ISAIE OU LE TRAVAIL - 2

ISAIE VA SEUL A STRASBOURG.

Quand Isaïe rentra, il était déjà tard. Malkele l'attendait. - Qui ira avec toi, à Wasselonne, demanda-t-elle ?
- Personne , répondit Isaïe.
- Schema Israël (14), toi, tu partiras seul à trois heures du matin !
- Mais oui, pourquoi pas, ne suis-je pas un homme, maintenant, depuis le jour de mon Bar-Mizva ? Si je m'étais mis dans le commerce, n'aurais-je pas souvent été obligé de partir seul le matin de très-bonne heure ? N'ayez donc pas de souci de moi ; j'arriverai à bon port, et, dans quelques jours, je vous écrirai.
- Tu m'écriras, bien sûr, tu ne m'oublieras pas ?
- Pourrais-je vous oublier, vous qui avez été bonne pour moi comme une mère, dit Isaïe d'une voix attendrie ? Non, je ne vous oublierai jamais, et quand une fois je serai plus grand, quand je gagnerai de l'argent, je prendrai soin de vous, vous verrez. - Je te crois , je te crois, mon garçon ; car tu as bon cœur ; mais il est tard, il faut aller te coucher.
Isaïe alla dormir. A deux heures, Malkele vint l'éveiller et le fit déjeuner. Quand le repas fut terminé, Isaïe embrassa Malkele à plusieurs reprises, et il partit.

Malkele resta quelque temps sur le seuil, et elle récita la bénédiction des cohanim (15) dont Isaïe , sur sa demande, lui avait indiqué, la veille, la place dans le rituel. Il faisait à peine jour. Toutes les fenêtres étaient encore fermées à Marmoutier, et Isaïe était tout fier de penser que lui, il était le plus matinal de l'endroit.
Tandis qu'il marchait sur la route, diverses pensées se heurtèrent dans son petit cerveau. Il se rappela que souvent, autrefois, il avait voyagé de très bonne heure ; mais alors, c'était pour mendier, et quand il ne courait pas assez vite, il était grondé et battu. Aujourd'hui, il était libre de marcher comme il l'entendait; et puis, il voyageait pour s'assurer un avenir indépendant et heureux : quel contraste ! et il remerciait Dieu de l'avoir conduit chez des gens qui avaient eu pitié de son malheur. Puis, il pensa à tous ceux qu'il allait quitter, et qui avaient été si bons pour lui, à Zender, à Malkele, à l'Instituteur et au Rabbin. Trouvera-t-il à Strasbourg la même bienveillance ? Sera-t-il entouré de la même affection? N'aura-t-il pas des maîtres méchants et grondeurs ?
"Peu importe se dit-il tout-à-coup en secouant ces pensées, peu importe, je me ferai à ma position, quelle qu'elle soit, car le bonheur est au bout." Ses idées changèrent alors de direction. Il fit des rêves pour l'avenir. "Je serai ouvrier, je voyagerai, je verrai les grandes villes, puis, quand je me serai perfectionné dans mon état, je reviendrai m'établir à Marmoutier, je prendrai Malkele avec moi", et il en était là de ses rêves, quand il entendit une voix derrière lui qui criait ; "Ohé ! jeune homme, attends un peu". La route était déserte; Isaïe eut peur. Il s'arrêta en tremblant. Mais il fut bientôt rassuré, quand il eut vu la figure de celui qui l'avait appelé, et ses terreurs se dissipèrent comme par enchantement. - Où vas-tu, comme cela, seul, jeune homme, et de si bon matin ? demanda l'arrivant.
- A Strasbourg, répondit Isaïe.
- Tu es sans doute de Marmoutier, et tu vas chercher des marchandises pour aller brocanter dans nos villages ; cependant, je ne t'ai jamais vu à Crastatt (16), où je demeure.
- Je ne suis pas ma chand ; je vais à Strasbourg pour apprendre un état.
- Ah! tu veux devenir ouvrier ! Eh bien ! je t'approuve. Ils sont encore rares, les ouvriers, parmi vous ; vos gens aiment mieux trafiquer. Cependant, ils ne gagnent pas toujours lourd, avec leur commerce, surtout à la campagne. Tu connais Gedsch, de Marmoutier, qui vient toujours à Crastatt pour acheter des chiffons; il se donne beaucoup de peine, et cependant il a du mal à devenir riche. Tu as raison de prendre un état. Vois-tu ? Je suis ouvrier aussi ; je suis maréchal-ferrant et forgeron, et si je possède quelque chose aujourd'hui, c'est grâce à ma forge et à mon enclume.
- Vous avez toujours demeuré à Crastatt ?
- Non ce n'est pas là que je suis né, mes parents habitaient Molsheim , où j'ai appris mon état. J'ai travaillé ensuite dans différentes villes de l'Alsace, et j'ai ramassé quelques sous, parce que je n'allais pas boire le dimanche, comme font beaucoup d'autres. C'est à Wasselonne que je travaillais, lorsqu'on m'a appris que le maréchal-ferrant de Crastatt était mort. Je me suis donc rendu dans cet endroit. J'ai acheté à la veuve les outils du défunt, et j'ai loué la maison où il demeurait. Il ne me restait plus grand'chose quand j'avais payé, mais les pratiques arrivèrent peu à peu, et mon gousset se remplit de nouveau. Puis, je me suis marié, j'ai pris une femme qui est aussi économe que moi, et aussi alerte à sa besogne que je le suis à la mienne. Grâce à notre activité et à la manière dont nous réglons nos dépenses, nous avons pu acheter notre maison, ainsi qu'un jardin y attenant, et prendre à ferme quelques champs, que j'espère bien acheter plus tard. Fais comme moi, mon garçon, tâche d'apprendre un état qui puisse s'exercer à la campagne ; tu y vivras plus économiquement qu'à la ville, et tu parviendras plus tôt à ramasser quelque chose.
- C'est là aussi mon idée, dit Isaïe.

