ISAIE OU LE TRAVAIL
par Isaac LÉVY
Rabbin à Lunéville
1865

A LA MÉMOIRE
de ma bonne et pieuse mère Rose LÉVY, née HAGUENAUER.
Hommage de tendresse fililale, Isaac LÉVY

ISAIE RENCONTRÉ SUR LA ROUTE ET CONDUIT A MARMOUTIER.

Entre Marmoutier et Saverne, à quelques minutes du village d'Otterweiller, se trouve , un peu en avant d'un demi-cercle formé par un banc de gazon, une jolie petite fontaine, dont l'eau a servi plus d'une fois à désaltérer les pauvres voyageurs, auxquels leur bourse trop légère ne permettait pas d'autre rafraichissement. On l'appelle le Brinnele (*). C'est près de cette petite fontaine que par un vendredi du mois de Juillet 1854, le grand Zender (*) de Marmoutier rencontra un jeune garçon de huit à neuf ans qui pleurait bien fort. Il s'approcha de lui et il s'informa du sujet de ses larmes. Le pauvre garçon put à peine répondre, tellement il sanglotait. Cependant, Zender comprit à travers les sanglots de l'enfant, qu'il était fils d'un de ces mendiants nomades qui parcourent l'Alsace et la Lorraine, qu'il n'avait plus ni père ni mère, et qu'un cousin, auquel ses parents le confièrent avant de mourir, l'avait abandonné le matin sur la route.
Zender fut ému de pitié par le récit de l'enfant et il lui dit : - Veux-tu venir avec moi à Marmoutier ? Je te conduirai chez le Rabbin, c'est un homme bon et charitable, il s'occupera de ton avenir.
- Oh oui, répondit l'enfant qui passa tout-à- coup de la douleur la plus vive à la plus grande joie, oui, je veux aller avec vous, j'avais si peur ici tout seul, et puis j'ai faim, je n'ai rien mangé depuis hier au soir.
- Tiens, voilà un morceau de pain en attendant, dit Zender, nous ne sommes qu'à trois quarts de lieue de Marmoutier, et, quand nous arriverons, tu auras de quoi te restaurer plus convenablement.

Ils arrivèrent à Marmoutier une heure avant le commencement du Sabbat. Zender conduisit son protégé dans sa maison où il le recommanda à sa femme, et, pendant que le jeune garçon mordait avec avidité dans la galette qu'on avait placée devant lui, Zender, sans prendre le temps d'ôter ses guêtres et ses gros souliers, courut chez le Rabbin.
Le Rabbin, beau vieillard d'environ soixante-cinq-ans, était assis près de sa table, où il repassait la sidrah (*) du lendemain. Il était déjà revêtu de ses habits de Sabbat. Sa longue redingote, qui avait une certaine ressemblance avec la soutane que portent les prêtres, était boutonnée jusqu'en haut, les boucles d'acier de ses culottes de drap noir et celles de ses souliers étaient toutes luisantes. Près de lui, sur une chaise, étaient son rabat, blanc comme laneige, et son chapeau à trois cornes. Au premier coup frappé par le bedeau (1) il pouvait achever sa toilette et se rendre au temple.
Le Rabbin venait de tourner un des feuillets de son Pentateuque, quand Zender entra. "Barukh Haba" (*), dit le Rabbin. "Bonjour Rebbe", répondit Zender qui n'était pas très fort en hébreu et qui aimait tout autant s'exprimer dans le patois allemand qu'on parle en Alsace. - Qu'est-ce qui vous amène ici, Zender, reprit le Rabbin, quand le Sabbat est si proche ? Serait-il arrivé quelque malheur chez vous ?
- Non, dit Zender, non, il ne m'est rien arrivé de désagréable, Dieu en soit loué ; mais voici pourquoi je viens vous trouver, et il lui raconta qu'il avait recueilli un jeune garçon abandonné et qu'il l'avait conduit à Marmoutier, dans l'espérance que la communauté l'adopterait.
- Vous avez bien fait, Zender, dit le Rabbin, c'est Dieu qui a mis cet enfant sur votre chemin, afin que vous et toute la communauté, vous puissiez accomplir une œuvre méritoire. Je parlerai au Parness (*), et nous ferons en sorte d'assurer l'avenir de votre protégé ; faites le loger provisoirement à la Schlofstedt (*) jusqu'à dimanche, je chercherai alors à lui procurer un logement définitif, ainsi que sa nourriture journalière. Pour le moment il pourra prendre ses repas chez moi.
- Pardon Rebbe, pardon, s'écria Zender, mais l'enfant ne mangera pas chez vous; c'est moi qui l'ai trouvé, il m'appartient au moins un jour. Je ne suis pas riche, mais il y aura toujours un morceau de Kugel (*) pour lui demain et un brin de poisson ce soir. Il ne m'est pas donné d'avoir souvent des pauvres à ma table. Je veux au moins me procurer une fois ce plaisir. Il me semble que cela me portera bonheur.
- Vous êtes un brave homme, Zender, dit le Rabbin ; qu'il soit fait comme vous le désirez. Vous pouvez annoncer à l'enfant que je m'occuperai de lui.


ZENDER CONDUIT SON PROTÉGÉ CHEZ LE RABBIN.

Le Rabbin, selon la promesse qu'il avait faite à Zender , s'occupa le soir même du jeune orphelin. Quand, après l'office le Parness s'approcha de lui pour lui souhaiter le Gout Schabbes (*) habituel, il lui parla de l'occasion que Dieu offrait à la communauté de faire paraître au grand jour les sentiments de charité qui l'animaient. Il fut convenu entre eux qu'on donnerait à l'enfant des Blettes (*), et qu'ainsi il mangerait chez tous les membres aisés de la communauté. La caisse du temple devait payer son logement et lui fournir ses vêtements. Il fut décidé aussi que l'enfant irait à l'école jusqu'au moment de sa majorité religieuse. Le lendemain après l'office, le Rabbin fit mander Zender et lui communiqua le résultat de son entretien avec le Parness ; puis il le pria de lui amener l'enfant.

