ISAIE OU LE TRAVAIL - 4

ISAIE TRAVAILLE POUR UN ENTREPRENEUR. IL ACHÈTE LA MAISON OU IL DEMEURE..


La maison du rabbin Liebermann - aquarelle de Robert Kuven
Maître Sauer écrivit à Isaïe peu après son mariage, et l'engagea à venir à Strasbourg.
" Il y a, dit-il dans sa lettre, une bonne affaire sur le tapis, pour vous et pour moi. L'entrepreneur Hecht, que vous connaissez, voudrait me confier des travaux importants ; mais je ne peux pas m'en charger seul. J'ai songé à vous. Si vous vouliez m'aider dans ces travaux, dont vous exécuteriez chez vous, dans votre atelier, diverses parties, j'accepterais la commande, et nous n'y perdrions rien ni l'un ni l'autre."
Isaïe se rendit à l'invitation de maître Sauer, et l'affaire s'arrangea. Isaïe emmena aussi un ouvrier, qu'il engagea sur la recommandation de maître Sauer, et le lendemain de son retour il abandonna à son ouvrier la besogne ordinaire, et il se mit à celle plus difficile dont il s'était chargé. Il exécuta les travaux qu'il avait entrepris, à la satisfaction de maître Sauer et de l'entrepreneur, et il rapporta de Strasbourg une somme assez ronde. - Sais-tu, Esther, ce que nous devrions faire ? dit-il à sa femme ; nous devrions acheter la maison où nous demeurons. Nous avons là douze cents francs qui proviennent de ta dot ; car tu sais qu'avec les trois cents autres, nous avons fait diverses acquisitions. Ajoute à cette somme celle de cinq cents que je rapporte, et tu verras que nous aurons presque de quoi payer la maison au comptant. Le propriétaire m'a déjà offert de me la laisser pour deux mille deux cents francs; il me la vendrait pour deux mille. L'argent renfermé dans notre armoire ne nous rapporte rien. Si même nous le placions à la Caisse d'épargne, l'intérêt n'égalerait pas le loyer que nous payons. Que penses-tu, Esther de mon projet ?
- Je crois comme toi que nous ferions bien d'acheter la maison; mais il serait peut-être sage d'attendre que tu eusses réuni tout l'argent nécessaire pour la payer. Les dettes me font peur.
- Ton horreur pour les dettes est fondée sans doute. "L'emprunteur et le débiteur, a dit un auteur qu'on nous a lu à l'école, sont deux esclaves l'un du prêteur, l'autre du créancier" (26). Mais la dette que nous causerait l'achat de notre maison est très faible, et elle est pour ainsi dire nécessaire; car le propriétaire vendra peut-être la maison à un autre, si je ne l'achète pas , et moi, je n'en trouverai pas de si commode dans tout le village.
- En ce cas , achète ; mais fais en sorte qu'on ne nous tourmente pas pour ce que nous devrons.
- Sois tranquille, nous ne devrons pas longtemps. Voilà des bras qui ne chômeront pas, je l'espère, et qui sauront bien faire sortir trois cents francs du fer qu'ils battent.

La maison fut achetée le lendemain pour deux mille francs, sur laquelle somme Isaïe paya dix-sept cents francs ; le reste n'était exigible qu'au bout d'un an. Le bruit se répandit bientôt dans le village que le serrurier avait acheté la maison qu'il habitait , et l'avait presque intégralement payée. "Ah ! il paraît que le serrurier fait de bonnes affaires", disait-on dans l'endroit. Les coreligionnaires d'Isaïe s'extasièrent aussi sur sa prospérité. "Que cela ne vous étonne pas", leur dit le Rabbin de Westhoffen, qui se trouvait ce jour-là à Odratzheim, "nos docteurs ont dit que la misère ne vient pas visiter celui qui travaille".


L'OUVRIER D' ISAIE DEVIENT MALADE. ISAIE LE SOIGNE.

Seppel, l'ouvrier d'Isaïe, devint malade ; c'était l'hiver. Isaïe alla le voir, et le trouva qui couchait dans une chambre humide, où il n'y avait pas même de feu. L'eau suintait à travers les murailles, et Seppel grelottait sous sa maigre couverture. "Tu es bien mal ici, Seppel, dit Isaïe, il faut que tu quittes ce logement ; tu n'y guérirais jamais. Je vais m'occuper de cela tout de suite."
Isaïe rentra. - Seppel est bien malade, dit-il à Esther , et avec cela il est couché dans un réduit humide et malsain ; sa maladie ne fera qu'empirer si on le laisse là.
- Mais il faut l'en faire sortir, répondit vivement Esther ; nous avons notre belle chambre en haut, au premier, qui est vide, nous pouvons la lui donner. Pauvre garçon, comme il doit souffrir maintenant d'être loin de sa mère ! mais nous la remplacerons, n'est-ce pas, Isaïe ? nous ferons en sorte qu'il ne s'aperçoive pas trop qu'elle lui manque. Seppel est chrétien, mais notre religion nous recommande d'exercer les œuvres de charité et de miséricorde envers tous les hommes sans distinction.
- C'est mon avis aussi. Je vais prendre deux hommes, et nous transporterons le malade ici .
Ce qui venait d'être dit ne tarda pas non plus à être fait. Seppel fut installé chez Isaïe. On fit venir un médecin de Wasselonne, qui déclara que sa maladie était grave. Cependant les remèdes qu'il prenait, et surtout les bons soins d'Esther et d'Isaïe triomphèrent de la maladie, et Seppel revint peu à peu à la santé.

Le curé venait souvent visiter le malade, et il exprima à Isaïe et à Esther son admiration pour leur noble et généreuse conduite. - Je savais bien depuis longtemps , dit-il, que les Israélites se soutiennent entre eux avec une touchante confraternité; mais je ne croyais pas qu'ils témoigneraient autant de bonté à un chrétien, à un goï, comme vous nous appelez, ajouta-t-il en riant.
- Notre religion, répondit Isaïe, nous commande d'aimer tous les hommes, à quelque croyance, à quelque pays qu'ils appartiennent. L'Ecriture Sainte nous dit : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même" ; elle ne dit pas : "Tu aimeras l'Israélite comme toi-même", mais ton prochain, ton semblable. Pour bien montrer que, par ces mots, "ton prochain", elle entend tous les hommes. Notre loi dit un peu plus loin : "Tu aimeras l'étranger comme toi-même".
Je voudrais qu'un de nos Rabbins fût présent à notre conversation ; il vous citerait de nombreux textes qui vous prouveraient que les idées israélites ne sont pas aussi étroites ni aussi exclusives qu'on veut bien le dire. Moi, je ne suis pas versé dans les écrits de nos docteurs ; mais j'ai pourtant retenu un de leurs préceptes relatifs à la charité : il est cité dans un livre pour la jeunesse, publié en 1842, et qui est intitulé Les Matinées du samedi ; voici ce précepte :
"Nous sommes tenus d'exercer la bienfaisance, même envers ceux qui ne professent point notre religion, nous devons visiter leurs malades et soutenir leurs pauvres." Nous imitons ainsi Dieu, duquel il est dit : "La bonté de l'Eternel s'étend sur tous" (27).
- Ce que vous me dites, reprit le curé, me réjouit fort ; je vois que j'ai raison de rappeler souvent à mes paroissiens que toutes les religions enseignent le bien, et que dans toutes il y a d'honnêtes gens.