Ils arrivèrent à Wasselonne. Le maréchal-ferrant voulut payer à Isaïe du pain et de l'eau-de-vie, mais Isaïe répondit qu'il était trop jeune pour boire des liqueurs fortes, que, d'ailleurs, il n'avait pas encore fait sa prière du matin , et qu'il tenait à remplir ce devoir avant de monter en voiture. "Tu es un brave garçon, dit le maréchal-ferrant, en tendant cordialement la main à Isaïe. Tu es juif, ajouta-t-il, je suis chrétien, mais cela ne m'empêche pas de t'estimer. Je ne suis pas très instruit ; je ne lis jamais que le Messager Boîteux de Strasbourg (17) ; mais je dis qu'un un enfant comme toi mérite de l'estime et de l'affection, qu'il soit juif ou chrétien, turc ou païen.
Adieu, jeune homme! mon voyage se termine ici. Puisse le tien se terminer aussi heureusement."


ISAIE ENTRE CHEZ UN SERRURIER.

Arrivé à Strasbourg, Isaïe se fit conduire, par un commissionnaire, à l'école des Arts-et-Métiers. Là, après lui avoir donné à déjeuner, l'économe examina son trousseau pour voir si rien n'y manquait, lui indiqua sa place au réfectoire et au dortoir, lui fit connaître le règlement de l'école, et enfin lui dit :
- Vous avez à choisir entre trois états, vous pouvez devenir lithographe, graveur ou serrurier.
- C'est ce dernier état que je choisis, dit Isaïe.

Il fut donc conduit chez un serrurier, et il entra en apprentissage le lendemain. Maître Sauer, le patron d'Isaïe, avait des manières un peu rudes, le ton impératif. Il se fâchait assez vite, mais il était bon homme, au demeurant.
- Si vous voulez rester Dans mon atelier, dit-il à Isaïe dès le premier jour, il faut que vous soyez ferme à la besogne, exact aux heures où l'on doit se rendre au travail. Je ne suis pas méchant ; mais je n'aime pas les flâneurs, je vous en avertis.
- Je travaillerai, patron, répondit Isaïe, de manière à vous contenter.

Isaïe tint sa promesse. Il montra beaucoup de bonne volonté. Il avait naturellement l'amour du travail, mais il était stimulé aussi par les quolibets de ses camarades.
"Le petit juif est maladroit, disaient-ils, le petit juif ne sait pas souffler la forge, le petit juif ne sait pas manier le marteau. Prends une aune, Isaïe, criaient-ils encore, le marteau est trop lourd, tu te fatigues le bras."
Isaïe dévorait en silence ces injures. Il ne répondait pas; mais son activité redoublait, quand on lui avait parlé de la sorte, et il était aisé de voir alors qu'il avait à cœur de montrer qu'un juif peut devenir, s'il le veut, un ouvrier habile, tout aussi bien que ceux qui professent une autre religion.
Maître Sauer s'absentait souvent, et c'était seulement en son absence, que les apprentis se permettaient de plaisanter Isaïe. Un jour, cependant, il était encore dans le corridor , quand on le croyait parti, et il entendit quelques paroles malsonnantes qui le firent aussitôt rentrer dans l'atelier.
- Qui a prononcé ici le mot de juif ? demanda-t-il d'une voix tonnante. Apprenez qu'il n'y a ici ni juifs, ni chrétiens, qu'il y a des apprentis, qui doivent s'aimer, se soutenir en bons camarades. Isaïe vaut autant que vous, il vaut peut-être mieux ; car d'autres, à sa place, se seraient plaints, sans doute, des tourments que vous lui avez fait endurer.

