LA COMMUNAUTÉ JUIVE
son histoire et sa constitution

Par le Rabbin Joseph Bloch
Extrait de L'AMANDIER FLEURI première année, 2ème cahier, décembre 1949-janvier 1950

Pour la tradition juive telle que nous la trouvons déposée dans la littérature talmudique et midrachique, la communauté juive existe depuis les temps les plus anciens. De même que les peintres, au moyen-âge, et jusqu'au seuil des temps modernes, représentent les personnages de l'antiquité et des siècles passés dans les costumes et les ambiances de leur propre temps, les talmudistes et les rabbins du Midrach, pendant de longs siècles, placent les récits bibliques dans un cadre qui est celui de leur époque.
Les mots kahal (assemblée) et edoh (communauté) qui se trouvent déjà dans le Pentateuque sont employés par eux dans le sens et avec la signification que leur donnent leurs contemporains.

ANTIQUITÉ

"L'entrée à la synagogue" - gravure de Hermann Junker
En réalité, les conditions de formation de la communauté (au sens actuel de ce terme) n'existent que depuis l'exil babylonien, où les communautés politiques et religieuses s'identifiaient. L'association nationale-religieuse fit place à une organisation purement nationale. Les synagogues, où les fidèles se rassemblaient, surtout aux jours des fêtes et des jeûnes, devinrent les centres de la vie civile et religieuse. Elles étaient "hôtel de ville", "palais de justice", "maison du peuple" et "lieu de prières". Toutes les synagogues construites pendant la période allant de la destruction du premier temple à la construction du second, gardèrent le caractère civil et religieux.
La communauté juive politique s'appelait "hever'ir" (association municipale) ou "héver hayehoudim" (association de juifs) dans les endroits hellénistes : "synodos" ou "synagogues", tandis que le nom le plus ancien de la communauté religieuse était edah.
On trouve ensuite la désignation de kehillâh, kâhâl, tsibour et kenesseth et pour les membres benè hakenesseth. La dispersion des Juifs grandissant, des communautés politiques se formèrent dans tous les centres de commerce tout autour de la Mer Méditerranée, en Asie Mineure et en Babylonie.
Juridiquement, les juifs n'étaient pas citoyens de leur nouveau domicile, mais de leur commune d'origine. Ces nouvelles communautés furent considérées par la loi comme des colonies de commerçants étrangers, jouissant d'une constitution politique et d'une juridiction nationale.
Cette situation changea avec la destruction de l'Etat juif par les Romains (70 ans après). A partir de ce moment, les Juifs dans l'empire romain, furent peregrini dediticii (étrangers soumis). Ils pouvaient former une association pour leur culte, mais ne possédaient plus de juridiction nationale. Pourtant, ils gardaient le droit de cité romaine, et étaient traités politiquement domme nation. Le droit de construire des synagogues et d'administrer leur fortune communale leur était laissé.
La communauté était composée d'indigènes (benè hâir) qui y étaient établis depuis plus d'un an, d'habitants (yôchevé hâir) établis depuis plus d'un mois et moins d'un an. Par l'acquisition d'une maison, on devient indigène (ben hâir).
A la tête de la communauté se trouvait le Conseil municipal (gérousia, boulè, kenichtâ de boulè) composé de 7, 10 ou 12 membres appelés tovè hâir, havérim, parnassim, zeqenim.
En Palestine, le patriarche (nâssi), en Babylonie, l'exilarque étaient compétents sur certaines questions ; c'est eux qui nommaient les juges (dayyanim) et instituaient les tribunaux (bôthè dinim), tandis que l'aumônerie (assistance des pauvres) ressortait du conseil municipal qui nommait les deux trésoriers de l'aumônerie (gabbâei tsedâqâh) et les trois distributaires (méhalqé tsedâqâh).
Chaque communauté possédait deux caisses des Pauvres : la kouppah (tronc) pour les dons en argent en faveur des indigents locaux, et la tam'houy (gamelle) qui acceptait des dons en nature destinés aux passants.
Dans un livre appelé pinqass, on enregistrait les noms des membres et tous les événements importants de la vie publique.
L'autorité locale engageait l'instituteur pour les enfants, et quand leur nombre dépassait la quarantaine, on lui donnait un adjoint ; pour cinquante enfants, deux, etc...
Lorsque le nombre des membres était supérieur à dix, la communauté avait l'obligation de faire construire une synagogue, dont l'entretien incombait à tous, orphelins inclus. La communauté synagogale était gérée par une administration spéciale, dont le chef était le Rôche Hakenesseth, ses collègues s'appelaient parnâssim, memounim, manhiguim.
Celui-ci annonçait le commencement du Shabath, publiait les annonces officielles, appelait les kôhanim à la bénédiction (doukhâne) mettait le rouleau de la Thorâh "à la page" etc..., etc...
Outre la synagogue et l'école, on trouve parfois la maison de réunion (Bette Am, bekenichtâ) mais la synagogue servait à tous ces besoins.