L'enfant vint, il parut d'abord intimidé, mais la bonté, avec laquelle le Rabbin lui parla, l'eut bien vite rassuré, et il raconta, sans se troubler, comment il avait été abandonné sur la route par son cousin. - Mais si ce cousin revenait pour te chercher, voudrais-tu retourner avec lui ? demanda le Rabbin.
- Oh non ! répondit l'enfant, il me battait, il me maltraitait, souvent je n'avais rien à manger, et puis il fallait faire tous les jours plusieurs lieues, en portant un lourd ballot sur le dos et en courant ; car je pouvais à peine le suivre, lui et sa femme. Je n'aurais pas osé, de moi-même, quitter les méchantes gens avec lesquels j'étais, mais, puisqu'ils m'ont laissé, je ne veux plus jamais retourner chez eux. Oh ! gardez-moi, ajouta-t-il , je vous obéirai bien, en tout ce que vous me direz.
- Tu resteras ici, mon enfant, dit le Rabbin , vivement touché du ton suppliant, avec lequel le jeune garçon avait prononcé ces dernières paroles; tu resteras ici, nous ferons de toi un homme laborieux et honnête. Cela vaudra mieux que de mener l'existence paresseuse et vagabonde des mendiants. Mais pourras-tu te résoudre à passer six heures par jour à l'école, toi qui étais habitué à vivre au grand air ?
- S'il faut rester dix heures par jour à l'école, répondit l'enfant, j'y resterai dix heures, mais je ne veux plus aller mendier avec mon cousin.
- Je suis content, mon garçon, reprit le Rabbin, que tu montres de la bonne volonté. Demain on te donneras des vêtements convenables, et lundi tu iras à l'école. Sais-tu déjà quelque chose ?
- Non, je n'ai jamais rien appris.
- En ce cas, tu seras dans la dernière classe, avec des enfants tous plus jeunes que toi ; mais n'aie pas honte et travaille, tu avanceras plus vite que tes camarades, puisque tu es plus âgé et que tu dois par conséquent être aussi plus intelligent qu'eux. Obéis à tes maîtres et fais tout ce qu'ils te diront de faire. Tache d'apprendre le plus vite possible à lire l'hébreu, afin que tu puisses prier (2) le bon Dieu tous les jours, et le remercier, de ce qu'il t'a fait rencontrer le grand Zender qui t'a conduit ici. Il faut t'appliquer aussi aux autres choses qu'on enseigne à l'école. On ne sait pas assez, quand on sait seulement réciter les prières. L'instruction te sera nécessaire plus tard, si tu veux faire ton chemin.
Ce n'est pas tout ce que j'ai à te recommander. Ecoute moi encore un peu, mon enfant. Je t'ai choisi un logement chez une femme, qui est très bonne et qui te servira de mère. Respecte-la et obéis-lui, tache surtout de contracter les habitudes d'ordre et de propreté, dont elle te donnera l'exemple. Jusqu'à présent, tu ne te souciais sans doute pas beaucoup de ta tenue ; quand tes habits étaient déchirés, tu marchais en haillons. Mais maintenant que tu vas te trouver à l'école avec d'autres enfants, il faut que tu sois toujours proprement mis comme eux. La malpropreté te ferait repousser par tous tes camarades, et d'ailleurs elle engendre souvent des maladies. Tu ne veux pas être malade, n'est-ce pas ? car si tu l'étais, tu ne pourrais rien apprendre et tu resterais toujours ignorant.
Le Rabbin adressa encore à l'enfant beaucoup d'autres bons conseils, puis il le congédia, après lui avoir donné quelques friandises.


ISAIE EST INSTALLÉ CHEZ MALKELE.

Alphonse Lévy - Tsitsith
Isaïe, c'est ainsi que s'appelait le héros de notre histoire, Isaïe fut conduit le dimanche, dès le matin, dans le logement que le Rabbin lui avait désigné. La maîtresse de la maison, où il devait loger, s'appelait Malkele. C'était une femme qui avait passé la cinquantaine ; son mari était mort, il y a quelques années, sans lui laisser d'enfants, et elle était restée seule depuis ce temps. Elle exerçait diverses petites industries qui la faisaient vivre, car elle ne voulait jamais s'adresser à la générosité de ses coreligionnaires. C'était à elle qu'on recourait , quand il y avait une noce ou une Berith Mila (*) dans la communauté ; car elle était excellente cuisinière, elle veillait aussi les malades, et, quand aucune de ces occupations ne la réclamait, elle tricotait des chaussons de laine, qu'elle portait elle-même à Wasselonne au fabricant. On ne doit pas être à la charge de la communauté, disait-elle, quand on a des bras et de la santé.
Malkele n'était pas moins soigneuse qu'amie du travail. Son petit ménage était tenu avec la plus grande propreté. Son linge était toujours blanc, son plancher toujours bien lavé et recouvert de beau sable rouge. Ses meubles reluisaient. "On peut entrer chez moi, disait-elle, non sans une certaine fierté, quoique je sois pauvre".

C'est chez cette femme que le Rabbin avait fait conduire Isaïe dès le matin, et, dans la journée, il vint l'y visiter. Il recommanda à Malkele de bien prendre soin de l'enfant, et de veiller sur lui, comme s'il était de sa famille. Soyez tranquille, Rebbe, dit Malkele, je le soignerai comme s'il était à moi.
Le Rabbin fit ensuite remarquer à Isaïe la propreté et l'ordre qui régnaient dans la maison. "Tu es ici, dit-il, dans une excellente école de vertu ; tâche d'acquérir les qualités que possède Malkele, prends-la comme modèle et tu t'en trouveras bien. Tu vois, comme tout ici est propre et bien rangé,, et cependant Malkele, quoique pauvre, ne reçoit rien de la communauté. Apprends par là qu'on peut se suffire par soyn travail, si l'on veut ; apprends aussi que si tout le monde n'est pas à même d'avoir chez soi le confort et le luxe que les riches seuls sont en mesure de se donner, tout le monde du moins peut entretenir avec soin sa maison et ses vêtements, et briller par sa propreté, sinon par son élégance. Je te laisse maintenant, ajouta-t-il, en se dirigeant vers la porte ; Malkele viendra ce soir chez moi chercher les vêtements qu'on a achetés pour toi, j'espère que tu en seras content et que Malkele aussi sera contente de toi."


ISAIE VA AU TEMPLE ET A L'ÉCOLE.