Depuis ce temps, la tranquillité d'Isaïe ne fut plus troublée. Mais maître Sauer avait compris que les paroles injurieuses des apprentis étaient un stimulant pour Isaïe, et dès que celui-ci semblait se relâcher un peu de son activité, il le secouait et lui soufflait à l'oreille ces mots : "Rappelle-toi ce que tes camarades avaient l'habitude de te dire". Alors, Isaïe redoublait de zèle, et son marteau retentissait avec plus d'entrain sur l'enclume.

Un jour, maître Sauer fut appelé à travailler dans une fabrique qui était en construction. Le bâtiment était très élevé, et c'était sur le sommet même du bâtiment que la présence de maître Sauer était nécessaire. Isaïe fut désigné pour accompagner le patron. Le jeune apprenti n'était jamais monté sur des échafaudages, et il eut peur. De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front. Un instant, il eut la tentation de fuir; mais maître Sauer ne plaisantait pas, et si Isaïe avait cédé à la tentation, il n'aurait plus osé jamais se montrer devant son patron. Il marcha donc, tristement résigné. Mais quand il fut arrivé devant la fabrique, quand il vit ces nombreux étages élevés les uns au-dessus des autres ; quand il sut qu'il fallait, pour arriver à l'endroit où il devait travailler, grimper d'un échafaudage à un autre au moyen d'échelles, le courage lui manqua, et son cœur défaillit. - Oh! patron ! laissez-moi partir ; je n'oserai jamais monter là-haut, je suis sûr que je tomberai.
- Comment, s'écria maître Sauer, tu as peur? Rappelle-toi ce que te disaient tes camarades, je crois, pardieu, qu'ils avaient raison ; un juif ne fera jamais un ouvrier accompli. C'est trop lâche, ajouta-t-il avec un ton de mépris.
Ces derniers mots frappèrent juste. Isaïe se redressa sous l'injure, et il gravit l'échelle. Mais la peur le reprit bientôt. Quand il fallut gagner le premier étage, il tremblait déjà comme la feuille, Cependant, maître Sauer était derrière lui, et il monta, il monta toujours, sans oser jeter un regard eu arrière. Il arriva enfin, haletant et épuisé.
- Vite les outils, dit maître Sauer, et mettons-nous à la besogne.
Il s'agissait de poser des ferrements à des croisées, pour soutenir des volets. A chaque coup de marteau, l'échafaudage dansait sous les pieds des serruriers ; et Isaïe laissa tomber les instruments, tellement il était effrayé.

"Tu as encore peur, reprit maître Sauer, tout en colère. Eh bien ! va-t-en, si tu n'as pas assez de courage pour rester ici. Mais ne remets plus les pieds dans mon atelier. Ah ! on m'avait bien dit que vous autres, vous ne savez que trafiquer. Va-t-en, je te dis, je ne te retiens plus". Et il lui montra l'échelle avec un geste superbe. Isaïe pleura ; mais il ne s'en alla pas. Les crochets furent scellés dans le mur, et depuis, Isaïe n'eut plus peur. Il allait partout où l'on voulait, et il fit de rapides progrès dans sa profession. Son patron lui donnait toujours d'excellentes notes, quand le membre du comité, chargé d'inspecter les ateliers, venait visiter celui dans lequel il se trouvait, et, au bout de six mois, Isaïe recevait déjà de maître Sauer une gratification d'un franc par semaine.
Tous les dimanches à midi, il touchait cet argent qu'il mettait soigneusement de côté.


ISAIE REVIENT EN VACANCES A MARMOUTIER.

Isaïe écrivait fréquemment à Malkele. Dix-huit mois environ après son départ, Malkele reçut de lui une lettre que, dans sa joie, elle courut montrer à toutes ses voisines. Isaïe lui annonçait qu'il se proposait de passer avec elle la fête de Soukoth ; il voulait, disait-il, se faire voir à Marmoutier avec les galons de sergent, qu'il venait d'obtenir. Le grade de sergent était le plus haut auquel on pouvait aspirer à l'école, et il était la récompense de l'élève, qui se distinguait le plus par son aptitude au travail et la régularité de sa conduite. Il était heureux aussi, ajouta-t-il, de pouvoir montrer au Rabbin et à son ancien maître, qu'il avait profité de leurs exhortations, et qu'il avait suivi leurs conseils.

