Notice sur la vie et les travaux de JACOB KAPLAN
par Alain Besançon (suite et fin)

La libération, la fin de la guerre, découvrent un paysage dévasté au-delà de ce que pouvait savoir même le Grand Rabbin, de tout ce qu'il pouvait imaginer. Les grandes cérémonies qu'il préside mettent dans une forme sacrée le deuil indicible des coeurs. Il faut reconstruire la vie religieuse juive, alors qu'un quart environ des rabbins et des ministres officiants ont été assassinés que presque toutes les synagogues ont été détruites, profanées, saccagées, et il faut reconstruire la vie juive tout court, puisque les biens juifs sont encore entre les mains d'administrateurs nommés par le Commissaire général aux Questions juives. Immense travail, mais en principe régulier et pacifique qu'un homme de l'envergure de Jacob Kaplan pouvait aborder sans crainte. Mais voici qu'une nouvelle épreuve se dessine qui va exiger autre chose que du talent : il ne s'agit rien moins que du rapport entre les Juifs et l'Eglise catholique

Alger, 1956
La vocation personnelle de Jacob Kaplan est née du souci de rendre et de faire rendre justice à la foi juive. Cela s'adresse à tous et en particulier aux catholiques. Avant la guerre, s'il recueillait avec reconnaissance les actes de justice des catholiques, il n'en veillait pas moins au respect des frontières. Il demanda par exemple, alors qu'il devait célébrer un office pour les morts de Verdun, de ne pas le faire devant une croix. Pendant la guerre, à Lyon, il trouva chez des catholiques, une aide tantôt prudente mais substantielle, ainsi auprès du Cardinal Gerlier, tantôt généreuse, et quelquefois héroïque. Il est juste de citer dans cette enceinte le nom de Germaine Ribière, de Jean-Marie Soutou, du Père Chaillet. Reste un fait massif, que le cardinal Ratzinger définit en ces paroles qui sont d'un grand poids : "Le fait que l'extermination des juifs par Hitler avait aussi un caractère sciemment antichrétien est important et ne doit pas être passé sous silence. Mais cela ne change rien au fait que des hommes baptisés étaient responsables. Même si la SS était une organisation de criminels athées, et même s'il n'y avait guère de chrétiens croyants parmi eux, toujours est-il qu'ils étaient baptisés. L'antisémitisme chrétien avait préparé le terrain jusqu'à un certain degré, on ne peut pas le nier. Il y avait un antisémitisme chrétien en France, en Autriche, en Prusse, dans tous les pays, et sur la base de ces racines, les fruits pouvaient pousser. C'est en fait un motif de constant examen de conscience" (9).

Ce n'était donc pas seulement le rapport de l'Eglise aux juifs qu'il fallait revoir, mais son rapport à elle-même, et dix neuf siècles d'interprétation de l'Ecriture. L'immense vaisseau ne pouvait tourner en un jour. Or on peut soutenir que le Grand Rabbin est de ceux qui lui ont donné une impulsion initiale décisive. Ce faisant, il n'a pas fait de bien qu'à son peuple, mais au peuple chrétien tout autant, et à l'humanité entière.

Je ne peux rapporter ici toutes ses actions. Dès sa jeunesse, il avait bataillé contre les clichés séculaires, dont le principal, qui veut que le Dieu de Jésus-Christ soit un Dieu d'amour et celui de Moïse un Dieu de crainte, remonte pour le moins à l'hérésiarque Marcion, au milieu du 2ème siècle, et revient sous des formes diverses à toutes les époques et à la nôtre. Au lendemain de la guerre, il participa à l'importante conférence de Seelisberg, où des gens d'Eglise et de Synagogue tombèrent d'accord pour essayer d'arracher cette tenace ivraie. Jacob Kaplan fut fidèle à sa méthode : mettre les hommes en face de leur responsabilité morale et exiger des dispositions précises. En même temps qu'il demandait des actes, il ne suspectait pas les intentions. Bien au contraire, Jacob Kaplan a mis tout son soin, pendant des années à recueillir les témoignages des Gentils en faveur d'Israël et il a intitulé l'une des ces anthologies : Un enseignement de l'estime (10). Il collectionne les bons témoignages non seulement des amis des juifs, mais de leurs ennemis même. Il va jusqu'à citer des déclarations repentantes de criminels jugés à Nuremberg. C'est ainsi que dans le livre des Nombres, Balaam, prophète moabite, venu pour maudire Israël, réprimandé au dernier moment par son ânesse, finit par le bénir (Nombres, 22).