ISAIE A UNE BERITH (*).

Environ vingt mois après leur mariage, Isaïe et Esther eurent un, fils ; ce fut une grande joie dans la maison. La mère et la sœur d'Esther étaient déjà à Odratzheim depuis quelques jours ; Simon arriva à son tour, car il devait être parrain. Un Mohel (*) vint des environs, et tous les amis d'Isaïe assistèrent au repas qu'il donna ce jour ; c'était le samedi.
A l'office du matin, Isaïe, qui fut appelé le premier à la Torah, déclara vouloir faire un don de vingt francs aux pauvres de la communauté, et Simon imita son beau-frère. C'était la première fois de mémoire d'homme, que de pareils dons s'étaient faits dans le temple d'Odratzheim. "C'est de l'orgueil", dirent entre eux les gros bonnets de l'endroit. "Le serrurier veut faire accroire qu'il est bien riche, qu'il est plus riche que nous". Cependant, réflexion faite, ils trouvèrent qu'Isaïe, avait eu raison de donner le bon exemple, et qu'en définitive, un don de vingt francs ne ruinait pas un homme. Ils se promirent bien de ne plus se laisser, à l'avenir, surpasser en générosité par le serrurier.

Le repas fut très animé; tout le monde était gai et content. Esther, quoique souffrante encore, parut très heureuse à ceux qui venaient la visiter. Elle était doublement contente : son fils promettait de devenir un bon et gros garçon, et son mari venait de lui faire une agréable surprise. Il n'y avait pas de jardin derrière leur maison, et elle en désirait un depuis longtemps. Or, la veille, Isaïe en avait acheté un qui s'était justement trouvé à vendre ; il était situé à l'extrémité du village. Isaïe n'avait pas d'argent à la maison; mais dans deux mois il devait faire une importante livraison à l'entrepreneur de Strasbourg, et il aurait alors beaucoup plus que ne coûtait le jardin. L'acquisition du jardin fit grand plaisir à Esther ; pourtant, elle gronda Isaïe de n'avoir pas attendu. - Je n'aime pas, dit-elle, qu'on achète sans payer, on s'expose ainsi à des désagréments.
- Sois sans inquiétude, répondit Isaïe, mon entrepreneur me doit six cents francs, le jardin ne coûte que trois cents, et il n'est pas trop cher. Tu verras comme il est beau; tu seras bien heureuse d'y cultiver les fleurs que tu aimes, et de venir t'y promener avec ton fils.
Le jardin était beau, en effet, et il plut beaucoup à Esther, qui vint le visiter avec sa mère et sa sœur dès qu'elle put sortir ; mais la joie d'Esther n'était pas complète. "Je voudrais qu'il fût payé, dit-elle à Isaïe; cette dette me pèse."


REVERS D ISAIE.

On aurait dit qu'Esther avait eu comme un pressentiment de ce qui devait arriver. L'entrepreneur de Strasbourg fit faillite, et Isaïe perdit six cents francs. Cependant, l'homme qui lui avait vendu le jardin vint réclamer ce qui lui était dû. Isaïe le pria, mais en vain, d'attendre un an. - Je vous paierai les intérêts à raison de cinq pour cent, dit-il. Mais l'autre ne voulut entrer dans aucun arrangement. - Il me faut mes trois cents francs d'ici huit jours, répondit-il, sinon, vous aurez de mes nouvelles.

C'était la première fois qu'Isaïe se trouvait dans l'embarras. Il en était peiné, non pas pour lui, mais pour sa femme, et il essaya de lui cacher sa situation. Mais Esther remarqua sa tristesse, et il fut obligé de tout lui avouer. Alors, ils délibérèrent ensemble sur ce qu'ils avaient à faire. - Veux-tu que j'aille Westhoffen, demanda Esther ; je dirai tout à ma mère; elle doit pouvoir nous prêter trois cents francs.
- Non, répondit Isaïe, ce moyen n'est pas le meilleur. Ta mère est bonne, mais elle est un peu avare. "On n'a pas besoin d'acheter des jardins", te dirait-elle, quand on n'a pas d'argent ; elle dirait encore beaucoup d'autres choses qui t'humilieraient et te feraient souffrir. Je vais aller à Wasselonne ; il y a là des gens qui prêtent de l'argent un peu au-dessus du taux légal ; j'emprunterai ce qu'il me faut sur un billet payable dans un an. D'ici là, nous pourrons économiser de quoi nous libérer de notre dette. Si pourtant, je t'avais écoutée, si j'avais suivi tes conseils de sagesse et de prudence, nous n'en serions pas là. C'est ma faute, je suis un grand coupable, et tu dois m'en vouloir.
- Ce n'est pas moi qui pourrais t'en vouloir , dit Esther ; c'est pour me faire plaisir que tu as acheté ce jardin, cause de notre gêne. Mais il ne faut pas perdre courage ; Dieu nous aidera à sortir de ce pas difficile. Fais comme tu l'as dit, va emprunter trois cents francs ; d'ici à un an, nous pourrons les rendre, je l'espère ; et nous redeviendrons heureux.

Isaïe obtint sans peine trois cents francs sur un billet, et il croyait sûrement qu'à son échéance, il pourrait faire honneur à sa signature; mais l'année fut mauvaise pour lui. Un nouveau serrurier s'établit à Odratzheim , qui, pour attirer les chalands, travailla à un prix beaucoup plus bas que lui. La nouveauté et le bon marché attirent toujours, et Isaïe fut délaissé par la plus grande partie de ses clients. Pour comble de malheur, il n'avait pu retrouver d'ouvrage à Strasbourg, et il fut forcé de renvoyer Seppel et le fils de Zender. "Il n'y a plus grand chose à faire ici, mes amis, vous le voyez bien. Tâchez de trouver de l'occupation ailleurs. Seppel, tu ne seras pas embrassé pour te placer ; mais ton camarade trouvera peut-être plus difficilement. Emploie-toi un peu pour lui."

