Il
y a dix ans mourait à Nyons (Drôme), le rabbin Jérôme
Lévy. Cette mort prématurée enlevait à l'Alsace
un rabbin jeune encore, qui avait beaucoup fait et beaucoup donné tout
au long de sa trop courte existence. Jérôme Lévy alliait
à une foi très stricte et profonde, un esprit de tolérance
et de compréhension, et à un optimisme foncier une très
grande capacité de travail. Il était homme de science et d'action,
et disposait, en outre, de qualités oratoires qui lui permettaient de
dominer et d'entraîner l'auditoire.
Nombreux sont, en, Alsace, les élèves de ce maître dont
l'activité pédagogique fut intense. Il était professeur
au Talmud-Torah de Strasbourg et donnait les cours d'instruction religieuse
au Lycée Kléber. Et il assurait évidemment l'enseignement
dans la circonscription d'Obernai,
dont il était le rabbin, après un début de carrière
à Sarre-Union.
J'ai l'avantage de compter parmi les rares privilégiés auxquels
Jérôme Lévy trouvait le temps de se consacrer individuellement,
les haussant du niveau de simple élève à celui, plus authentiquement
juif de "talmid" (disciple). Pendant des années, tous
les jours, j'allais "lernen" (étudier) auprès
du "Rav". C'étaient les années où, nouvellement
installé à Obernai, Jérôme Lévy édifiait
son foyer, assisté de son admirable épouse, secondé par
sa mère à laquelle il vouait un respect émouvant. Je sais
que, depuis, Jérôme Lévy a eu d'autres "talmidim"
(disciples) qui tous ont comme moi, conservé l'empreinte de cette éducation
première et forte.
Car Jérôme Lévy savait modeler les jeunes esprits qui lui
étaient confiés. Son enseignement, s'inspirait d'une technique,
ou plutôt d'un art, qui le rendait extrêmement communicatif. On
sentait chez le maître une joie d'enseigner qui provoquait chez l'élève
la joie d'apprendre. Il y avait, dans cette pédagogie, quelque chose
de poétique et de fascinant, et si l'on éprouvait souvent que
telle chose enseignée était "vraie", on ressentait davantage
encore qu'elle était "belle''.
Sa vaste culture générale (sa thèse de doctorat n'avait-elle
pas porté sur un sujet de droit administratif ?), sa civilité
parfaite, sa bonne humeur et son bon sens lui avaient assuré au delà
de la sympathie de sa communauté, l'amitié et l'admiration de
tous les milieux non-juifs.
Deux circonstances particulièrement tragiques lui fournirent l'occasion
de montrer toute la force de sa personnalité. Ce fut la guerre d'abord
: pasteur modèle, il fut le dernier à quitter sa Communauté
lors de l'expulsion en juillet 1940, adoucissant le départ forcé
de ses ouailles, par l'encouragement de la parole et du geste ; dans son premier
lieu de refuge, à Belfort; il fut inlassablement sur la brèche
pour aider les prisonniers et les réfugiés, continuant cet apostolat
dans ses autres lieux de repli.
Ce fut ensuite la maladie qui vint interrompre ses activités bienfaisantes,
mais qui ne réussit pasà vaincre sa foi et sa piété.
A Rosh Hashana 1942, déjà brisé par le mal qui allait le
terrasser quelques semaines, plus tard, il fit un effort surhumain pour sonner
le Shofar à la synagogue comme il l'avait fait chaque année.
Et deux jours avant sa mort, déjà à demi-inconscient, il
demandait encore à sa femme de l'aider à mettre les tephillîn
; il avait achevé quelques jours auparavant, l'étude du Traité
talmudique de Shabath, étude poursuivie régulièrement
malgré ses souffrances physiques.
Jérôme Lévy est entré dans le Shabath éternel le 13 Kislev 5703. Il repose, selon son désir, dans le vieux cimetière juif de Carpentras, et sa tombe porte le Shofar symbolique de ceux qui, donnant son. vrai sens à la mitsva de Baal-Tôqé'a, ont lancé un appel dont l'écho se prolonge bien au delà de leur existence. En notre époque de reconstructions religieuse et morale du, judaïsme d'Alsace, l'influence de Jérôme Lévy aurait pu être décisive, et notre génération ressent d'autant plus douloureusement le vide créé par sa disparition.