Or voici que survint un cas qui permit de tester les nouveaux principes encore en gestation. L'affaire Finaly, qui remua l'opinion mondiale en 1952 et 1953, est suffisamment dans nos mémoires pour que je n'en rappelle que les grandes lignes. Deux enfants nés en France du Dr Finaly en 1941 et 1943, dûment circoncis, sont mis à l'abri par leurs parents dans une crèche municipale de Grenoble dirigée par une Mlle Brun. Les parents disparus en déportation, les enfants sont réclamés par leur tante. Mais Mlle Brun, qui s'est fait nommer tutrice provisoire, multiplie les délais. En 1948, elle avoue qu'elle les a fait baptiser catholiques. C'est seulement en 1952 que la famille Finaly obtient une décision de justice l'obligeant à rendre les enfants. Ils ont déjà disparu. En janvier 1953, Mlle Brun est incarcérée sous le motif de rapt d'enfants. Mais où sont les enfants ? On les signale à Bayonne, puis à la maison de Notre Dame de Sion à Grenoble. La supérieure de cette institution est arrêtée à son tour le 4 février. On devine qu'ils sont quelque part en Espagne.

A Jacob Kaplan, qui depuis 1950 est Grand Rabbin de Paris, et Grand Rabbin de France par intérim, revient de dénouer l'affaire. Observons sa conduite. Il rend visite à Mgr Touvet, qu'il connaît pour avoir servi avec lui aux armées. Lequel l'introduit auprès de la supérieure générale de Notre Dame de Sion, congrégation, rappelons le, fondée au 19ème siècle dans le but de convertir les juifs. Il la convainc, mais elle est déchirée. Des organes catholiques prétendent que les Finaly souhaitaient que leurs enfants devinssent catholiques. Il faut démentir, mais sans enflammer les médias. On ne sait plus quoi penser de l'attitude hésitante d'une partie de l'épiscopat. On préfère ne pas saisir Rome qui reste liée au droit canon du 19ème siècle. Finalement le Grand Rabbin agit comme il a toujours fait : il décide de prendre un pari sur la rectitude morale de ceux qui se sont engagés avec lui le cardinal Gerlier, le P. Chaillet, Germaine Ribière et d'autres, catholiques, protestants, agnostiques. Ensuite de tenir cette ligne avec patience, finesse, modération, fermeté, diplomatie et tout ce qui relève de la vertu de prudence. Ne croyons pas que c'était facile.

Les choses traînaient étrangement en longueur, les pressions et les passions de toutes parts étaient extrêmes. Finalement, grâce notamment à l'étonnant sang froid de Germaine Ribière, les enfants furent extraits de leur couvent du pays basque et rendus à bon port. C'était la victoire, mais dans la paix civile maintenue et renforcée (11).

Au milieu de la crise Jacob Kaplan reçoit la visite de deux journalistes, l'un juif l'autre non, qui l'adjurent ne plus croire à la bonne foi de l'Eglise et de ne plus traiter avec elle. Il leur répond : "Votre argumentation est convaincante. Seulement par l'accord nous avons quelque chance d'avoir les enfants ; sans l'accord, même si nous gagnons le procès, les enfants resteront en Espagne ; à vous maintenant de décider". Ouvrons la Bible au premier livre des Rois c'est une application presque littérale du jugement de Salomon.