Seppel pleura en se séparant de son patron ; il avait compris qu'il était dans la gêne, et il était désolé de ne pouvoir le tirer de la situation pénible où il le voyait. - Si ce coquin de nouveau serrurier n'était pas venu, je ne serais pourtant pas parti, dit Seppel. Je n'aurais quitté votre atelier que pour en monter un à mon tour ; car jamais je ne trouverai un meilleur patron , et je ne sais vraiment comment je pourrai reconnaître les bontés que vous avez eues pour moi pendant ma maladie. - En agissant de même avec tes ouvriers, quand tu en auras.
- Je vous imiterai certainement, patron. Adieu , donnez-moi votre main ; c'est celle d'un brave homme.
Et il serra vivement la main d'Isaïe. Le fils de Zender en fit autant, mais il ne dit rien ; son émotion l'empêcha de parler.

Cependant, le créancier d'Isaïe fut exact ; il arriva la veille de l'échéance du billet ; il passait justement par Odratzheim ce jour-là. Isaïe n'avait pu réunir que cent francs. - L'année a été bien mauvaise, dit-il; je ne puis que vous donner un à-compte : je vais vous faire un autre billet pour le reste.
- Je consens à cet arrangement, dit l'homme, mais à une seule condition. J'ai une pièce de terre attenant à votre jardin : je vous la vends deux cents francs; vous me devrez ainsi quatre cents francs, qui seront payables dans un an.
- Non, non, ne consens pas à cela, Isaïe, s'écria Esther; nous ne ferions ainsi que nous enfoncer davantage. J'irai plutôt trouver ma mère.
- C'est comme vous voudrez, dit le créancier. Je vous préviens seulement d'une chose : si demain au soir je n'ai pas mon argent, je remettrai le billet à un huissier, et je ferai commencer les poursuites.

Au même moment, Isaïe reçut une lettre d'un marchand de fer de Strasbourg ; il lui annonçait qu'il avait disposé sur lui pour une somme de cent cinquante francs, montant de sa dernière facture. Jamais le marchand de fer ne faisait traite sur lui; Isaïe le payait ordinairement quand il venait à Strasbourg. Mais il paraît que de méchants gens avaient jasé sur les affaires du serrurier, et avaient fait peur au marchand. - Qu'allons-nous devenir, grand Dieu ? s'écria Isaïe ; irons-nous emprunter et donner notre maison en garantie ? Tout l'endroit le saura, et je perdrai mon crédit; de telle sorte qu'aucun marchand n'osera plus me donner pour cinquante francs de fer, sans que je paie comptant ; et d'ailleurs, il faut plus de temps pour cela que nous n'en avons. Je suis un misérable, car c'est moi qui suis cause de tout ! Et Isaïe fondit en larmes.
- Calme-toi, lui dit sa femme, j'irai trouver ma mère; elle sera probablement à même de nous prêter trois cent cinquante francs qu'il nous faut ; nous les paierons plus tard; elle ne nous tourmentera pas comme des étrangers. Et puis, si les affaires continuent à aller aussi mal ici, nous vendrons le jardin et la maison, et nous irons planter notre tente ailleurs. Dieu ne nous abandonnera pas.


ESTHER VA TROUVER SA MERE A WESTIIOFFEN.

Westhoffen sur une carte postale ancienne - coll. © M. & A. Rothé

On ne pouvait trouver ce jour aucune voiture, et Esther fut obligée de faire à pied le trajet qui sépare Odratzheim de Westhoffen. Il était neuf heures du matin quand elle partit ; à trois heures, elle était déjà de retour. Son visage n'annonçait pas qu'elle eût réussi; elle avait les larmes aux yeux ; tout le long de la route, elle avait eu la force de se contenir ; mais maintenant sa douleur éclatait et ses pleurs coulaient avec abondance. Quand, enfin, elle put parler, elle dit à Isaïe : "Je n'ai que cent francs ; c'est tout ce que possédait ma mère. Si j'étais venue il y a deux jours, j'aurais trouvé ce qu'il nous faut; elle avait à la maison tout l'argent qui était placé pour ma sœur ; mais elle l'a envoyé hier à Simon, qui vient de s'associer avec un de ses amis, et de monter un magasin; s'il ne nous fallait pas cent francs pour demain, nous écririons à Simon ; je suis sûr qu'il nous enverrait les deux cent-cinquante francs qui nous manquent encore."

- Je pourrais bien trouver cent francs pour huit jours ; mais il ne faut rien demander à Simon, maintenant : il est probable qu'il a déjà employé en achats l'argent qu'il a reçu. D'ailleurs, il n'est pas seul, il a un associé, et celui-ci ne voudra pas se priver de ce qui lui est nécessaire pour nous le donner, à nous qu'il ne connaît pas. Cherchons un autre moyeu.
- J'en ai trouvé un, s'écria Esther presque joyeuse. Tu sais, la chaîne, la montre, les bagues que tu m'as données au moment de notre mariage, les six couverts ainsi que les timbales, la douzaine de petites cuillers en argent, en un mot, tous nos cadeaux de noces, prends tout cela et va le vendre à Strasbourg.
- Que dis-tu ? vendre les bijoux, vendre les présents que tu as reçus de ton frère et de ta mère ? Non ! je ne consentirai jamais à cela. J'aime mieux vendre la maison , j'aime mieux qu'on dise que je suis ruiné; mais je ne te priverai pas de ce qui est à toi.
- Eh bien ! alors , dépose les au Mont-de-piété ; On te prêtera bien deux cent cinquante francs quand tu mettras tout cela en gage. Nous retirerons ce dépôt quand viendront des temps plus heureux.
- Pour ceci, j'y consens. La sagesse parle par ta bouche, Esther; tu es une femme de bon conseil, et je sens bien maintenant combien j'ai eu tort de ne pas écouter tes sages avis. Mais désormais, je te consulterai avant d'agir. Je vais aller chez mon voisin Yaukef ; il me prêtera cent francs jusqu'à demain soir. Moi, je partirai pour Strasbourg demain matin de bonne heure, et toi, tu pourras payer quand on te présentera le billet.
Cet arrangement put s'exécuter, et le danger fut ainsi conjuré.


LA PROSPÉRITÉ REVIENT DANS LA MAISON D'ISAIE. IL DEVIENT PARNESS.