Deux jours avant Soukoth, Isaïe se mit en route. Avant de quitter Strasbourg, il alla acheter une belle robe à Malkele; il voulait lui faire une agréable surprise, et il dépensa, à cet effet, une partie de ses économies.

Il était neuf heures du soir quand il arriva à Marmoutier. Malkele ne le reconnut presque pas, tellement il avait grandi. Elle ne se lassa pas de le regarder, pendant qu'il mangeait l'excellent souper qu'elle lui avait préparé. La satisfaction qu'elle éprouvait de voir celui qu'elle appelait son cher fils, ne l'empêcha pas de le gronder, quand Il lui donna sa robe. "C'est trop beau pour moi, dit-elle ; mes voisines vont jaser, quand je mettrai une robe aussi chère. C'est bon pour la femme du Parness, mais cela ne nous convient pas à nous autres, pauvres gens."
Isaïe répondit que la robe n'était pas chère, que ce n'était pas elle, d'ailleurs, qui l'avait achetée, et qu'enfin, on avait bien le droit de mettre quelque chose de beau, quand c'était un présent qu'on avait reçu.
Malkele se laissa persuader, et promit d'apporter l'étoffe dès le lendemain à une couturière, afin que la robe fût faite, si cela était possible, pour les premiers jours de la fête.

Le lendemain de son arrivée, Isaïe alla voir le Rabbin et l'instituteur, qui lui adressèrent de chaleureuses félicitations sur la distinction qu'il venait d'obtenir, et qui se convainquirent, en lui parlant, qu'il avait fait des progrès marquants dans l'instruction religieuse et profane qu'on dispensait à l'école.
Le Rabbin l'invita à manger chez lui pendant toute la fête de Soukoth ; mais Isaïe ne voulut pas se brouiller avec Malkele, et il n'accepta l'invitation que pour un seul dîner.

Quand Isaïe vint voir le Rabbin, il le trouva justement qui arrangeait sa souka. - Je vais vous donner un coup de main, si vous le permettez.
- Je le veux bien, mon enfant, répondit le Rabbin.
Isaïe prit alors une échelle, et il attacha au plafond de verdure de la souka des guirlandes d'églantines, d'autres en papier de couleurs variées, et des fruits de différentes espèces. Tout en travaillant, il causait avec le Rabbin, et il lui racontait, entre autres choses, qu'il recevait chaque semaine des gratifications de son patron. - Et que fais-tu de cet argent ? demanda le Rabbin.
- Je le mets de côté.
- Tu agis eu garçon bien avisé. L'économie est une vertu qu'il faut contracter de bonne heure, et qui est surtout nécessaire aux ouvriers. Tu es serrurier, ou tu vas le devenir, tu n'as que ton état pour te faire vivre, eh bien ! il peut t'arriver une maladie, ou un accident qui t'empêchera de te servir de ton bras.... Que feras-tu alors si , au temps où tu gagnais, tu n'as rien mis en réserve pour l'avenir ? Tu seras forcé de recourir à la charité, ou de contracter des emprunts, dont tu te libérerais difficilement dans la suite. Tu as donc agi sagement, en ne dépensant pas ton argent en friandises et en futilités. Mais, en as-tu beaucoup ?
- J'en avais déjà un peu; mais je n'en ai plus autant; car je viens de faire de grandes dépenses. J'ai acheté une robe à Malkele, et j'ai apporté aussi des jouets aux enfants de Zender.
- C'est une grande dépense, en effet, mon garçon ; mais je ne puis la blâmer ; j'approuve, au contraire, le sentiment qui te l'a dictée, Zender et Malkele ont été très bons pour toi, et je vois avec plaisir que tu n'as pas oublié leurs bienfaits, et qu'ils n'ont pas obligé un ingrat.
"Le cœur de l'ingrat, dit une maxime orientale, est semblable à un désert qui boit avidement la pluie tombée du ciel, l'engloutit et ne produit rien". Si votre prochain, dit Ben Thama, un de nos docteurs, vous a rendu un petit service, regardez ce service comme très-important (18). Tu t'es conformé à ces maximes, sans les connaître. Cela me fait bien augurer de toi pour l'avenir. Persévère dans le bien, mon fils, et tu seras heureux.