L'affaire Finaly fut le point critique et d'une certaine façon culminant des rapports du Grand Rabbin avec le monde chrétien. Mais nullement le point final. Il avait toujours eu des amis chrétiens, et après cette affaire il en eut plus que jamais. Il fut fort actif dans l'association de l'Amitié judéo-chrétienne. Ce qui ne l'empêcha nullement de réagir vivement quand il voyait une méconnaissance ou une injustice à l'égard du judaïsme. Jules Isaac, figure classique de la laïcité à la française, quand sa femme et sa fille eurent été assassinées, cria vers le ciel. Il lut les Évangiles et crut y trouver la racine de l'antisémitisme chrétien. Il revint au judaïsme. Il alla voir le pape Jean XXIII, en 1959, lui exposa sa requête, reçut en réponse qu'il avait droit "à plus que de l'espoir ". Il rendit visite également aux autorités protestantes et orthodoxes. Jacob Kaplan se joignit à lui dans sa démarche auprès du Cardinal Béa, avec qui il pensa avoir trouvé un accord. Il fut déçu, du moins en partie, et le dit, quand la déclaration conciliaire de 1965 lui parut en retrait sur ce qui avait été convenu, en retrait même sur la déclaration de Seelisberg, voire, sur un point, (le fameux " déicide ") en retrait sur le catéchisme tridentin ! Trente ans ont passé. Il y a eu de nouvelles prises de position de l'Eglise, comme en 1973 les Orientations pastorales sur l'attitude des chrétiens à l'égard du judaïsme, document du comité épiscopal français ; comme diverses déclarations du Pape, notamment à la synagogue de Rome. Le Grand Rabbin eut lieu d'en être satisfait et le publia. Tout cela concerne le rapport social du judaïsme au monde chrétien, dans un soigneux évitement du mélange et du syncrétisme et dans un esprit de paix. Cela ne touche pas au schisme originel qui sépare ces deux religions qui se réclament de la même Bible et disent les mêmes prières. Mais cela est un autre chapitre que le Grand Rabbin jugeait sans doute prématuré d'ouvrir. Dans un débat tenu en 1966 avec le futur cardinal Daniélou, de part et d'autre noblement argumenté, il conclut que "les Juifs demanderont seulement pour prix de leurs souffrances, une bénédiction, c'est à dire la reconnaissance de leur droit chèrement acquis d'être appelés le véritable Israël " (12).


Pendant ces années Jacob Kaplan est devenu un grand personnage. Il voyage beaucoup, aux Etats Unis où il reçoit de solennels hommages, en Afrique du Nord, où il s'occupe de réunir le monde sépharade avec le monde encore très ashkénaze de la métropole. Après 1961, il l'installe en France, et fait face au doublement de la communauté. Mais une bonne nouvelle le soutient dans ces travaux herculéens le succès du sionisme, la fondation de l'Etat d'Israël.