Quand Isaïe se réveilla le lendemain, une agréable surprise l'attendait. Sur une chaise près de son lit, il y avait un habillement complet tout neuf. Chemise, cravate, gilet, pantalon, blouse, bas et même jusqu'à un chapeau de paille, rien n'y manquait. Isaïe éprouva une grande joie, et il se leva en toute hâte, pour essayer ces vêtements qui lui paraissaient si beaux. Quand il fut habillé, il se mira complaisamment dans la petite glace, qui était suspendue au mur au-dessus d'une commode. Malkele entra dans sa chambre au même moment, et elle lui dit : "Tu es bien beau mon garçon, mais rappelle-toi que la communauté ne te donnera pas tous les jours des habits neufs ; tâche donc de conserver en bon état ceux que tu as, aussi longtemps que possible ; c'est pourquoi évite les disputes et les querelles, ainsi que les amusements qui pourraient avoir pour résultat d'endommager tes habits. D'autres enfants peuvent être moins soigneux ; car, quand leurs vêtements sont déchirés, leurs parents leur en donnent de neufs, mais toi, tu dois faire en sorte, de ne pas être trop à charge à la communauté."

"Mais voilà que je bavarde , quand il est temps d'aller au Temple; j'y vais tous les jours et je tiens, à ce que tu y ailles aussi. Tu ne sais pas encore réciter les prières, mais tu pourras dire "Borukh hou, Borukh schemo" (*) et "Omen"(*). D'ailleurs cela t'habituera pour plus tard, à ne jamais manquer aux offices. Quand on sortira du Temple, tu iras déjeuner dans la maison indiquée, sur le billet que voici. Tu auras toujours soin d'être poli envers les personnes qui veulent bien te nourrir. La politesse est surtout un devoir envers ceux qui nous obligent. Ne mange pas trop non plus, la gourmandise est un vilain défaut qui te ferait détester et te ferait perdre bien vite la bienveillance qu'on te témoigne aujourd'hui. Va maintenant mon enfant, et quand tu auras déjeuné, je te conduirai à l'école."

Isaïe se promit bien d'obéir aux recommandations de Malkele et il alla au Temple, Il se plaça sur un des bancs réservés aux enfants. Presque tous les jeunes garçons avaient des rituels à la main et récitaient les prières. Celui auprès duquel Isaïe se plaça, lui dit : - Veux-tu suivre avec moi dans mon rituel ?
- Je ne sais pas lire,
répondit Isaïe en rougissant, car le garçon, qui lui avait offert son livre, était beaucoup plus jeune que lui, "mais je le saurai bientôt", ajouta-t-il à demi-voix et en se parlant à lui-même.
Quand l'office fut terminé, Isaïe alla déjeuner, puis il revint en courant chez Malkele. - Conduisez-moi vite à l'école, dit-il, je veux apprendre à réciter les prières.
- Je vais t'y conduire, mon enfant, répondit Malkele en se levant de sa chaise ; puisses-tu toujours montrer autant de zèle et de bonne volonté qu'aujourd'hui !

Isaïe fut accueilli à l'école par quelques bonnes paroles du directeur, qui l'engagea à se bien conduire et à travailler, puis il fut confié aux soins du sous-maître qui se mit aussitôt à lui enseigner les premiers éléments de la lecture hébraïque. Isaïe suivit la leçon avec une attention soutenue et quand elle fut terminée, il la repassa avec une grande ardeur.
L'après-midi on chercha à le familiariser avec les lettres de l'alphabet français, et il ne montra pas moins de bonne volonté pour cette seconde leçon.

Le soir Isaïe paraissait soucieux et préoccupé; il répondait à peine aux questions que Malkele lui adressait sur ce qu'il avait fait à l'école : il aurait déjà voulu être plus avancé qu'il ne l'était. Mais, le lendemain, il revint tout joyeux à la maison. "Je suis au deuxième tableau, s'écria-t-il, avant même d'être entré dans la maison, je saurai bientôt lire l'hébreu et le français."


ISAIE RESTE TROIS ANS ET DEMI A L'ÉCOLE.

Isaïe resta trois ans et demi à l'école et il mit ce temps à profit. Il travailla si bien qu'au moment où il atteignait l'âge de treize ans, il était un des meilleurs élèves de la première division. Mais aussi, avec quelle ardeur il étudiait ! Plus d'une fois, Malkele l'engageait à prendre du repos, quand il prolongeait ses veillées le soir ; plus d'une fois elle le grondait quand, le matin, il se levait de trop bonne heure. Rien n'y faisait. "Tu vas te rendre malade, ne cessait de crier Malkele , qu'as-tu besoin de te fourrer tant de choses dans la tête ? De mon temps, quand on savait réciter ses prières et lire un peu dans le Tsena Ourenou (3), quand on écrivait un peu le Yidisch, on passait pour instruit. Aujourd'hui on fait apprendre aux enfants l'hébreu, le français, l'allemand et un tas d'autres choses encore qui ne leur servent pas. Ces pauvres enfants sont si accablés de besogne que c'est pitié de les voir.
"Mais non, mais non, répondait Isaïe, je ne me fatigue pas trop, et puis il faut bien que je profite du peu de temps que j'ai encore à passer à l'école; car je vais bientôt être Bar-Mizva (*) et je cesserai d'y aller. D'ailleurs, tout ce que nous apprenons doit nous servir un jour. Le maître et le Rabbin le disent continuellement."

Malkele se taisait et Isaïe travaillait de plus belle. Aussi l'instituteur le citait-il comme un de ses meilleurs élèves. Quand le Rabbin venait à l'école pour examiner les enfants sur l'instruction religieuse, c'était Isaïe qui savait le mieux son catéchisme et son histoire sainte, c'était lui qui traduisait le mieux le Pentateuque et le Rituel. C'était lui encore, qui répondait le mieux, quand l'inspecteur de Saverne visitait l'école.
Isaïe ne grandissait pas seulement en instruction, il grandissait aussi en sagesse et en vertu. Il était doux et poli envers tout le monde , et on l'aimait dans toutes les maisons ou il venait manger, parce qu'il s'offrait toujours pour faire des commissions, et cherchait à se rendre utile, autant qu'il le pouvait.
Quand on rentrait le foin ou le blé, il aidait le soir, après le souper, à le monter dans les greniers. Les jours de, congé, il conduisait à l'abreuvoir les chevaux d'un maquignon qui demeurait à côté de Malkele. Aux foires de Wasselonne et de Saverne, il touchait les bœufs pour les marchands et il gagnait ainsi un peu d'argent qu'il donnait à Malkele , afin que celle-ci le lui conservât, car jamais il ne dépensait rien en friandises comme d'autres enfants. Il ne toucha à cet argent que dans une seule occasion, et cela pour un motif qui lui fait honneur, comme on le verra au chapitre suivant.


