Notice sur la vie et les travaux de JACOB KAPLAN
par Alain Besançon (suite)

La synagogue de la rue de la Victoire à Paris, où le G.R. Kaplan a officié pendant plus de soixante ans
Victoire
"Sois fort et vaillant" : ainsi parla Moïse à Josué, au moment d’introduire Israël dans la Terre promise (Deut.31,23). "Sois fort et vaillant" est aussi une formule du rituel de consécration des rabbins. Nous allons voir comment Jacob Kaplan fut fidèle à ce précepte.

Le premier courage consiste à voir le danger et à nommer l’ennemi, car le lâche préfère ne rien voir afin de ne pas avoir à dire. Le premier jour de Pessah, le 12 avril 1933, le rabbin Kaplan prêche sur ce texte de la Haggada: "A chaque génération on tente de nous exterminer, et le Saint, béni soit-il, nous sauve de nos ennemis" (4). Il dénonce d’une voix solennelle les premières persécutions des Juifs d’Allemagne. "Votre vieux Dieu allemand (... ) n’a rien de commun avec le Dieu d’Israël. Le Dieu d’Israël dit: "Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, tu ne convoiteras pas » et vous, vous élevez au rang d’un véritable devoir national, le meurtre, le vol, le mensonge, la convoitise. Le Dieu d’Israël dit : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même", et vous, ceux qui ne partagent pas vos doctrines de haine, vous les livrez aux brutalités de vos bandes déchaînées. Le Dieu d’Israël dit: "Tu n’opprimeras pas l’étranger », et vous, vous mettez votre gloire à devenir les bourreaux officiels de pauvres êtres que vous dépouillez de leurs droits de citoyens pour en faire des hommes sans patrie.(...) Oui, en vérité, vous ne connaissez pas l’Éternel. Il est tout l’opposé de l’idole barbare devant laquelle vous vous prosternez. Mais si vous ne connaissez pas l’Eternel, le Seigneur, lui, vous connaît bien et il saura vous infliger le châtiment de vos forfaits". Tout est dit, dans la lumière d’une foi inébranlable. Pharaon, Aman et ses fils ont été anéantis. Disparus, les Egyptiens, les Grecs, les Romains, et "Israël, dépossédé de son sol, dispersé dans toutes les régions du globe, Israël a vu par une suite de prodiges, toutes les tentatives d’anéantissement échouer contre lui". L’Eternel, fidèle à son Alliance, affirme Jacob Kaplan, n’abandonnera pas son peuple. Ce jour-là, Il a donné à son serviteur Jacob, la force d’une parole prophétique.

Il faut souligner que la prédication de Jacob Kaplan, dans ces années, ne se limite nullement à réclamer la justice pour les persécutés d’Allemagne, de Pologne, de Roumanie. Elle ne se borne pas à proclamer leurs droits, si chèrement mérités, de citoyens. Elle appelle aussi Israël à considérer l’épreuve sous l’angle religieux, sous l’angle des fautes commises et à "revenir à Dieu" (5). "Vous serez pour moi un peuple de prêtres et une nation sainte" avait dit l’Eternel. A ceux qui se sont trop confiés au culte de la science ou à la séduction des honneurs, il pose la question : n’est-ce pas là une forme d’idolâtrie ? Il cite Jérémie : "Que le sage ne se glorifie pas de sa science, que le vaillant de ne se glorifie pas de sa force, que le riche ne se glorifie pas de sa fortune, mais que l’homme désireux de se glorifier se glorifie de me comprendre, de savoir que je suis l’Eternel exerçant la bonté, le droit, la justice sur la terre" (IX, 22). Tant il est évident pour la foi vive du rabbin Kaplan, que, hors l’Eternel et la fidélité au pacte qu’il a noué avec les Pères, il n’est point de salut pour Israël, ni pour l’ensemble de l’humanité dont Israël porte, en vertu de son sacerdoce, la responsabilité morale. La qualité sacerdotale d’Israël est un point que Jacob Kaplan ne perdit jamais de vue.

Et voici qu’arrive la guerre, la défaite,douloureuse pour le combattant de Verdun, et l’insupportable condition qui est brusquement imposée à son peuple.

Jacob Kaplan avait été nommé en 1939 l’auxiliaire du Grand Rabbin de France, Isaïe Schwartz. Démobilisé, il rejoignit le Grand Rabbin auprès du gouvernement, c’est à dire à Vichy. C’est à Vichy, puis à Lyon, qu’il exerça jusqu’à la libération son ministère.