"Ne nous décourageons pas", disait souvent Esther à son mari." Dieu nous éprouve : mais après l'épreuve viendra la récompense; après la douleur, la joie." Cette prédiction se réalisa. L'entrepreneur de Strasbourg, qui avait fait faillite, hérita d'un oncle très riche, et il se réhabilita en payant toutes ses dettes. Isaïe reçut les six cents francs qu'il avait à réclamer, ainsi que les intérêts, et il put aller dégager les objets qu'il avait déposés au Mont-de-piété, et rendre à sa belle-mère les cent francs qu'elle lui avait prêtés.
Ce fut un beau jour pour Isaïe et Esther, et ils rendirent grâce à Dieu, qui les avait tirés de la détresse, où ils s'étaient trouvés un instant.

Un bonheur n'arrive jamais seul. L'entrepreneur commanda de nouveaux travaux à Isaïe, et celui-ci fut bientôt forcé de reprendre un ouvrier. Les pratiques d'Odratzheim revinrent aussi ; car le nouveau serrurier, ne pouvant maintenir ses prix, vit la faveur se retirer aussi vite qu'elle était venue, et il dut aller chercher fortune ailleurs.
L'aisance revint donc au logis d'Isaïe, et le serrurier et sa femme purent cesser les privations nombreuses et pénibles qu'ils s'étaient imposées , sans que personne s'en fût jamais aperçu.

La santé d'Esther était délicate. Isaïe engagea une bonne, afin que sa femme n'eût plus à s'occuper que de son enfant, qui grandissait et devenait très beau.
Les dépenses du jeune ménage n'étaient d'ailleurs pas fortes ; leur jardin, qu'ils cultivaient avec soin et intelligence, leur fournissait plus de légumes qu'ils n'en consommaient, et ils louèrent aussi deux ou trois champs, dans lesquels ils plantèrent du blé et des pommes de terre. "Voilà le serrurier qui va devenir aussi cultivateur", dirent les envieux (car on en a toujours) ; "il fait trop de métiers à la fois; cela pourra bien tourner à son désavantage".
Les voisines d'Esther lui rapportèrent ces mauvais propos, et elle s'en affligea ; mais Isaïe riait de cela. "Il faut laisser jaser le monde, et agir selon sa raison et sa conscience. Je trouverai le temps de cultiver ou de faire cultiver mes terres, tout en ne négligeant pas les travaux de mon atelier ; et si Dieu me prête vie, et ne me retire pas sa protection, les mauvais propos ne m'empêcheront pas d'acheter les terres qu'aujourd'hui je n'ai encore qu'en fermage."

Si Isaïe avait des envieux, il avait aussi de nombreux amis dans la Kehila (*) ; il en eut bientôt la preuve. Le Parness étant mort, le Consistoire de Strasbourg profita de l'occasion pour faire renouveler par élection le mandat de toute l'administration du Temple. Isaïe en fut nommé membre à l'unanimité des voix; et ses collègues, les anciens membres qui avaient été réélus, le désignèrent au choix du Consistoire, pour les fonctions de Parness. Un vendredi donc, Isaïe reçut par le facteur un gros paquet de Strasbourg. C'était sa nomination de Parness. Esther fut fière, pour son mari, de cet honneur. Mais la joie d'Isaïe fut moins vive; il n'accepta que parce que le Consistoire lui disait qu'il espérait beaucoup de lui, pour le bien de la communauté. "Puisqu'on pense, dit-il, que je puis être de quelque utilité à la Kehila, je n'ai pas le droit de refuser l'honneur qu'on veut bien me faire, quoique de moi-même, je ne l'eusse jamais sollicité."

Le dimanche, un membre du Consistoire vint installer Isaïe dans ses fonctions, et celui-ci lui dit comment il entendait remplir la mission dont il était chargé. - Vos intentions sont très bonnes, répondit le délégué du Consistoire, tachez de les réaliser le plus vite possible. Vous trouverez auprès de nous le concours le plus actif et le plus empressé.
- C'est sur votre concours aussi, et sur celui de vos collègues, que je compte, pour accomplir les projets d'amélioration que j'ai conçus, et qui sans doute ne m'effraient pas. Pour faire le bien, il faut savoir souffrir un peu. J'espère d'ailleurs en Dieu, qui fera fructifier mes efforts et les bénira.


ISAIE FAIT OUVRIR UNE ÉCOLE.

Ecole israélite en Alsace
Il n'y avait pas d'école israélite à Odratzheim ; le Hazan tenait un petit cheder (*), où les enfants apprenaient à réciter les prières et à écrire l'allemand en caractères hébreux. Ceux qui voulaient apprendre le français fréquentaient l'école catholique. Les uns et les autres ne recevaient pas de véritable instruction religieuse.
Dès qu'il fut à la tête de la Kehila, Isaïe songea à la création d'une école. Un samedi donc, après l'office, il réunit la communauté et lui exposa la nécessité d'ouvrir une école, où la jeunesse israélite pût à la fois recevoir une bonne éducation religieuse et une instruction assez étendue dans le français et l'allemand.
"Nous avons ici, dit-il, une quarantaine d'enfants. Si chacun d'eux paie deux francs par mois, nous pouvons trouver un instituteur breveté et capable de bien diriger une école. La caisse de la communauté paiera pour les pauvres. Nous pouvons espérer que plus tard, notre école deviendra communale ; et alors, nos charges seront moins lourdes."

La communauté accepta la proposition du Parness, et la création d'une école fut décidée. On loua un local, on engagea un instituteur, et quinze jours après l'école put s'ouvrir.
Isaïe la visitait souvent ; il encourageait par sa parole l'instituteur et les élèves, et stimulait leur zèle. Le premier samedi de chaque mois, un examen avait lieu en présence des parents, et les meilleurs élèves recevaient des éloges publics qui devaient redoubler leur activité, et porter les autres aussi à travailler et à faire des efforts.
A la fin de l'année, quand l'inspecteur vint à l'école, il trouva qu'elle était une des meilleures de l'arrondissement. Il recommanda seulement à l'instituteur de faire un cours de chant. "Votre école, alors, sera parfaite", dit-il.

" L'inspecteur se trompe, dit Isaïe à l'instituteur quand ils furent seuls. Il manque encore quelque chose à votre école, outre l'enseignement du chant ; il serait bon, à mon avis, de donner aux enfants des notions d'agriculture. On commence déjà à se livrer un peu chez nous à la culture des terres ; mais on ne met pas encore la main à la charrue ; on recourt toujours aux chrétiens. La génération nouvelle que vous formerez reprendra la tradition de nos pères. Eux aussi cultivaient de leurs propres mains. Il n'y a pas de mal à ce que nous les imitions, et à ce que nous montrions à nos concitoyens, que nous n'avons pas seulement de l'aptitude et du goût pour le commerce.
"Vous avez raison, monsieur, répondit l'instituteur; vos idées son très justes, vos intentions sont louables ; et je vous seconderai de mon mieux dans les efforts que vous faites, pour la régénération de la communauté."