ISAIE ACHÈTE DU VIN FIN A MALKELE.
IL PREND LA DÉFENSE D'UN DE SES CAMARADES.

Malkele devint malade; sa maladie n'était pas grave, elle avait seulement besoin de prendre du repos et de réparer ses forces épuisées, en suivant pendant quelque temps un régime plus confortable que celui qu'elle suivait d'ordinaire. Le médecin lui avait ordonné de prendre du vin du midi, mais Malkele ne voulait jamais consentir à faire cette dépense. "Cela est inutile, disait-elle, d'ailleurs je n'ai pas trop d'argent et je ne veux rien demander à la communauté."

Cependant un jour qu'elle dormait, Isaïe s'empara de la clé de l'armoire où était renfermé son argent, il prit une pièce de cinq francs, et il courut chez le commissionnaire de Saverne, pour le prier de lui apporter deux bouteilles de vin du midi.
Le lendemain à quatre heures, quand il revint de l'école, il passa chez le commissionnaire, ses bouteilles étaient arrivées. Il les emporta triomphalement, et il arriva à la maison tout essoufflé : - Voilà du vin du midi, cria-t-il à Malkele, il faut en boire vite, cela vous fera du bien.
- Du vin du midi, qui te l'a donné ? demanda Malkele toute surprise.
Isaïe raconta alors sa ruse, et Malkele, moitié fâchée, moitié contente, but le précieux liquide qui devait lui rendre la santé.

Ainsi Isaïe et Malkele s'attachaient de plus en plus l'un à l'autre. Isaïe regardait Malkele comme une seconde mère, et Malkele, de son côté, ressentait pour l'enfant une vive affection, qu'il méritait d'ailleurs par sa conduite, car il était docile et soumis, et jamais il ne désobéissait. Une seule fois pourtant il lui arriva d'oublier les recommandations de Malkele.

Il vint un jour à l'école avant l'ouverture de la classe. Plusieurs enfants, tous plus jeunes qu'Isaïe, étaient déjà réunis près de la porte. Tout près de là se trouvait l'école catholique et il s'élevait souvent des collisions entre les enfants juifs et les enfants chrétiens. Les directeurs des deux écoles s'efforçaient en vain d'inspirer à leurs élèves des sentiments de mutuelle affection, ils n'y étaient pas encore parvenus, à l'époque où se passe notre histoire.
Ce jour donc, un jeune catholique arracha en passant la casquette d'un petit juif et s'enfuit. Ce dernier courut après sa casquette et essaya de la reprendre. Une querelle s'engagea et comme l'agresseur était le plus fort, il eut facilement raison de son adversaire, qu'il fit bientôt rouler sur le sol et qu'il meurtrit de coups. Isaïe ne put rester témoin impassible de cette lâche agression, et, quoique lui aussi, il fût plus jeune et moins fort que le petit chrétien, il n'hésita pas à voler à la défense de son camarade, qui put se sauver à la faveur de cette diversion. Mais la lutte ne tourna pas à l'avantage d'Isaïe, il fut bien vite terrassé, sa tête donna contre une grosse pierre et le sang jaillit aussitôt. A cette vue le petit chrétien se sauva et le combat cessa.

Isaïe ne pouvait aller en classe, dans l'état où il se trouvait et il fut forcé de rentrer. La frayeur de Malkele fut très grande quand elle vit Isaïe le visage couvert de sang et les vêtements en désordre, et elle n'eut pas la force de gronder l'enfant, qui lui raconta son aventure en pleurant. Mais quand elle se fut assurée que la plaie était insignifiante, alors elle éclata en reproches, et les excuses mêmes d'Isaïe ne la calmèrent pas. Elle ne comprenait pas qu'on se fit blesser pour les autres, ni qu'on déchirât pour eux des vêtements que la communauté avait donnés. Ce fut seulement le soir, quand Isaïe revint et annonça qu'il avait rencontré l'instituteur, et que celui-ci avait approuvé sa conduite, ce fut alors seulement que Malkele rendit à Isaïe son estime et son affection.


ISAIE CELEBRE SA BAR-MIZVA.

Le moment, où Isaïe allait quitter l'école, approchait. Dix ou douze jours restaient encore à passer jusqu'à la fête de Schebouoth, c'était le samedi avant cette fête qu'Isaïe devait être Bar-Mizva.
Il allait tous les jours maintenant chez le Hazan (*) pour achever l'étude de la Parascha (*) qu'il aurait à lire au temple. En même temps il repassait son Précis d'instruction religieuse, son Histoire Sainte, la traduction du Pentateuque et du Rituel ; car le deuxième jour de Schebouoth devait se célébrer pour la première fois, au Temple de Marmoutier, la cérémonie de la majorité religieuse pour lesjeunes garçons et les jeunes filles réunis. Or le Rabbin avait annoncé qu'avant de procéder à cette cérémonie, il ferait passer aux enfants un examen sur toutes les matières que nous venons de mentionner.

Malkele aussi était fort occupée. C'était chez elle que devait se faire le repas de Bar-Mizva auquel assisteraient le Rabbin, le Parness, le Hazan et l'instituteur, ainsi que les membres de la commission administrative du Temple. Zender aussi avait été invité et cela, sur la demande d'Isaïe, qui n'avait pas oublié ce que Zender avait fait pour lui.
Malkele n'était pas peu fière d'un pareil honneur, et elle se préparait à recevoir dignement ses hôtes. Dès le dimanche elle se mit à l'ouvrage. Toute la maison fut lavée et semée de sable rouge tout frais. La petite lampe à sept becs fut démontée et soigneusement nettoyée avec de la poudre provenant d'une tuile qu'on avait écrasée. Les meubles furent enduits d'huile et bien frottés. De loin on sentait l'essence de térébenthine et l'encaustique, et plus d'un membre de la communauté demanda en riant à Malkele, si la fête de Pâque venait de recommencer (4).

La cuisine, comme vous le pensez bien, occupa aussi Malkele. Le jeudi, toutes les casseroles du voisinage furent mises en réquisition par elle. Elle pouvait être large dans ses dépenses, car les frais du repas étaient couverts par une souscription, qu'avaient ouverte le Rabbin et le Parness, et à laquelle tous les membres aisés de la communauté avaient pris part. Mais Malkele avait préparé déjà de longue date un certain mets dont elle seule avait fait les frais. C'étaient deux magnifiques langues fumées. Depuis longues années, assurait Malkele, on n'en avait pas mangé de si bonnes à Marmoutier. Elle avait à cœur de montrer à la communauté, qu'elle était attachée à l'enfant qu'on lui avait confié, et que, quoique pauvre, elle ne reculerait pas devant une dépense pour lui faire fête le jour de sa Bar-Mizva.

