TALMUD-THORA
par Israël Lévi
Extrait du Rapport moral & financier sur le Séminaire Israélite et le Talmud-Thora, 1903
[Note de la Rédaction : il s'agit ici du Talmud-Thora de Paris, créé quelques années avant que l'Ecole rabbinique de Metz soit transplantée à Paris - en 1859 - et prenne le nom de Séminaire israélite de France]


Le Talmud-Thora célèbre, cette année, le cinquantenaire de sa fondation. Le 5 décembre 1852 fut adopté, en assemblée générale, le Règlement constitutif de la Société du Talmud-Thora, ayant, d'après le préambule de cet acte, "le double but de répandre parmi ses coreligionnaires adultes, par des lectures et cours publics, les lumières de notre sainte Religion et de faire instruire la jeunesse israélite dans la science sacrée supérieure aussi bien que dans les sciences profanes. " C’était une sorte de faculté de théologie libre, pour ne pas employer une autre dénomination dont on a quelque peu abusé.

Les salles consacrées à l'étude devaient être ouvertes de 9 heures du matin à 10 heures du soir ; les samedis et jours de fête, à partir de 11 heures, tout le monde y était admis. "Une bibliothèque devait être établie au local de l'oeuvre, aussi complète que possible, et devait comprendre tous les ouvrages, en quelque langue que ce fût, ayant trait " la science du Judaïsme." L'ambition n'était pas médiocre, on le voit. "Le Talmud devait être enseigné tous les jours. Trois fois par semaine, l’école était ouverte du matin jusqu'au soir, pour donner une instruction supérieure religieuse et profane."

Si "la tâche était grande", la journée était longue et, démentant encore une fois la pensée mélancolique du Tanna, "les ouvriers n'étaient pas, ne pouvaient pas être paresseux", car, pour enseigner toutes ces sciences supérieures "aux adultes", aux jeunes gens de différents âges, il devait y avoir en tout trois maîtres l'un pour le Talmud, le second pour l'hébreu et la Bible, le troisième pour toutes les sciences profanes : français, allemand, latin, grec, histoire géographique, mathématiques, philosophie et quibusdam aliis. Le règlement dit, il est vrai, trois maîtres au moins, mais on trouva, un jour, que c'était encore trop. Il 'y en eut plus que deux : un pour le Talmud et un autre pour... le reste, y compris l'hébreu et la Bible. Il faut croire que ce professeur ne s'est pas trop mal tiré de sa tâche universelle, car depuis, on lui a confié des fonctions plus hautes, beaucoup plus hautes et presqu’aussi... universelles.

Quoi qu'il en soit, ouverte en 1853 sous la direction de M. Trénel et devenue consistoriale, l'école nouvelle conquit bientôt une place importante dans les institutions de la communauté, ainsi que l'attestent les paroles adressées l'année suivante (mai 1854) par le grand rabbin Salomon Ulmann à la Société de l'Etude Talmudique : "J’ose espérer, disait l'éminent pasteur, que votre société... marchera de front avec une autre association, celle du Talmud-Thora qui, comme elle, poursuit un noble but dans une sphère différente ; que les deux associations se prêteront un appui mutuel et formeront au milieu de la communauté un élément puissant d'union, de paix et de concorde."

En 1857, M. Trénel fut appelé de la direction du Talmud-Thora à la direction de l'Ecole centrale rabbinique de Metz.

Dans les pages touchantes, véritable monument de piété fraternelle, qui servent d’introduction aux Reliques scientifiques, James Darmesteter nous apprend avec une grâce exquise et un charme attendri, ce qu'était le Talmud-Thora durant les années qui suivirent, de 1858 à 1864. A notre libre institution, il devait les premiers éléments de sa culture classique. Arsène, son frère, s'y était formé tout entier ; c'était là que s'était révélée sa vocation scientifique. James Darmesteter dépeint les maîtres, les élèves, quelques-uns aux fortunes si diverses, avec une sympathie profonde à peine voilée sous les traits caressants d'une verve pleine d'humour, et rend un hommage digne de lui à cette école dont il avait emporté un impérissable souvenir, une passion ardente pour la grandeur du Judaïsme. Le plus grand éloge qu'on eût pu en faire, n'est-ce pas d'avoir formé - elle seule en France en était capable - ces deux hommes, ces deux frères ayant, l'un l'âme, l'intuition profonde, pénétrante, l'inextinguible ardeur, l'éloquence enflammée d'un de ces prophètes d'Israël dont il a tracé, dans des pages inoubliables, le merveilleux portrait ; l'autre, la patience, la clarté, le génie d'un lbn Djanah, d'un Kimhi, de tous les trois réunis, et qui, désireux de servir à la fois le Judaïsme et la France, ambitionna de reconstituer, à l'aide des commentaires hébreux de la Bible et du Talmud, la langue nationale tout entière d'une époque depuis longtemps disparue, d'enrichir notre linguistique d'un inappréciable trésor dû aux humbles rabbins de l'Île-de-France et de la Champagne du XI° et du XII° siècles.

Le dernier maître d`Arsène Darmesteter au Talmud-Thora fut M. Zadoc Kahn, investi des fonctions de Directeur à sa sortie du Séminaire, en 1862. M. Wögue lui succéda quelques années après. En 1873, le Talmud-Thora fut placé sous la même direction que le Séminaire et dans les mêmes locaux, en conservant toutefois une existence à part et une organisation spéciale.