Il faut savoir que le rabbinat européen, surtout hors de France, a longtemps été réservé et souvent hostile à l'égard de l'idée sioniste. Certains rabbins pensaient que la Terre de la Promesse ne pouvait être rendue au peuple que par le Messie lui-même, et que la constitution d'une nation semblable aux autres, sans référence nécessaire à la Thora, ne convenait pas à la mission sacerdotale du peuple juif. D'autres voyaient les dangers de l'installation en milieu hostile. D'autres enfin craignaient que cette nouvelle nation vers laquelle les juifs de la diaspora seraient spontanément tournés, ne mît en danger la citoyenneté si chèrement acquise dans leurs pays respectifs. Eh bien, toutes ces difficultés n'existaient tout simplement pas pour Jacob Kaplan (13). Il ne voyait pas pourquoi il serait interdit aux juifs d'échapper à l'oppression ou à la mort en créant un foyer national, pourquoi ils ne pourraient faire refleurir une terre où le lait et le miel ne coulaient plus depuis deux mille ans, pourquoi il y aurait contradiction entre leur qualité de citoyens, dont les titres étaient scellés dans le sang, et leur amour d'Israël. Dans sa pensée déjà exprimée en 1937, il n'y a jamais eu d'opposition entre Paris et Sion. Cela est encore un trait constant du Grand Rabbin : un sens de la conciliation possible des opposés, non par la voie d'un compromis, mais par l'accès à un point de vue supérieur où les contradictions se résolvent. Ainsi n'a-t-il rien vu d'insurmontable, par exemple entre le mouvement des Hassidim, plus mystique et populaire, et celui des Mitnagdim, plus élitiste et plus légaliste. Ce point de vue supérieur lui est donné par sa foi, parfaitement sûre et orthodoxe, nourrie aux sources, et vivifiée par une relation fort intime avec le Seigneur. Il fut, un matin, favorisé d'une extraordinaire expérience sensible au sujet de laquelle il fut sobre, comme toujours, mais " rendant grâce à jamais pour cette exceptionnelle faveur divine " (14). Favorable au sionisme dès les années trente, il le fut jusqu'à sa mort, et n'hésita pas à protester avec la dernière vigueur chaque fois que le gouvernement français lui paraissait errer en ce domaine.


Avec le Pape Jean-Paul II, 1980
Avec le Pape
J'en viens aux années soixante-dix et quatre-vingt. Le Grand Rabbin est un vieillard et il lui reste de nombreuses années à vivre. Il atteint enfin une zone de paix relative, où la vie féconde et paisible qui est son idéal de toujours peut être enfin menée. Il réalise, par exemple, un projet qui lui est cher : la construction d'un vaste groupe scolaire, qui porte le nom de Yabné, et maintenant, pour le lycée et le collège, celui de Jacob Kaplan. Il rassemble et republie ses oeuvres. Il reçoit honneurs qu'il honore en retour en les recevant : il est fait Grand-Croix de la légion d'honneur, il est élu dans notre Académie, en 1967. Il en devint un membre aimé. A moi aussi, qui ai l'honneur de lui succéder, il a fait beaucoup de bien, j'ai eu de profit à vivre quelque temps à son contact, dans l'histoire de sa vie, comme disaient les scolastiques, le bien est diffusif de soi.

Je n'ai aperçu qu'une seule fois le Grand Rabbin Kaplan, aux côtés de mon maître Raymond Aron. Il était de taille moyenne, avec un de ces visages maigres la vieillesse ne défait pas et une sorte de dignité religieuse évidente, au point les gens dans la rue lui donnaient parfois du "Mon Père ". Il embellissait en vieillissant, un peu comme le Booz de Victor Hugo "car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand ". J'espère avoir donné un crayon de ce qu'il était au moral. Ses vertus, le courage, la droiture, la bonté, la prudence, se regroupent le chef de la biblique vertu de Sagesse. "Car l'Eternel, dit le livre des Proverbes qu'il aimait citer, donne la sagesse ; de sa bouche sortent la connaissance et l'intelligence ; il tient en réserve le salut pour les hommes droits, bouclier pour ceux qui marchent dans l'intégrité, en protégeant les sentiers de la justice et en gardant la voie de ses fidèles" (Proverbes, 2). Sa discrétion et sa modestie se rapportent à ces versets du même livre -"Confie-toi en l'Eternel de ton coeur, et ne t'appuie pas sur ta sagesse. Reconnais-le dans toutes tes voies, et il aplanira tes sentiers ". L'extraordinaire unité, et, ce qui revient au même, simplicité, que je constate dans la personne de Jacob Kaplan, se relient, par l'exercice de l'étude, de la prière, des commandements, à l'unité de Celui qui s'est révélé comme étant un.

Il mourut dans sa centième année, le 5 décembre 1994, "rassasié de jours".


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