Bar-Mitzva
Ce jour arriva : Isaïe se leva de bon matin, et il repassa vite une dernière fois sa Parascha. Il voulait la réciter aussi bien qu'il avait répondu la veille aux questions du Rabbin, qui lui avait fait passer son examen à l'avance ; car un arrêté du Consistoire de Strasbourg défendait aux Rabbins et aux administrateurs des temples, de laisser lire une Parascha par un enfant, dont les connaissances religieuses n'étaient pas constatées.
Après avoir répété sa Parascha, Isaïe s'habilla. Il n'avait jamais mis de vêtements aussi beaux et Malkele ne put retenir un cri d'admiration en le voyant si bien paré. Il paraît qu'Isaïe lui-même ne se trouvait pas trop mal, car il se regarda longtemps dans la glace ; et le sourire qui se dessinait sur ses lèvres, dénotait la satisfaction qu'il ressentait.
Cependant un nuage de tristesse passa bientôt sur son front, et les larmes jaillirent de ses yeux. Malkele lui demanda le sujet de ces larmes, elle ne concevait pas qu'on pleurât, quand on était si bien mis. - Je pleure, répondit Isaïe, parce que mon père et ma mère ne sont pas là, pour me conduire au Temple et pour m'entendre lire ma Parascha.
- Tes parents sont au ciel, dit l'instituteur, qui entrait en ce moment et qui, voulant donner à Isaïe une preuve de son affection, venait le chercher pour le conduire au Temple. C'est moi qui te servirai de père aujourd'hui, ajouta-t-il d'une voix émue, tu le veux bien, mon enfant, n'est-ce pas ?
- Oui, je le veux bien, répondit Isaïe, car vous avez toujours été bon pour moi.
- En ce cas, essuie tes larmes et viens.

Isaïe alla au Temple. Tous ses camarades le regardèrent d'un œil d'admiration et d'envie. Ils auraient, eux aussi, voulu remplacer par un bel habillement en drap et un chapeau noir, comme ceux dont on avait fait présent à Isaïe, les blouses et les casquettes que leur donnaient leurs parents. Isaïe se tint près de l'instituteur, son petit cœur battait bien fort dans sa poitrine : "Si j'allais ne pas bien lire ma Parascha, se dit-il !" Enfin il fut appelé à la Torah. Il était cohen (*) et, comme tel, il devait lire la première Parascha et chanter aussi le Voyazor veyagen (5). II se fit un profond silence dans le Temple.
La voix d'Isaïe, d'abord faible et timide, retentit bientôt ferme et sonore et, quand il descendit de l'estrade (6), il fut félicité par tout le monde.

Après l'office, Isaïe vint déjeuner chez Malkele avec tous ses camarades. Il avait voulu leur faire fêter ce jour et les régaler de gâteaux. Une partie de ses économies fut employée à cet effet.
A deux heures, on se réunit pour le dîner. Le repas fut très animé ; au dessert Isaïe se leva et prononça un petit discours allemand, que l'instituteur avait composé pour lui, et qu'il lui avait fait apprendre par cœur. Dans ce discours, Isaïe remercia le Rabbin, le Parness, la communauté tout entière et particulièrement le grand Zender des bontés qu'on lui avait témoignées, et il promit de se rendre toujours digne de la bienveillance dont il avait été l'objet.
Le ton ému de l'enfant montrait, qu'il ressentait profondément ce qu'il disait, et faisait présager qu'il tiendrait ses promesses.
"Je prends acte de tes paroles, dit le Rabbin, et j'espère que tu te souviendras toute ta vie, de ce que tu nous as promis aujourd'hui."
On se sépara après qu'Isaïe eût récité à haute voix, à la satisfaction générale, les actions de grâce qui se disent après le repas.


L' INITIATION RELIGIEUSE.

Le second jour de Schebouoth, il régnait une grande agitation dans la communauté de Marmoutier. A deux heures de l'après-midi devait se célébrer une cérémonie jusqu'alors inconnue dans l'endroit. On devait solennellement recevoir dans la communauté d'Israël les jeunes filles et les jeunes garçons arrivés à l'âge de leur majorité religieuse (7).
On s'entretenait depuis longtemps de cette cérémonie. Il y avait même quelques esprits chagrins qui prétendaient que c'était un tort de la célébrer, puisqu'elle constituait un Houkath Hagoï (*). Mais ces propos ne trouvèrent pas grand écho. Généralement on s'accordait à dire, que le Consistoire de Strasbourg et son grand Rabbin n'auraient pas recommandé aux Communautés une chose que la religion défend, que d'ailleurs le Rabbin de Marmoutier, talmudiste renommé (8) et d'une grande piété, n'aurait pas prêté son ministère à un acte irréligieux.
La fête se célébra donc en dépit des mécontents.

La Synagogue fut ouverte à une heure et demie. Elle avait été magnifiquement ornée pour la double solennité qu'on allait y célébrer , celle de Schebouoth et celle de la majorité religieuse. Dans les deux allées qui conduisent de la porte jusqu'à l'Aron Hakodesch (*), on passait sous une voûte de feuillage, les colonnes de l'Almemar (*) et de l'Aron Hakodesch étaient entourées de guirlandes de fleurs. Sur les marches étaient disposées des caisses d'orangers et d'autres jolis arbustes, venant du jardin du Parness. Enfin on avait suspendu devant le Heikhal (*) un Perocheth (*) en velours grenat brodé d'or. C'était un don de la Confrérie des Dames.

Dès que la synagogue fut ouverte, les membres de la communauté se rendirent à leurs places. Dans l'espace qui s'étend entre l'Aron Hakodesch et l'Almemar, sur les deux côtés étaient rangés les parents de ceux qui allaient devenir les héros de la journée ; derrière eux on avait installé toutes les notabilités chrétiennes de l'endroit, venues pour assister à une cérémonie qui leur était inconnue jusqu'alors. Devant les parents on avait réservé des bancs aux enfants qui allaient célébrer leur majorité religieuse. Sur la dernière marche de l'Aron Hakodesch se tenait le Rabbin ; devant lui était son pupitre : car il n'y a pas de chaire à Marmoutier, et c'est sur l'Aron Hakodesch que le Rabbin se place pour prêcher. Sur l'Almemar étaient assis les élèves de l'école. Ils devaient chanter en chœur différents morceaux hébreux et allemands, qu'on leur avait fait étudier pour la circonstance.