MOYEN-AGE

La "cour des Juifs" de Saverne
En général, la séparation de la population en plusieurs groupes sociaux, en raison de leurs intérêts communs, y est poussée. Les juifs en avaient d'autres encore qui les obligeaient à se grouper : la politique, l'édonomie et laa religion. Comme d'autres groupements sociaux dans l'Etat médiéval, ils formaient ordinairement une corporation politiquement fermée, et reconnue officiellement (universitas, communauté, communidad, community, medinâh en Alsace) avec des intérêts et des devoirs solidaires. Cette séparation politique et sociale d'avec le reste de la population favorisait leur cohabitation dans les quartiers spéciaux quiétait plutôt voulue qu'imposée. On trouve des "quartiers des juifs" et des "rues des Juifs" dans presque toutes les villes, des "cours des Juifs" dans des villages comme Grussenheim, Riedwihr, Riquewihr, Epfig, Westhoffen, etc., pour ne citer que ceux de l'Alsace. Ailleurs, on parle de "juiverie, carrière, jewry, juderia, judaria, ulica ou dzielnica zydovska".

Les communautés juives ainsi formées et placées sous la protection et la nomination des rois ou des seigneurs séculiers ou ecclésiastiques, étaient, pour leurs affaires internes, tout à fait autonomes. Leur développement va de pair avec celui de la localité en question. Les statuts (teqânôth) des différentes communautés en marquent les étapes. Isidore Loeb a publié dans le premier Annuaire de la Société des Etudes Juives (1881) ceux des Juifs d'Avignon, où nous pouvons suivre la marche historique du développement d'une communauté à travers les siècles. Elie Scheid a fait la même chose pour Haguenau dans son Histoire des Juifs de cette ville (1895). Mais ce ne sont là que des exemples, et cette marche diffère de ville en ville selon les conditions locales. Il est donc impossible de faire une histoire valable pour tous.

La communauté représentait ses juifs vis-à-vis du souverain du territoire où ils avaient le droit d'habiter (hezgath hayyichouv). Leurs présidents (rochè-haqahal) étaient leurs porte-paroles auprès de leurs souverains et s'appelaient alors chetadlânim. L'un des plus célèbres est R. Yosselmann de Rotsheim.
En règle générale, chaque communauté possédait comme institutions une synagogue, une école, un cimetière (très souvent en commun avec d'autres communautés), un refuge pour les vieillards, et les malades pauvres (heqdeche) un bain rituel (miqweh), une boulangerie (pour les Matsoth) à Paris, un moulin, une fontaine, parfois une salle de danse, et même une prison.

La séparation sociale des juifs avait pour conséquence de leur octroyer leur propre juridiction. Eux-mêmes aussi bien que leurs protecteurs le désiraient. Car ces derniers voyaient dans la collectivité la responsable de la rentrée des impôts individuels. Comme pendant la période talmudique, et également au moyen-âge, la communauté organisait son assistance publique et ses écoles primaires et supérieures.
Ainsi elle était l'instance qui accompagnait la vie individuelle et collective du berceau à la tombe pour les besoins religieux, sociaux et culturels de ses membres.
Elle remplaçait le magistrat pour assurer l'ordre dans le quartier juif, et parfois aussi l'intendance des bâtiments. En France, l'administration de la communauté s'appelait souvent "villa" et son président "prévôt".