ISAIE INTRODUIT DE L'ORDRE DANS LE TEMPLE.

Quand l'école marcha convenablement, Isaïe tourna ses vues d'un autre côté. La célébration des offices n'était pas à Odratzheim ce qu'elle devait être. Tout le monde priait à haute voix; beaucoup de personnes causaient et riaient tout haut sans se gêner, absolument, comme elles avaient l'habitude de le faire dans leurs demeures. Le Hazan, au lieu de réciter simplement, et d'un ton grave, les belles prières du Rituel, chantait entre les mots et dénaturait ainsi le sens des phrases. Son chant d'ailleurs, ne s'adaptait nullement au sens des paroles il n'avait rien de religieux. On vendait aussi les mizvos, et le temple devenait ainsi un marché public, où se faisait tous les samedis une vente aux enchères.

Isaïe comprit que des modifications étaient nécessaires, et il élabora avec l'instituteur un règlement qui fut soumis ensuite à la sanction de la communauté. Ce règlement défendait de se livrer à la conversation pendant les offices, et de prier à haute voix; il abolissait la vente des mizvos, enfin, il ordonnait au Hazan de se borner provisoirement à la simple récitation des prières, jusqu'à ce qu'on eût adopté un chant plus convenable que le sien. Il était convenu aussi que l'instituteur formerait un chœur composé des élèves de sa classe qui chantaient le mieux , et qui fonctionnerait aux prochaines fêtes.
Le règlement, à la première lecture, souleva une vive opposition : "ce sont des nouveautés, dit-on ; et ce qui est nouveau n'est pas bon. Il vaut mieux nous en tenir à nos anciens usages, à ceux qu'ont suivis nos pères".
Isaïe avait prévu cette opposition, et il ne s'en effraya pas. "Réfléchissez, dit-il, jusqu'à samedi prochain."

Dans la même semaine, Isaïe fut informé que le grand rabbin de Strasbourg (28) qui , à cette époque, faisait une tournée dans son ressort, viendrait passer le samedi à Odratzheim. "Je suis heureux de cette circonstance, dit Isaïe à l'instituteur ; elle nous facilitera beaucoup les choses, et je crois que notre règlement aura chance d'être adopté samedi prochain".
Le grand-rabbin arriva, et il fut prévenu par Isaïe de ce qui se passait dans la communauté. Il mit cette communication à profit pour son sermon ; il prêcha sur la nécessité de donner au culte publie une forme digne et convenable.
Les paroles du grand-rabbin pénétrèrent dans tous les cœurs, et à la réunion qui eut lieu dans l'après-midi, le règlement proposé par Isaïe fut adopté. Il y eut encore des difficultés dans l'exécution ; les vieux abus ne se déracinent pas facilement ; mais Isaïe, grâce à sa fermeté et à la vigueur qu'il déploya, grâce aussi à la douceur qu'il savait allier à ces qualités, triompha de tous les obstacles. Les progrès qu'il avait rêvés purent se réaliser, et la communauté qu'il dirigeait devint un modèle pour toutes les communautés environnantes.

Les israélites d'Odratzheim étaient fiers maintenant de la manière dont l'office se célébrait chez eux. Ce qu'ils vantaient surtout, quand ils se trouvaient avec leurs coreligionnaires, c'était le chant du chœur . Le chœur, en effet, méritait des éloges. L'instituteur le dirigeait avec intelligence; il avait mis beaucoup de zèle à préparer le Hazan et les enfants, qui exécutaient avec justesse les chants graves et religieux par lesquels on remplaça les ariettes que le Hazan avait apprises dans sa jeunesse.
Ainsi, tout marchait au gré d'Isaïe, et le succès qui vint couronner ses efforts le récompensa amplement des peines qu'il s'était données.


ISAIE ETABLIT LA HÉBRA (*) ET FONDE UNE CAISSE DE SECOURS POUR LES SCHNORRER (*).

Bourgeois alsacien au 19ème siècle
Il y avait eu autrefois à Odratzheim une Hébra ; on en faisait partie moyennant une petite cotisation mensuelle. Cette Hébra n'exerçait aucune œuvre de bienfaisance ; les fonds étaient tout au plus suffisants pour payer le Hazan, qui, tous les samedis à onze heures, faisait aux membres de la confrérie une conférence religieuse. Quelque temps avant l'arrivée d'Isaïe, la société s'était dissoute, nous ne savons pas au juste pour quel motif.
Isaïe et l'instituteur se proposèrent de réorganiser la société sur de nouvelles bases, et d'en faire une association de bienfaisance et de secours mutuels. La communauté se réunit donc un samedi sur la demande du Parness, et il fut décidé que. sous le nom de Hébra Guemilouth Chasadim (*), on constituerait une société dont seraient appelés à faire partie tous les membres de la communauté. La société avait pour but de venir en aide aux pauvres de la communauté, surtout en cas de maladie ; elle se proposait aussi de rendre aux morts les derniers devoirs. Les cotisations étaient fixées à trente centimes par mois.

Le règlement proposé par Isaïe fut adopté, et l'élection du bureau fixée au samedi suivant. Le bureau devait se composer d'un président, d'un secrétaire-trésorier et d'un membre adjoint. Isaïe fut nommé président, l'instituteur eut la charge de secrétaire-trésorier, le fils de l'ancien Parness fut désigné comme troisième membre du bureau.
A cette même réunion, Isaïe engagea la communauté à fonder une caisse de secours pour les mendiants nomades. - Encore une caisse ! s'écria un membre de la communauté ; nous dépensons déjà assez d'argent comme cela…
- Vous ne dépenserez pas plus que vous ne dépensez aujourd'hui, en adoptant mon projet. Jusqu'à présent, les schnorrer viennent chez vous quêter des secours ; ce que je vous propose, c'est de réunir les sommes que chacun de vous dépense en aumônes, de les verser dans une caisse où l'on puisera, pour donner aux mendiants qui, désormais, ne viendront plus solliciter de secours à domicile.
Tout le monde gagnera à ce changement : nous, nous serons visités moins souvent par les schnorrer ; car ils ne pourront se représenter à la caisse qu'après un délai déterminé, et par les livrets qu'on leur délivre et qui sont revêtus du sceau de la communauté, on pourra s'assurer si ce délai est écoulé. Eux-mêmes y gagneront ; car ils n'auront plus besoin de courir d'une maison à l'autre pour amasser péniblement quelques sous. Quand ils arriveront ici fatigués d'une longue route, tantôt accablés par la chaleur du jour, tantôt trempés par la pluie ou la neige, ils pourront se reposer, et reprendre de nouvelles forces pour le lendemain. Enfin, la religion y gagnera aussi : sa dignité est intéressée à ce que vous fassiez cesser cette mendicité, qui va quêtant de porte en porte, et que des arrêtés du préfet défendent aujourd'hui dans tout le département. Il serait à désirer sans doute qu'on centralisât toutes les sommes dépensées par les communautés de l'Alsace et de la Lorraine pour les mendiants nomades, et qu'à l'aide de cet argent, on fit disparaître complètement cette plaie honteuse qui nous ronge et qui nous expose aux justes reproches de nos concitoyens auxquels nous ne trouvons rien à répondre quand ils nous disent : "Vous ne faites rien pour vos frères pauvres; vous les laissez errer de ville en ville, de pays en pays, sans chercher à fixer quelque part leur vie vagabonde."
Mais jusqu'à ce que l'administration supérieure de notre culte mette cette question à l'étude, il importe que chaque communauté contribue dans la mesure de ses forces, à cicatriser la plaie, sinon à la guérir entièrement.
Les paroles d'Isaïe trouvèrent de l'assentiment. Quelques objections de détail se produisirent encore ; mais le projet fut adopté, et la communauté d'Odratzheim posséda, elle aussi, une caisse de secours pour les mendiants nomades.


