Le Grand Rabbin Joseph Bloch
face à l'antisémitisme et à la Shoah
par Madeleine MOCH
Extrait de UNIR n°78, octobre 1990


Les espoirs d'un jeune talent : foi de Joseph Bloch en la force de qualités individuelles

En 1890, le futur Grand Rabbin Joseph Bloch, alors âgé de 15 ans, quitte Grussenheim, son village natal, afin de rejoindre Colmar, la ville voisine. Il est inscrit au Petit Séminaire, établissement préparatoire aux études rabbiniques. La culture profane va lui être dispensée au lycée: c'est là qu'il se trouve affronté à l'antisémitisme qu'il connaissait à peine jusque-là. Cependant sa forte personnalité et ses capacités intellectuelles lui vaudront - fait rarissime à cette époque pour un jeune juif - le Prix d'une fondation destinée à récompenser un élève talentueux. Le jeune Bloch acquiert la certitude que les qualités individuelles d'un Juif sont susceptibles de contrecarrer l'antisémitisme.

De Wagner à Bismarck ou la négation de l'être en tant qu'individu

A l'Université de Strasbourg, il eut l'occasion de prendre connaissance d'une phrase de Richard Wagner dont les opéras et les théories racistes connaissaient une vogue croissante à l'époque : "Les Juifs provoquent en moi une véritable antipathie". Les talents d'un individu ne sont plus pris en compte : la théorie s'est faite plurielle.

L'Or et le Fer, ou la difficulté relationnelle entre juifs et non-juifs

Le troisième cas de figure des relations entre uifs et non-juifs apparaît à Joseph Bloch à l'époque de ses études au Séminaire Hildesheimer de Berlin. Le Chancelier Bismarck avait quitté le pouvoir en 1890 ayant peut-être jeté les bases du national-socialisme et de ses méfaits. Un livre récent intitulé L'Or et le Fer de Fritz Stern présente cette thèse avec perspicacité. L'alliance entre le Fer (Bismarck) et face à l'Or (son banquier juif Gerson Bleichröder) entra en crise, affirma et aggrava l'impossibilité de vie commune entre l'aristocratie prussienne et la nouvelle bourgeoisie juive. De ce fait "la Communauté juive ne put jamais s'appuyer sur un rempart libéral qui aurait défendu ses droits dans le cadre d'une défense générale des droits de l'homme" créant ainsi "l'esprit du Reich". Théorie difficile à décrypter en cette fin du 19ème siècle.

Une famille en deuil mais riche de volonté de guérir un judaïsme meurtri

Le grand rabbin Bloch prend la parole au cours de l'inauguration du Monument aux Martyrs de Haguenau,
26 septembre 1948

Ses diplômes obtenus, le rabbin Joseph Bloch fut nommé successivement à Dambach-la-Ville et à Barr. L'antisémitisme de type germanique n'avait pas pénétré totalement dans ces communautés alsaciennes, françaises jusqu'en 70 puis allemandes du fait de Bismarck. Il rétrocéda en 1919 lorsque l'Alsace redevint française. C'est peut-être la raison pour laquelle la première édition de Chaaré Tefila (1924) ne fait pas mention dans son Introduction de la situation politique, mais par contre nous lisons dans la réédition de 1960 : "On sait qu'au XIXe siècle la situation des Juifs Paraissait s'améliorer - certains pensaient même qu'elle s'était améliorée définitivement... ". C'est la thèse qui prévalut jusqu'en 1933 ; puis on constata que les idées de Wagner et de Bismarck avaient germé: Hitler construisait les premiers camps de concentration.

Monsieur et Madame Bloch y perdirent leur fils, le Rabbin Elie, leur belle-fille et leur petite-fille, sans compter de nombreux membres de leurs communautés auxquels ils étaient attachés par des liens inaltérables. Ils eurent néanmoins la force de prendre en charge le poste rabbinique de Haguenau alors que le Rabbin Bloch venait d'avoir 70 ans.

Ceux qui ont eu le privilège de connaître le Rabbin Bloch à cette époque gardent de lui un souvenir puissant. Jusque-là, il symbolisait la transmission du culte domestique du fait de l'édition de Chaaré Tefila, de la Haggada commentée et du Calendrier dont pratiquement aucun foyer juif alsacien ou francophone ne pouvait se passer. Dorénavant, il personnifiait le peuple d'Israël face à l'après-Shoah et face à la Shoah, elle-même.

Nulle question métaphysique, nulle interrogation ésotérique ne transparut chez lui; une éthique se manifesta sans tarder, ou plutôt une position pragmatique dont le centre de gravité était constitué par la Douleur.

En clamant à 84 ans son espoir messianique,il venait de franchir une étape nouvelle le menant vers une certaine forme de sérénité. Il serait plus approprié, le concernant, de parler d'une Porte franchie, en référence à ses "Portes de la Prière" (Chaaré Tefila).

Lorsqu'il choisit ce titre au début du siècle, il manifestait déjà - car chacun est reconnaissable au vocabulaire qu'il emploie - sa capacité et sa volonté de franchir les obstacles fussent-ils rudes ou inconcevables. Il est bien entendu qu'à la base, le réalisateur de la célèbre Tefila envisageait la capacité de l'orant "d'entrer" la Prière, de se laisser imprégner et élever par elle. L'exercice n'est pas forcément facile car, affirment nos Sages: "Les Portes de Prières sont tantôt ouvertes, tantôt fermées".

Le terme "Chaar" présente une seconde grille d'interprétation. Inversons-en les lettres et nous obtenons le mot "Raach" : bruit, épouvante, tremblement, tumulte effroyable de la guerre. Nous découvrons ainsi le trajet qui fut celui du Rabbi à partir de sa jeunesse jusqu'à l'après-Shoa. Trajet en trois parties qui rejoint "la a règle de trois" de l'interprétation juive qu'il affectionnait particulièrement.

  1. 1) L'avant guerre : période de créativité intense ; toutes les portes sont ouvertes au jeune Rabbin Bloch.

  2. 2) La Shoah: les portes se referment en pièges sur les Juifs. "Chaar" s'est transformé en "Raach".

  3. 3) Le Grand Rabbin Bloch se donne pour mission de faire retrouver à sa Communauté, et à l'ensemble de la Communauté juive, le chemin d'une Porte encore vacillante. Elle devra déboucher sur la réinsertion dans une vie juive réorganisée et active, en mémoire des disparus de la Shoah et dans l'esprit de la nouvelle génération qui frappa d'innombrables fois à "la Porte" du Grand Rabbin Bloch.

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