Les communautés du nord de la France élirent tous les dix ans, celles du sud tous les six ans, une commission d'édition et de révision des statuts. Cette commission gérait les finances, imposait les contributions, nommait les fonctionnaires et les juges. Son président (à Narbonne, on le nommait Rey des Juifs) était muni de pouvoirs spéciaux et avait son cachet officiel.
Comme nous l'avons déjà vu pour les cimetières, une certaine organisation des communautés entre elles se dessine déjà pendant cette période. Les différentes seigneuries accordaient à toutes les communautés un seul terrain comme cimetière. (Par ce fait, on peut expliquer pourquoi certaines communautés éloignées enterrent dans un certain endroit, tandis que d'autres plus proches vont ailleurs. Wolfisheim ressort de Westhoffen, Schaeffolsheim de Rosenwiller, Odratzheim de Romanswiller). On connaît dans cette période des rabbins administrant des districts à côté des rabbins communaux. Dans le même ordre d'idées, une assemblée de rabbins et notables de toute l'Alsace, tenue le 28 mai 1777 à Niedernay "pour s'occuper des affaires de la Nation (medinah) et faire des statuts (teqânoth) et règlements et vérifier les comptes de la Nation" mérite d'être mentionnée. De telles associations de communautés existent en Espagne, Portugal, Moravie, et surtout en Pologne, avec son "synode des quatre pays".

"Réconciliation la veille de Yom Kipour"
gravure de Hermann Junker
TEMPS MODERNES

Lorsqu'en 1790 toutes les collectivités et corporations civiles et religieuses furent dissoutes en France et que le 27 septembre 1791, les juifs eurent le droit de cité, l'organisation des communautés, plus que millénaire, menaça de sombrer. Le désordre régnait partout. C'est Napoléon qui intervint. Par décrets du 10 décembre 1806 et 17 mars 1808, il créa l'organisation consistoriale pour notre culte. Ses frais étaient mis à la charge des communautés. En 1831 seulement, l'Etat assura ,également un traitement aux ministres du culte israélite.
Modifiés par diverses ordonnances, les décrets de 1808 furent remaniés et devinrent la célèbre ordonnance du 25 mai 1844 qui organisa d'une manière sérieuse le culte israélite en France. Bien que modifiée par divers décrets, elle est demeurée l'ordonnance fondamentale du culte jusqu'àur indépendance. C'est le Consistoire qui nomme un administrateur ou une commission administrative, qui nomme les rabbins et les ministres-officiants. Les circonscriptions consistoriales sont soumises au Consistoire Central de Paris. On le voit bien, c'est la centralisation dans l'esprit napoléonien.

Cet état de choses est celui qui existe encore aujourd'hui dans les deux départements alsaciens et celui de la Moselle, qui étaient en 1905 sous la domination allemande, et dont le régime cultuel a été maintenu, lorsqu'en 1918 nos provinces revinrent à la mère-patrie. Le Consistoire central y est remplacé, depuis 1870, par la préfecture et le directeur des Cultes.
Dans les autres départements, la Séparation en 1905 créa une situation très précaire. Il y avait encore des Juifs en France, mais il n'y avait plus de judaïsme français. Il n'y avait plus en effet, ni Consistoire central, ni grand-rabbin, ni circonscriptions consistoriales. Tout ce qui demeurait, c'étaient les communautés, indépendantes les unes des autres, sans lien entre elles, sans organes communs, et échappant, désormais, à une direction commune.
Une nouvelle organisation s'imposa. C'est celle qui régit aujourd'hui le culte israélite en France. Elle était calquée sur celle qui la précédait, modifiée par le fait que l'Etat avait retiré son autorité, et surtout son secours financier. Les associations cultuelles y remplacent les anciennes circonscriptions consistoriales ; le Consistoire central, qui est maintenant indépendant de l'Etat, est le sommet de cet édifice.
Cette organisation a, comme par miracle, survécu à la grande tourmente, de nouvelles tâches l'attendent. Le judaïsme français, comme tout le judaïsme européen, a été secoué d'une manière inouïe. La communauté reste le noyau duquel sortira la nouvelle vie.
Que puisse s'accomplir en elle la parole du prophète : "Tout comme le térébinthe et le chêne, lorsqu'on les abat, conservent leur souche, la race sainte reste le noyau duquel sortira la nouvelle vie.
Que puisse s'accomplir en elle la parole du prophète : "Tout comme le térébinthe et le chêne, lorsqu'on les abat, conservent leur souche, la race sainte verra renaître sa racine".


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