ISAIE OBTIENT UNE AUGMENTATION DE TRAITEMENT POUR LE MINISTRE OFFICIANT,
ET FAIT VOTER UNE SUBVENTION EN FAVEUR DE L'ÉCOLE DES ARTS-ET-METIERS.

Le Hazan d'Odratzheim avait vu diminuer son traitement par la création de l'école ; il s'en plaignit à Isaïe et celui-ci, trouvant que ces réclamations étaient fondées, lui promit d'agir en sorte que la communauté y fit droit. Il parla d'abord de cette affaire à ses collègues de la commission administrative, puis, il la porta devant la communauté. Il exposa la situation du Hazan, et conclut qu'il fallait l'améliorer : "c'est là, dit-il, l'avis des membres de l'administration du temple. Cette augmentation de traitement que nous demandons pour le Hazan, ajouta-t il, n'exigera de votre part aucun sacrifice ; nos revenus excèdent nos dépenses, et il est juste qu'une partie de cet excédant serve à assurer à votre ministre officiant, une existence convenable. Les employés du culte ne doivent pas vivre dans la gêne, et, si nous ne voulons pas que leurs modestes mais utiles fonctions soient un jour désertées, il faut y attacher des rétributions qui ne soient pas au-dessous de ce qu'elles devraient être."
Ces observations furent trouvées justes, et l'on vota au Hazan une augmentation de cent-cinquante francs.

- Je n'ai pas fini encore, dit Isaïe. Voici une nouvelle demande. Je viens de recevoir une lettre du Consistoire, dans laquelle il recommande à notre générosité l'école des Arts-et-Métiers. De jour en jour, dit-il, le nombre de ceux qui se présentent pour y être admis devient plus grand, et, faute de fonds suffisants, on se voit obligé de refuser beaucoup de candidats. Le Consistoire fait donc appel à nos sentiments de charité, et nous prie de voter en faveur de l'école une subvention annuelle.
- Le Consistoire, dit une voix, demande toujours ; il ne donne jamais rien. Pourquoi ne nous écrit-il pas une fois qu'il veut envoyer de l'argent pour faire quelque chose d'utile dans la communauté ? Je suis d'avis qu'on refuse la subvention.
Cette boutade fit rire l'assemblée, mais Isaïe la releva vivement. "Le Consistoire n'a pas de fonds à distribuer, dit-il ; s'il en avait, notre communauté recevrait sa part comme les autres ; mais il ne demande certainement pas une chose exorbitante, en vous priant de contribuer aux dépenses d'une institution, dont vous avez tous des avantages à recueillir. Pourquoi a-t-on fondé l'école des Arts-et-Métiers ? Pour arracher au petit trafic et à la misère, qu'il entraîne le plus souvent à sa suite, des jeunes gens qui, bien dirigés, pourront devenir un jour d'excellents ouvriers, et s'assurer par leur travail une position lucrative et honorable. Et sont-ce les enfants de Strasbourg seuls qui fréquentent cette charitable institution ? Ne sont-ce pas les jeunes gens de tout le département, et n'y a-t-il pas à Odratzheim aussi des enfants qui pourront un jour y être admis ? Mais lors même qu'aucun de nous ne jouirait des bienfaits de cet utile établissement, serait-ce une raison pour refuser de le soutenir ? Les Israélites ne sont-ils pas tous frères, et ne devons-nous de secours qu'à ceux qui vivent dans le même endroit que nous ? Est-ce que les habitants de Westhoffen, de Ballbronn, de Marmoutier et de Saverne ne sont pas du même sang et de la même religion que vous ? Des chrétiens s'associent par leurs dons aux intentions des fondateurs de l'école et vous, vous refuseriez un secours qui, en définitive ne vous coûterait rien ! car on vous demande, non des souscriptions personnelles, mais une subvention prise sur les fonds disponibles de la communauté."
Ce dernier argument fut concluant et on vota une subvention de cinquante francs.


ISAIE RETROUVE SON COUSIN.

C'était par une des plus froides journées du mois de janvier, la neige tombait à gros flocons, et la bise soufflait avec violence. - Oh ! grand-père, comme il fait froid, disait un petit garçon de six à sept ans que conduisait par la main un vieillard infirme et cassé. Ils suivaient ensemble la route qui mène de Wasselonne à Odratzheim. - Nous allons être bientôt arrivés, mon enfant, dit le vieillard qui grelottait lui-même, et dont les dents claquaient, et nous nous réchaufferons.

Alphonse Lévy - le pauvre juif
Ils arrivèrent en effet au bout d'un quart d'heure dans le village, et on leur indiqua la schlofstat (*). L'enfant courut de suite vers le fourneau, et quand ses petites mains se furent un peu réchauffées, il saisit avec avidité le pain noir et la tasse de café que lui présenta la maîtresse du logis ; mais le vieillard ne voulut rien prendre, et il n'eut rien de plus pressé que de demander une botte de paille pour s'y étendre, car il n'y a pas de lit à la schlofstat, et ceux qui y logent couchent sur le plancher, recouvert de paille. Bientôt, il fit entendre des plaintes et des gémissements. Sa respiration devint pénible, et la maîtresse de la schlofstat courut en toute hâte prévenir le Parness, qu'un homme venait d'arriver chez elle, et était tombé malade. "Je vous suis, dit Isaïe ; mais, par un heureux hasard, le médecin de Wasselonne se trouve ici. Allez le chercher."
Isaïe et le médecin arrivèrent presque au même instant. "Le vieillard est très malade, dit ce dernier ; il a besoin d'être soigné. Il faut avant tout qu'on le couche dans un lit." Dès que le médecin fut parti, Isaïe alla chercher les médicaments prescrits, puis il revint pour voir si l'ordre qu'il avait donné de mettre le malade au lit avait été exécuté. Il envoya aussi chercher de la viande, du vin et du sucre, et il recommanda à la femme qui tenait la schlofstat d'avoir bien soin du vieillard.