Synagogue de Marmoutier
A deux heures arrivèrent les cinq jeunes garçons et les cinq jeunes filles, en l'honneur desquels avait lieu la fête. Ils étaient conduits par l'instituteur. A leur arrivée le Hazan et les élèves de l'école, formant le chœur, entonnèrent le Baroukh Haba (9). Quand le chant fut terminé, le Rabbin se leva et récita en hébreu et en allemand le verset qui venait d'être chanté, et puis il commença son sermon. Il parla sur la nécessité, de l'instruction religieuse, et il engagea les enfants à développer, par la lecture de l'Ecriture Sainte et des livres de piété, l'instruction qu'ils avaient déjà reçue, à faire fructifier ainsi les semences de religion, que des maîtres dévoués avaient déposées dans leur sein. Un second chant s'éleva alors, puis deux enfants sortirent des rangs et se placèrent à côté du Rabbin : l'un récita en allemand, l'autre répéta en français une prière, dans la quelle ils invoquaient Dieu au nom de leurs compagnons et de leurs compagnes, et lui demandaient de laisser pénétrer dans leurs âmes les enseignements qu'on venait de leur donner. Après cette prière, qui émut vivement l'assemblée, le chœur entonna un nouveau chant, qui fut suivi de la profession de foi récitée en hébreu par un jeune garçon, en allemand par une jeune fille, et répétée en français par une autre jeune fille. Le Schema fut récité de la même façon, et il fut suivi d'un psaume chanté par le Hazan et le chœur.

Le Rabbin se leva alors une seconde fois. Il rappela en quelques mots aux enfants leurs devoirs envers Dieu , envers leurs parents, envers tous les hommes, leurs frères, envers la France, leur patrie, et envers eux-mêmes, puis il leur dit : "Ces devoirs que vous connaissez maintenant, promettez-vous de les remplir, promettez-vous de vivre, comme il convient à des hommes et à des femmes pénétrés de ce qu'ils ont à faire pour le salut de leur âme, comme il convient à des israélites sincères ?" - Oui, nous le promettons, répondirent-ils tous d'une voix unanime.
- Je vous déclare donc admis, dès aujourd'hui, dans la communauté d'Israël, comme membres responsables de vos actes.
Alors, sur un signe du Rabbin , les enfants se levèrent et s'approchèrent de leurs parents, qui leur imposèrent les mains sur la tête. Pendant ce temps, un cantique grave et solennel prépara les âmes à la ferveur et au recueillement, et le Rabbin, étendant les bras, prononça, au milieu d'un religieux silence, la bénédiction suivante : "Que le Seigneur vous bénisse, mes enfants, et vous préserve de tout mal et de tout accident, que le Seigneur fasse luire sa face sur vous, et vous favorise en vous éclairant de sa lumière et en vous apprenant à connaître vos devoirs ; que le Seigneur tourne sa face vers vous et vous donne la paix".

C'était un moment touchant et solennel ; les accents émus du vieillard avaient attendri tous les assistants. Les parents surtout ressentaient une profonde émotion ; leurs larmes tombaient brûlantes sur les joues des enfants, et ceux-ci mêlaient leurs pleurs avec ceux de leurs pères et de leurs mères. Isaïe sanglotait : son père et sa mère n'étaient pas là pour le bénir, pour joindre leurs vœux à ceux du Rabbin. C'étaient Zender et Malkele qui étaient à côté de lui. Zender l'avait conduit à Marmoutier, il méritait de remplacer son père ; Malkele avait été une mère pour lui. La cérémonie se termina par une prière finale que récitèrent, en français et en allemand, deux des enfants, et par l'office de Min'ha. Puis toute la communauté quitta le temple, enchantée de cette cérémonie si belle et si simple. Et eux-mêmes qui avaient trouvé à redire d'abord, furent forcés d'avouer que cette célébration de la majorité religieuse devait laisser de bien doux souvenirs dans le cœur des enfants, et exercer sur leur conduite une salutaire influence.


LE RABBIN ENGAGE ISAIE A SE PRÉSENTER A L'ÉCOLE ISRAÉLITE DES ARTS-ET-MÉTIERS.

Le lendemain de Schebouoth, le Rabbin fit appeler Isaïe et lui dit :
"Te voici arrivé maintenant à l'âge où, d'ordinaire, les jeunes gens qui fréquentent notre école, la quittent, les uns pour entrer dans les collèges et y poursuivre leurs études, les autres pour se vouer au commerce. Toi, en raison de ta situation, tu ne pourrais que choisir cette dernière carrière ; celle des études est coûteuse, et la caisse de la communauté n'est pas assez riche pour subvenir aux dépenses qu'elle occasionnerait ; mais le commerce, tel que tu pourrais le faire, ne t'assurerait jamais qu'une position précaire et peut-être misérable. Que ferais-tu, en effet ? La communauté te donnerait quelques francs avec cela, tu achèterais de la mercerie, tu courrais les villages, tu échangerais ta marchandise contre des chiffons, mais tes bénéfices ne seraient pas très considérables, car la concurrence est grande. Il y a beaucoup d'hommes ici, et de jeunes gens, qui font le métier dont je te parle. Ils sont tous pauvres, parce qu'ils sont trop nombreux, pour exploiter une seule et même branche de commerce. De là leur pauvreté ; de là aussi la jalousie qu'ils éprouvent l'un pour l'autre, et la haine qu'ils se portent réciproquement.
Si tu voulais m'écouter, tu te présenterais à l'école des Arts-et-métiers de Strasbourg ; là, tu apprendrais un état, qui te fera vivre à ton aise et d'une façon honorable. En suivant mes conseils, tu ne tomberas pas, comme les hommes dont je t'ai parlé tout-à- l'heure, à la charge de la communauté, dans un âge où il est honteux de ne pouvoir vivre de son propre travail. Si tu entres dans la voie que je t'indique, tu te rendras service à toi-même, tu rendras service aussi à ta religion. On dit souvent que l'Israélite est paresseux, qu'il ne veut pas faire usage des bras que Dieu lui a donnés, qu'il n'aime qu'à trafiquer, que sa main est plus habile à manier l'aune du marchand que l'outil de l'ouvrier. Il faut montrer que nous aussi, nous savons exercer des professions manuelles et que, si les israélites, autrefois, ne faisaient pas partie des corporations ouvrières, c'est qu'on les en excluait. Le travail a toujours été en honneur chez nos pères. Quand tu subsistes du travail de tes mains, dit le Psalmiste, tu seras heureux et satisfait (10). Plusieurs rabbins de talent, au temps du Talmud, exerçaient des métiers. Rabbi Jochanan fabriquait des sandales. Rabbi Ysschak était cloutier. Rabbi Yehouda et Rabbi Schimon avaient l'habitude de dire : Le travail honore celui qui s'y livre (11). Tu vois donc, que je ne te conseille rien dont tu aies à rougir."