J’avoue que j’ai du mal à évoquer ces années, tant elles sont remplies de choses honteuses. Je trouve un grand réconfort dans les paroles mêmes de Jacob Kaplan.

Au lendemain de la parution du statut des Juifs, Jacob Kaplan prêcha le 15 novembre 1940 sur Abraham, particulièrement sur son intercession en faveur de Sodome et de Gomorrhe (6). Il dit : "Quand je relis le récit biblique, j’ai honte pour notre époque. On en est venu, dans un pays aussi civilisé que le nôtre, à adopter une règle de justice diamétralement opposée à celle d’Abraham. La solidarité qui existe entre tous les hommes et plus particulièrement entre les membres d’une même collectivité, cette solidarité invoquée par Abraham pour sauver des coupables, on l’invoque également de nos jours, mais c’est pour nuire à des innocents ". Il conclut : "Quant à nous, nous sommes fiers d’être les fils d’Abraham, fiers de nous réclamer de sa race, fiers d’appartenir à sa religion. Nous ne renoncerons pas à notre qualité de juifs pour échapper aux rigueurs d’un statut qui, aux yeux du vulgaire seul, peut sembler déshonorant

Je ne veux pas non plus raconter tout au long les tribulations et les épreuves que subit la famille Kaplan pendant la guerre. Je crois que le Grand Rabbin, tel que je pense le connaître, me ferait observer qu’il ne fit que subir le sort commun de son peuple, et que lui, au moins, avec sa famille proche, survécut, comme survécurent près des trois-quart des juifs français, par un mélange inextricable de hasard, de providence, et d’actions justes, courageuses et bonnes de ses compatriotes, qu’ils fussent ou non chrétiens, de droite ou de gauche. La France, pour lui, c’était eux. Deux épisodes, pourtant.

En décembre 1943, lors de l’office synagogal, deux hommes entrent pour jeter des grenades dans la foule. Mais c’était juste le moment où les fidèles se tournent vers la porte d’entrée, selon le rituel, pour dire "Viens fiancée, viens fiancée" - la "fiancée" étant le Sabbat lui même. Les hommes, stupéfaits de faire face à une assemblée qui les regarde sans crainte, lâchent leurs grenades par terre, qui ne font pas grand mal. Un instant plus tard, l’assemblée étant tournée vers l’Arche sainte, ils eussent lancé les grenades, et c’eût été le massacre. Un miracle, commente brièvement le rabbin Kaplan (7).

Assumant par intérim depuis janvier 1944 la charge de Grand Rabbin de France, Jacob Kaplan est arrêté le 1er août, alors qu’il vivait depuis quelques mois dans la clandestinité, par des auxiliaires français de la police allemande qui se mettent en devoir de le conduire à la Gestapo. Mais cela prend du temps, et Jacob Kaplan l’emploie à leur parler. Dans sa sacoche, il porte un châle de prière et les Tephilîn, ces petits cubes qui contiennent des textes de la Thora. Les policiers veulent les ouvrir le rabbin le leur interdit. Ce geste majestueux du rabbin qui protège l’objet sacré, les Rouleaux de la Loi ou les Tephilîn, et qui est obéi, je l’ai lu dans d’autres récits de ces années. Dans le café où ils attendent la voiture de la Gestapo, Jacob Kaplan ouvre son livre de prières et prie à haute voix. Puis - je raccourcis l’histoire - il s’adresse au "Chef", lui parle de ses titres militaires, et comme il a remarqué sur lui une médaille de piété, lui dit : "Vous êtes un homme religieux et pourtant, vous qui savez que je suis un père de cinq enfants, vous me conduisez à la Gestapo". Finalement, mus par diverses craintes, les unes très basses, les autres peut être moins, les policiers le relâchent, moyennant rançon (8). Un peu plus tard ils furent arrêtés. Comme rabbin, comme juif, Jacob Kaplan ne voulut pas les reconnaître afin de ne pas être un dénonciateur. Mais comme l’un d’eux insistait pour être reconnu, il le fit et témoigna ensuite en sa faveur. L’homme sauva sa peau. Remarquons ici une séquence caractéristique. Jacob Kaplan, en situation extrême, commence par se mettre en présence et sous la protection du Maître de l’Univers. Puis il s’adresse à l’adversaire en le mettant clairement en face de sa responsabilité morale, en tant qu’il est un être capable de raison. Nous retrouverons ailleurs cette séquence.

Page précédente Page suivante

Rabbins Judaisme alsacien Histoire
© A . S . I. J . A .