C'était dans l'après-midi. Le soir il revint, et s'approchant du vieillard, il lui demanda des nouvelles de sa santé. Au son de cette voix, le vieillard tressaillit, se leva en sursaut et s'assit sur son séant. - Qu'avez-vous, s'écria Isaïe effrayé de ce brusque mouvement, êtes-vous plus malade ? Le vieillard ne répondit pas, mais il regarda fixement Isaïe.
- Non, je ne le reconnais pas, murmura-t-il, ce n'est pas lui… un instant j'ai cru… mais cela n'est pas possible, il est mort sans doute. Ah ! que dirai-je à ses parents ? Je vais les rejoindre sous peu, je le sens, mais je ne pourrai pas leur répondre, quand devant Dieu ils me demanderont : "Qu'as-tu fait de notre fils?" Et le vieillard se cacha la figure entre les mains et pleura.
Isaïe fut singulièrement ému de ce qu'il venait de voir et entendre. Cette voix, il lui semblait bien qu'elle avait déjà retenti à ses oreilles; et puis, que signifiait cette crainte de paraître devant Dieu, d'y rencontrer des parents qui auraient à demander compte de leur enfant? Une idée lumineuse traversa son esprit ; il écarta vivement les mains du vieillard, approcha la lampe de sa figure, et il s'écria : "Mon cousin !" Le vieillard voulut répondre, mais aucune parole ne sortit de ses lèvres ; ce ne fut qu'au bout de quelques instants qu'il put rompre le silence.

- C'est toi Isaïe, Dieu soit loué! Tu vis, je n'ai pas au moins ta mort à me reprocher.
- Oui, je vis, et puis vous dire comme Joseph à ses frères c'est pour votre salut que Dieu m'a envoyé ici.
- Pour mon salut ! oh non ! il n'y a plus d'espérance pour moi , je vais mourir ; mais approche toi d'ici..., plus près encore , afin que je sollicite ton pardon. Tu sais Isaïe, combien ma misère était grande ; cette vie de schnorrer me pesait, mais je n'avais pas assez d'énergie pour essayer d'en sortir, comme je l'aurais pu peut-être, si j'avais voulu amasser un peu d'argent et commencer un petit commerce de tefiloth et de zizith (68). L'ennui de ma position, l'impuissance d'en sortir Me rendirent irritable et méchant. Je maltraitai tous ceux qui m'entouraient, et toi, pauvre enfant, toi surtout, tu as ressenti l'effet de ma mauvaise humeur. Tu étais battu par moi, battu encore par ma femme, qui se vengeait sur toi des mauvais traitements que je lui faisais subir à elle. Enfin un jour que mon humeur était plus sombre que d'ordinaire, je t'abandonnai. Depuis mes souffrances sont devenues de plus en plus fortes. Le remords se joignit aux douleurs que j'éprouvais déjà; je n'eus plus de tranquillité, ni jour ni nuit. Ton souvenir me poursuivait quand j'étais éveillé, et la nuit, quand je dormais, je rêvais de toi. Plus d'une fois je vis en songe tes parents qui venaient me demander : où est donc Isaïe? Alors je jetais des cris qui réveillaient toute la schlofstat. Je n'osais plus revenir à Marmoutier, il aurait fallu passer près du Brinnele, où je me suis si lâchement comporté envers toi.
Ici le vieillard s'arrêta. Au bout de quelques instants il reprit :
- Bientôt les schnorrer eurent connaissance de mon indigne conduite. Mes agitations m'avaient trahi, et ils publièrent partout mon crime. Je dus donc quitter l'Alsace, et je me mis à parcourir l'intérieur de la France. Mais là, ma vie devint plus difficile encore que par le passé. Il y a peu d'Israélites dans l'intérieur, et il fallut souvent faire plusieurs lieues sans en rencontrer un seul, sans recueillir un sou, car je n'osai rien demander aux chrétiens. Ma femme mourut il y a quelques années. J'avais une fille mariée, elle est morte aussi. Tu ne l'as jamais connue, car elle nous avait déjà quittés quand tes parents te confièrent à mes soins. Son mari l'a suivi dans la tombe et je suis resté chargé de leur enfant que tu vois là. Mais toi qu'es-tu devenu depuis le moment où je t'ai abandonné ?
- Moi j'ai été élevé à Marmoutier, je suis devenu serrurier et je suis établi ici, où mes affaires marchent très bien. Mais puisque je suis heureux, vous allez le devenir aussi. Lorsque vous serez rétabli, je vous prêterai de l'argent, vous commencerez un petit commerce ; quant à mon cousin, je le prendrai chez moi, il ira à l'école, et plus tard, je lui enseignerai mon état.
- Tu voudrais faire cela pour moi, Isaïe, quand moi j'ai été si méchant et si cruel à ton égard ?
- Le passé est oublié depuis longtemps, je ne garde jamais rancune à personne. - Tu vaux mieux que moi, Isaïe, mais moi je n'ai plus besoin de rien, je vais mourir, je le sens. Je te prie seulement de prendre soin de ce pauvre enfant que ma mort va priver de tout soutien. Je te le lègue. Me promets-tu de ne pas l'abandonner ?
- Je te le promets devant Dieu qui nous entend.
- Merci, et maintenant j'ai encore autre chose à te demander, oh ! ne me refuse pas ! dis-moi que tu me pardonnes, que tu ne m'en veux plus. Laisse la vite tomber de tes lèvres cette parole de pardon, avant que je ne meure.
- Je te pardonne de tout mon cœur, dit Isaïe.
Il avait à peine dit ces mots que le vieillard retomba sur son lit. Isaïe, lui prit la main. Elle était glacée.


ISAIE CONDUIT CHEZ LUI SON PETIT COUSIN.

"Du vinaigre, du vinaigre", cria Isaïe. On lui en apporta et il en frotta les tempes du vieillard. Bientôt arrivèrent différents membres de la Hébra. A défaut de médecin on appela la sage-femme, afin qu'elle pratiquât une saignée. mais tout fut inutile. - Il est mort, dit Isaïe.
- Non, il n'est pas mort, s'écria le jeune garçon, qui, jusque là, n'avait pas ouvert la bouche et qui était resté assis près du fourneau. N'est-ce pas grand-père, tu n'es pas mort ? dit-il, en s'approchant du vieillard; il lui prit la main et la couvrit de baisers. Tu dors seulement ajouta-t-il, mais tu te réveilleras bientôt.
- Oui, mon garçon, dit Isaïe, ton grand- père dort. En attendant qu'il se réveille viens avec moi, tu seras mieux qu'ici.