- Je ferai ce que vous jugerez bon, dit Isaïe; car vous savez mieux que moi, ce qui me convient.
- Je te remercie, mon enfant, reprit le Rabbin, de la confiance que tu as en moi. Je vais donc m'occuper de suite de la réalisation du plan que j'ai conçu pour toi. Il y a en ce moment trois places vacantes à l'école de Strasbourg. Je vais écrire dans cette ville, pour annoncer que tu te présenteras, et que tu prendras part au concours qui sera ouvert. Jusqu'au jour de l'examen tu continueras à aller en classe ici. Je t'engage à repasser ton arithmétique et ta grammaire française. Je te crois assez instruit pour être reçu à Strasbourg. Cependant, les précautions sont toujours bonnes à prendre. La prudence , comme on dit, est mère de la sûreté.
- Je me préparerai sérieusement à l'examen, dit. Isaïe en quittant le Rabbin.

Malkele attendait Isaïe avec impatience. Elle brûlait d'envie de savoir ce que le Rabbin lui avait dit. Mais elle fut fort mécontente, quand elle apprit de la bouche d'Isaïe, qu'on allait le mettre à Strasbourg, à l'école des Arts-et-Métiers. "Le Rabbin est un brave homme, mais il donne trop dans les idées nouvelles, s'écria-t-elle avec colère. Est-ce qu'un métier vaut. quelque chose pour un israélite ? Est-ce que, autrefois, on pensait à donner des états aux jeunes gens? Quand un garçon était Bar-Mizva, on lui mettait un ballot sur le dos, et il allait faire le commerce. D'où donc le Parness est-il si riche ? n'est-ce pas d'avoir été commerçant ; et Yischele et Frommeleet tous les autres. Est-ce qu'ils ont des états ? Ah ! si j'étais ta mère, tu ne deviendrais pas ouvrier."
"Vous avez tort de parler ainsi, répondit Isaïe. Le Rabbin comprend mieux les choses que nous, et ce qu'il fait, il le fait pour mon bien. Je ne puis donc que suivre ses conseils."


ISAIE VA CONCOURIR POUR L'ÉCOLE DES ARTS-ET-MÉTIERS.

Quinze jours après l'entretien que nous venons de raconter, Isaïe fut de nouveau appelé chez le Rabbin, et là il apprit qu'un concours devait avoir lieu le lendemain à Strasbourg, pour les trois bourses vacantes à l'école des Arts-et-Métiers.
"J'ai parlé à l'instituteur, dit le Rabbin, il veut bien t'accompagne r; vous partirez demain matin à trois heures pour Wasselonne, où vous prendrez la diligence qui vous mènera à Strasbourg."

Cet arrangement convint à Isaïe, mais il n'était pas du goût de Malkele. - Tu iras à Wasselonne, s'écria-t-elle, mais tu vas devenir malade ; avec leur manière de faire du nouveau, avec leur école des Arts-et-Métiers, ils vont fatiguer cet enfant outre mesure, et puis ils me le ramèneront souffrant, et je pourrai le soigner.
- Ne craignez pas, répondit Isaïe, je suis fort : ce n'est pas la première fois que je vais à Wasselonne. D'ailleurs, il fait bon maintenant le matin, et puis l'instituteur sera avec moi. Il se dérange pour m'accompagner, et c'est pour moi qu'il va à pied à Wasselonne ; c'est bien le moins que je fasse comme lui.
- L'instituteur, l'instituteur ! grommela Malkele; il est, comme le Rabbin, ami de la nouveauté. Moi, je dis qu'il vaudrait mieux faire le commerce. Le bel avantage, quand tu te fatigueras à travailler toute une sainte journée, pour gagner vingt ou trente sous. C'est, ma foi ! bien nécessaire de passer trois années en apprentissage, pour arriver à un pareil résultat. Mais enfin, on ne m'a pas consultée ; je n'ai pas à donner mon avis. Il faut que tu danses sur l'air que ces messieurs te jouent.

Malgré sa mauvaise humeur, Malkele réveilla Isaïe le lendemain avant trois heures. Elle lui fit prendre une bonne tasse de café, et lui fourra dans la poche du pain et du fromage. Tu auras peut-être faim en route, dit-elle.
Là-dessus elle embrassa Isaïe, et il partit pour aller appeler l'instituteur.
- As-tu tes tephilîn (*) en poche , demanda ce lui-ci, car nous dirons la prière du matin à Wasselonne, avant de nous mettre en voiture.
- Je les ai, répondit Isaïe, et ils partirent.

En route, ils assistèrent à un spectacle magnifique, dont Isaïe aurait pu plus d'une fois être témoin quand il voyageait avec son cousin, mais auquel il n'avait jamais fait attention. C'était le lever du soleil. Mais cette fois, l'instituteur l'avait engagé à se recueillir, et lui avait dit de se préparer à jouir des merveilles, qui allaient s'offrir à sa vue ; et Isaïe devint attentif. "Oh, que c'est beau ! s'écria-t-il, je n'ai jamais rien vu de semblable." L'instituteur profita de l'occasion pour parler à Isaïe de la grandeur, de la sagesse, de la bonté de Dieu, créateur de tout ce qu'il venait d'admirer, et il l'exhorta à aimer toujours ce Dieu, et à le servir de tout son cœur et de toute son âme.
Cet entretien grave et religieux se continua jusqu'à Wasselonne.