Cette organisation est complètement adaptée au but même de l’Institution, qui est, d'après les termes du Règlement de 1890, "de donner à la jeunesse israélite toutes facilités pour acquérir une solide instruction secondaire classique unie à de sérieuses connaissances religieuses".

L’Ecole compte trois divisions, correspondant aux trois cycles des études secondaires et pourvue chacune d'un enseignement complet et distinct. Ce cadre, qui répond si bien aux exigences d'une saine éducation, est d'une souplesse extrême. Dans chaque matière de l'enseignement, l'élève est classé d’après sa force réelle, quel que soit le moment où ont commencé ses études et la classe qu’il occupe dans les autres matières. Tel est dans la classe supérieure pour l'allemand, dans la deuxième pour les sciences, dans la classe élémentaire pour l`enseignement classique, l'histoire ou l'hébreu. L’avancement d`une classe à l'autre dépend uniquement des progrès et se fait aussitôt le mérite reconnu, à n'importe quel moment de l`année. Point d'exercice stérile ; point de tâche dont l'élève ne perçoive aussitôt l'utilité ; point de temps perdu. Sous la direction de maîtres successifs, avec l`effet bienfaisant de disciplines diverses, variées, chacun des maîtres étant chargé, en dehors de sa classe, d'une partie de l'enseignement du Talmud-Thora ou du Séminaire, l'élève reste encore en contact avec ses anciens maîtres qui continuent à contribuer, par leur action prolongée, au développement constant de son intelligence. L’activité de nos élèves est ainsi sans cesse stimulée, secondée, tout en gardant la spontanéité de son premier élan ; leur jugement toujours en éveil et leur caractère se forment en même temps que leur raison et leur goût. De là dans les examens universitaires, ces succès qui tiennent du prodige, qui sont sans exemple.

Dans mon dernier rapport, je disais que l'année écoulée, quatre candidats se sont présentés au baccalauréat, première partie, et que quatre ont été reçus. Cette année, sept se sont présentés et sept ont été reçus, quelques-uns avec mention ou éloges, tous, au plus tard, après cinq années d'études !

Ce remarquable succès dans nos études classiques dû, sans doute, au travail opiniâtre de nos jeunes gens mais dont la Maison a le droit de revendiquer une part, n'est pas acheté - il serait payé trop cher - par le sacrifice ou la négligence des études juives dont notre Ecole est restée le sanctuaire. Dans chaque classe, trois heures par semaine sont consacrées à l'hébreu, à la Bible, une heure à l'histoire juive ; cinq heures au Talmud, dans les divisions inférieures ; neuf heures dans la division supérieure, heures bien employées, ainsi qu`en témoignent les programmes remplis par nos professeurs :

M. le Grand Rabbin Abraham Cahen, Directeur-adjoint du Talmud-Thora et professeur de Talmud, a fait expliquer à ses élèves le 3ème chapitre si difficile de Baba Batra, tout entier, le commencement du 4ème chapitre et la 5ème section de la Mischna, à partir de Houlîn ; M. le Rabbin Debré, le 2ème chapitre de Baba Metzia et les derniers traités de la section de la Mischna. M. le Rabbin Jacques Kahn, dans chaque division, consacre une heure à la grammaire et aux exercices hébraïques : il a fait traduire la Genèse et l'Exode à la division inférieure, le Deutéronome à la division moyenne, la Thora tout entière avec les Haftaroth, ainsi que les Psaumes, à la division supérieure. Quant à l`histoire juive, la 2ème et la 3ème division l'étudient dans les livres historiques de la Bible ; la division supérieure doit achever, cette année, l'étude de l'histoire de nos pères depuis les Croisades jusqu’à la Révolution française.

Et ce programme si vaste, si touffu, a été réellement rempli, et telle est l'ardeur de nos jeunes étudiants pour les sciences sacrées, l'efficacité de leur préparation que, en dépit du Règlement, nous avons admis au Séminaire, après le baccalauréat de rhétorique, tous ceux d'entre eux qui voulaient continuer leurs études hébraïques. Trois de leurs camarades ont opté pour la médecine, la licence d'histoire, la philosophie, pour lesquelles l`enseignement du Talmud-Thora les avait mûrement préparés et où ils feront honneur, je l'espère, à la Maison d`où ils sont sortis.

Comme conclusion de ce rapport, ayant fait du Talmud-Thora ce tableau fidèle, nous dirions volontiers aux familles : "Envoyez-nous vos enfants, les mieux doués d'entre eux, et quelle que soit la carrière que vous leur avez choisie, ils apprendront chez nous à connaître l'antiquité juive en même temps que l'antiquité grecque et latine ; à révérer Moïse et David, Isaïe et Hillel, en même temps que les plus nobles penseurs d'Athènes et de Rome. Ils déchiffreront les vieilles pages sur lesquelles ont pâli leurs ancêtres : elles formeront, à leur tour, leur pensée et leur coeur."

Sans doute ils apprendront chez nous, à aimer et à pratiquer l’ancienne religion de leurs pères, mais ils apprendront aussi à aimer la France moderne, la France de la Révolution, non seulement par reconnaissance pour son inoubliable bienfait, mais parce qu'ils se sentiront réellement ses enfants par l'invincible force des aspirations qui sont l'héritage de nos aïeux ; car elle aussi, la France de la Révolution, la France moderne, comme le dernier représentant des membres de la Grande Synagogue, l'héritier de sa doctrine, a voulu et veut fonder le monde social "sur la science, le travail el la charité" ; et comme ce penseur de l’antique Judée, veut le maintenir sur la triple base "de la Vérité, de la Justice et de la Paix".


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