- C'est un nouvel enfant que je t'amène, dit Isaïe à Esther en entrant, et il lui raconta ce qui s'était passé à la schlofstadt.
- Tu as agi en homme de cœur, répondit Esther, en serrant la main d'Isaïe, et moi, je m'associerai à ta bonne action en servant de mère à ce pauvre orphelin. Veux-tu de moi pour mère, dit-elle, en s'approchant du jeune garçon, veux-tu rester ici avec moi ?
- Oui, si mon grand-père vient ici.
- Ton grand-père a dit qu'il veut que tu restes avec moi.
- Puisqu'il l'a dit, je resterai.
L'enfant soupa avec Isaïe et Esther, et puis on le coucha. Le lendemain quand son fils fut levé, Esther l'amena près du jeune garçon. - Tiens, voilà ton frère, lui dit-elle, tu l'aimeras bien, n'est-ce pas ? - Oui répondit le jeune garçon, et il se mit à jouer avec l'enfant.

L'enterrement eut lieu le lendemain du jour où le vieillard était décédé. C'était Isaïe qui avait voulu faire les frais. Il marchait immédiatement derrière le cercueil, tenant par la main le petit garçon qui pleurait bien fort et qui ne cessait de crier : "laissez‑moi mon grand-père , ne l'emmenez pas, laissez-le moi".
Au cimetière, au moment où l'on allait descendre le cercueil dans la fosse, les pleurs et les cris de l'enfant redoublèrent. "Je ne veux pas, dit-il, qu'on jette mon grand-père dans ce vilain trou noir, non, je ne le veux pas", et il se cramponna au cercueil, et il l'entourait de ses bras.
Isaïe et tous les assistants furent vivement émus par l'expression de cette douleur si vraie et si forte. Enfin Isaïe détacha doucement les bras de l'enfant et il l'emmena. L'enfant ne voulut pas le suivre. - Je veux aller avec mon grand-père, laissez-moi aller avec lui.
- Calme-toi, lui dit Isaïe en l'embrassant, ton grand-père est au ciel, mais tu ne peux pas encore l'y rejoindre maintenant; tu iras plus tard aussi, si tu es gentil, si tu es sage, si tu obéis bien.
- Et je verrai mon grand-père ? interrompit l'enfant.
- Sans doute.
- Eh bien, alors je serai bien sage.
C'est en causant ainsi qu'ils arrivèrent à la maison. Les caresses d'Esther, la fréquentation d'autres enfants achevèrent de consoler le jeune garçon. Sa douleur se calma insensiblement et il se livra bientôt avec ses camarades d'école aux jeux de son âge.


ISAIE DEVIENT MEMBRE DU CONSEIL MUNICIPAL.

L'adoption du jeune orphelin par Isaïe fut bientôt connue dans tout le village et augmenta encore la considération dont jouissait le serrurier. Le maire, homme instruit et éclairé et qui tenait depuis longtemps Isaïe en grande estime, profita de cette occasion pour lui en donner un témoignage public. C'était le moment des élections pour le conseil municipal. Isaïe fut porté sur la liste des candidats par le maire.

Jamais encore aucun israélite n'avait eu pareil honneur à Odratzheim. Aussi ne vit-on pas sans étonnement figurer sur la liste le nom d'Isaïe. - Mais cela ne s'est jamais vu, dit-on au maire, jamais un juif n'a siégé dans la salle de notre mairie.
- Ce n'est pas une raison, répondit le maire, pour que cela ne se fasse pas aujourd'hui. Les israélites paient comme vous les impôts, ils supportent comme vous les charges de la commune, ils ont donc le même droit que vous d'en gérer les affaires. Avez-vous d'ailleurs ici un homme plus respectable qu'Isaïe ? En avez-vous un qui soit meilleur citoyen que lui ? L'étoile de l'honneur qui brille sur sa poitrine, ne prouve-t-elle pas qu'il aime sa patrie et qu'il sait se dévouer pour elle, aussi bien qu'un chrétien ? Et depuis qu'il est ici, n'a-t-il pas donné l'exemple de toutes les vertus ? Il est laborieux, économe, charitable envers tous les pauvres sans distinction de culte, il est généreux et quoiqu'il ne soit pas riche, il a adopté un jeune orphelin. J'ajouterai aussi qu'il est intelligent, qu'il possède une certaine instruction et qu'il mérite à tous égards d'être du Conseil ; je ne vois personne ici qui suit plus digne que lui d'y entrer.
- Nous n'avons rien à dire contre le serrurier, reprirent les interlocuteurs du maire, c'est un très brave homme, tout de même, comme vous le dites, monsieur le maire. Nous avons seulement cru que comme jusqu'aujourd'hui il n'y avait pas d'israélite au Conseil, il ne faudrait pas qu'il y en eût encore. Mais puisque vous tenez tant au serrurier, ma foi, nous voterons pour lui. Après tout, il n'est pas bête, le serrurier, il a voyagé, il a vu du pays, et pourra donner un bon avis à l'occasion.

Cette conversation eut du retentissement dans le, village et y produisit de l'effet. Le curé aussi recommanda l'élection d'Isaïe et rappela la généreuse conduite du serrurier à l'égard de son ouvrier Seppel. Aussi le résultat du vote fut très favorable à Isaïe; il fut nommé à la presqu'unanimité des voix, et il obtint un des premiers rangs.

Cet honneur ne l'a pas rendu plus fier, il continue à travailler beaucoup et il soigne toujours avec zèle les intérêts de la Kehila. Au Conseil, il ne cherche pas à effacer sa qualité d'israélite, mais il ne craint pas de profiter de toutes les occasions qui s'offrent à lui d'être utile à ses frères en religion. Il a déjà fait déclarer communale l'école israélite. L'argent que la communauté économise ainsi, il se propose de l'employer à l'érection d'un nouveau Temple. Son projet est approuvé par le maire et le concours de ce dernier lui est assuré. Il est très bien du reste avec le maire et on dit dans tout le village que le serrurier remplacera l'adjoint qui vient de mourir. Ses concitoyens le verraient avec plaisir revêtu de cette fonction, car ils l'aiment et l'estiment, et à l'école des Arts-et-Métiers de Strasbourg on le propose comme modèle à tous les élèves de l'établissement.

FIN.


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