Arrivés là, ils entrèrent dans une auberge, où ils mirent leurs tephilîn, et récitèrent la prière du matin. Puis il partirent, après s'être légèrement restaurés avec du pain et du beurre.
Dans la voiture, Isaïe s'endormit, et il ne se réveilla que lorsqu'on traversa les ponts-levis de la porte Blanche. Enfin, la voiture s'arrêta et les voyageurs descendirent. Isaïe prit la valise de son maître, et ils s'acheminèrent ensemble vers un hôtel israélite, où ce dernier retint deux lits pour le soir. De là, ils se rendirent chez le Grand Rabbin, qui témoigna beaucoup d'intérêt à Isaïe, et qui promit de lui être aussi favorable que possible.

"Maintenant, dit l'instituteur en sortant du cabinet du Grand-Rabbin, nous pouvons nous promener un peu dans la ville ; car le moment de l'examen est encore éloigné". Isaïe était déjà venu à Strasbourg, mais il n'avait fait que traverser la ville, et son cousin ne tenait pas à lui en faire admirer les monuments. Mais maintenant, il avait un excellent guide, qui lui faisait voir tout ce que Strasbourg offrait de remarquable, et qui lui expliquait tout ce qu'il ne comprenait pas.

Enfin l'heure, où il fallait se rendre à l'école des Arts-et-Métiers sonna. Isaïe et son maître furent introduits dans une salle du rez-de-chaussée. C'était une belle salle carrée. Les murs étaient ornés de nombreux dessins, fournis par les élèves de l'école.
Au milieu de la chambre était une table recouverte d'un tapis vert, autour de laquelle siégeait le comité. Sur un banc, placé vis-à-vis de la table, étaient assis huit à dix jeunes garçons. Leurs pères se tenaient auprès d'eux. Les uns et les autres attendaient avec anxiété le moment de l'examen. Il commença enfin. On interrogea les candidats sur la grammaire et l'arithmétique, et on leur lit une dictée française ; puis on les engagea à se retirer jusqu'à ce que le résultat de l'examen fût constaté.

Isaïe, un peu troublé au commencement de l'examen, s'était pourtant remis peu à peu, et avait répondu avec assez d'assurance aux questions que lui avaient posées les examinateurs. Cependant il ne savait pas s'il serait reçu. Aussi était-il bien pâle quand il rentra, et son cœur battait bien fort. Mais cette pâleur disparut bientôt, et fit place à la plus vive rougeur, quand il entendit le secrétaire du comité proclamer son nom parmi les admis. Il eut volontiers sauté de joie, s'il n'avait pas été retenu par la présence de tout le monde qui était là. "Que je suis heureux, dit-il à son maître en quittant la salle, que je suis heureux ! Mon avenir est assuré maintenant."


ISAIE FAIT SES PRÉPARATIFS DE DÉPART.

Le lendemain de l'examen, Isaïe et l'instituteur repartirent pour Marmoutier. Isaïe devait revenir dans huit jours, après s'être muni du trousseau exigé par le règlement de l'école.
Le Rabbin félicita vivement Isaïe du succès qu'il avait obtenu, et lui donna l'assurance qu'il allait s'occuper le jour même, de lui procurer le trousseau nécessaire. Malkele aussi, malgré la mauvaise humeur que lui causait le départ de celui qu'elle s'était habituée à regarder comme un fils, s'occupa de mettre en ordre le linge d'Isaïe, afin que tout fût préparé pour le jour de son départ.
C'était le mardi qu'Isaïe devait partir. Le lundi, il fit transporter sa malle à Wasselonne, par une des nombreuses voitures qui y viennent ce jour de Marmoutier ; car le lundi, il se tient un grand marché à Wasselonne, et c'est là que, le lendemain, Isaïe voulut reprendre la diligence qui l'avait déjà précédemment conduit à Strasbourg.

Isaïe, une fois sa malle expédiée, courut dans toute la communauté, pour faire ses adieux à ceux qui lui avaient donné à manger, et qui avaient contribué ainsi à le pousser vers cet avenir, qui maintenant, s'ouvrait riant devant lui. Zender ne fut pas oublié non plus, et Isaïe, en le quittant, le remercia une dernière fois de la bonté qu'il lui avait témoignée, lorsqu'il l'avait trouvé près du Brinnele (*).
Ses dernières visites furent pour l'instituteur et le Rabbin. L'instituteur engagea Isaïe à suivre avec assiduité les cours d'orthographe, de dessin, de calcul qui se font à l'école des Arts-et-Métiers.
"Ne crois pas, dit-il à Isaïe, qu'un ouvrier n'ait besoin que de bien connaître sa profession ; il faut qu'il ait une certaine instruction, s'il veut faire son chemin. On ne veut pas toujours travailler pour les autres ; on aime à s'établir pour son compte, à être patron, après avoir été ouvrier. Or, n'est-il pas nécessaire alors de savoir bien calculer et écrire, afin de pouvoir remettre aux clients les mémoires des travaux qu'on a exécutés pour eux Ne néglige donc pas les moyens de t'instruire que t'offre l'école, dans laquelle tu vas entrer. Mets aussi à profit, pendant tes moments de loisirs, et surtout le samedi, la bibliothèque qu'elle possède. La lecture te formera l'esprit et le cœur et puis, quand tu te seras habitué à chercher des distractions, tu n'iras pas, devenu ouvrier, faire, dans les cabarets et les cafés, des dépenses inutiles et au-dessus de tes moyens, mais tu passeras à lire le temps que tes camarades passeront à faire des folies dont ils se repentiront plus tard."


Le Rabbin donna à Isaïe des conseils à peu près semblables. Il lui recommanda de conserver surtout les sentiments de religion et de piété qu'il avait manifestés jusqu'alors.
"Ne manque jamais, lui dit-il, de faire ta prière à Dieu, avant de te rendre à l'ouvrage , mais prie avec ferveur et recueillement, et ne t'habitue pas à réciter tes oraisons à la hâte, comme si la prière était pour toi une charge dont tu tiens à te débarrasser au plus vite. Rappelle-toi ces paroles de Rabbi Schimon : Ne considère pas la prière comme une charge qui t'est prescrite, mais comme un acte volontaire d'humilité devant le Seigneur (12). Prie peu et prie bien ; car mieux vaut, disent nos docteurs, une courte prière faite avec recueillement, qu'une longue prière faite avec distraction (13). Ne te dépars jamais non plus du respect que tu dois à tes maîtres. En un mot, sois ce que tu as été jusqu'ici."
Après avoir parlé ainsi, le Rabbin congédia Isaïe, lui glissa cinq francs dans la poche, l'embrassa et lui donna sa bénédiction, qu'Isaïe reçut en pleurant.

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