu'elle sera accompagnée du vin.

L'aliénation au travail fait disparaître des actes toute parole signifiante et séparatrice. Le Shabath a comme fonction de la faire circuler, de la recharger de sens par le récit et par le vin . Le vin aide à "s'exprimer " ; c'est d'ailleurs le sens de ce mot : "presser pour extérioriser ?" Aussi quand la Torah dit "Souviens-toi du jour du Shabath ", la Guemara ajoute "souviens-toi de ce jour en prenant du vin ". La parole enfouie par la condition humaine, est libérée par le vin.

Libération de l'esclavage, libération de la parole.

C'est un lieu commun de dire que Pessa'h rappelle la libération de l'esclavage. Mais il faut insister sur le fait que tout pouvoir totalitaire étouffe toute velléité et toute capacité de parole. "Moïse parla aux enfants d'Israël, mais ils ne l'écoutèrent pas par manque de souffle et à cause de la dureté de leur servitude " (Shemoth /Exode 5:9). La Hagada nous rapporte que "la parole est en exil". La libération est donc aussi la possibilité de la retrouver.

Ainsi, lors du Séder, chaque membre de la famille est tenu de boire quatre coupes de vin : "Sur quelles bases [de la Torah] nos sages ont-ils institué les quatre coupes des soirs de Pessa'h ? Rav Houna répond au nom de Rav Benaya : C'est par rapport aux quatre expressions de libération qui ont été dites à propos de l'Egypte (6:16) :
" Je vous ferai sortir"... Je vous délivrerai... Je vous affranchirai… Je vous adopterai comme peuple ..." (Midrash Bereshith Raba chap. 85).

Chacun de ces termes correspond à l'une des étapes de la sortie d'Égypte. Dans l'ordre elles signifient : la fin de l'esclavage, la sortie proprement dite, le passage de la Mer Rouge et le don de la Torah. Aussi les quatre coupes structurent-elles le Séder qui signifie "ordonnancement ". La première coupe se fait au début sur le Kidoush, la seconde sur le récit, la troisième après le repas sur le birkath hamazone et la quatrième sur la récitation du Hallel.

On ne prendra le vin qu'en ayant saisi sa nature et celle de l'être qui le boit. Ceci n'est possible qu'après être sorti d'Égypte et après avoir rétabli les conditions de l'alliance.


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