Quelques minutes après cet entretien, la souka était terminée, et Isaïe sortit de la maison du Rabbin. Le lendemain, veille de la fête, il fit quelques visites jusqu'au moment où il l'on devait se rendre à la synagogue. Quand il entra au temple, tous les enfants admirèrent son uniforme, et surtout ses galons d'argent. Les membres de la communauté vinrent, après le chant du Ygdal, lui souhaiter une cordiale bienvenue par les mots de Scholem alechem (*) et Goud yontef ! (*). Le lendemain, il eut plusieurs mizvos (*). Il porta le second sepher (*), et il fut appelé à la Torah, et Malkele le montra avec fierté à ses voisines.


ISAIE FINIT SON APPRENTISSAGE. IL VA FAIRE SON TOUR DE FRANCE.

Après avoir passé quelques jours à Marmoutier, Isaïe retourna à Strasbourg. Il se rendit de nouveau à son atelier, où il finit son apprentissage, après un second séjour de dix-huit mois. Au bout de ce temps, Isaïe fut considéré par son maître comme ouvrier, et payé comme tel, à raison de deux francs par jour, ce qui lui faisait quarante francs par mois. Car il ne pouvait travailler que cinq jours par semaine, le samedi étant son jour de repos, et le dimanche, celui de son patron.
Il alla se loger et se mettre en pension chez une ancienne amie de Malkele. Moyennant trente francs par mois, il était nourri et logé, son linge était blanchi, et Fradel, c'est ainsi que s'appelait l'amie de Malkele, prenait soin de tous ses effets.
Là, comme partout, Isaïe sut se faire aimer et estimer. Son affabilité, sa conduite régulière, son empressement à se rendre utile toutes les fois qu'il le pouvait, inspirèrent une vive affection pour lui à Fradel, ainsi qu'à son mari et à ses enfants.

Maître Sauer aussi, s'attacha tous les jours plus à Isaïe ; car celui-ci était un des ouvriers les plus laborieux et surtout les plus intelligents de l'atelier. Isaïe, en effet, cultivait son intelligence. Il profitait du samedi pour aller à la bibliothèque de la ville, et y lire des ouvrages qui avaient trait à son état, et qui pouvaient lui fournir sur sa profession quelques renseignements utiles.
Le dimanche, il lisait des livres de piété que lui prêtait le Grand Rabbin. Il n'aimait pas les distractions coûteuses et bruyantes auxquelles se livraient quelquefois ses compagnons, et quand il était fatigué de lire, le seul plaisir qu'il recherchait était la promenade, surtout les jours où il y avait de la musique au Broglie. Il ne savait pas la musique, mais il l'aimait beaucoup, et elle produisait en lui de douces notions qu'il préférait à juste titre à celles qu'il aurait pu éprouver en partageant les plaisirs de ses camarades.

Isaïe resta encore un an à Strasbourg, après avoir. terminé son apprentissage. Quand cette année fut écoulée, maître Sauer l'engagea à faire son tour de France. "On n'est pas un ouvrier accompli, dit-il, quand on n'a travaillé que chez un seul patron, et dans une seule ville. Il faut que tu voyages un peu, mon garçon. Seulement, quand tu seras las de courir le monde, et que tu ne sois pas encore disposé alors à t'établir, tu reviendras ici, il y aura toujours de l'ouvrage pour toi."
Isaïe se sépara donc de son patron, non sans avoir le cœur un peu gros; car maître Sauer, quoique ayant des manières rudes, était un brave homme et avait toujours été bon pour lui.


ISAIE TRAVAILLE CHEZ UN SERRURIER DE MULHOUSE.

Avant de se séparer de son ancien élève, maître Sauer lui donna une chaleureuse lettre de recommandation pour un de ses amis, qui était serrurier à Mulhouse. Dès son arrivée dans cette ville, Isaïe s'empressa d'aller remettre la lettre. Il fut parfaitement accueilli et engagé aussitôt, comme ouvrier, à raison de trois francs par jour.
Maître Lobstein, son nouveau patron, avait un très grand atelier, et de nombreux ouvriers travaillaient pour lui. Isaïe, quoique le plus jeune de tous, sut montrer, dès la première semaine , qu'il n'était pas inférieur à ses camarades, et qu'il savait son métier aussi bien qu'eux.

Mais un petit différend s'éleva entre lui et son maître, au commencement de la seconde semaine. Isaïe, pensant que son maître connaissait son origine israélite, avait cru inutile de le prévenir, lors qu'il quitta l'atelier le vendredi à sept heures, qu'il ne viendrait pas le lendemain samedi. Ce jour, il ne parut pas chez maître Lobstein.
Le dimanche, il ne vint pas non plus. Le lendemain, il se représenta pour reprendre son ouvrage; mais maître Lobstein lui dit d'un ton froid et sévère: "Je vais vous régler votre compte. Je n'aime pas les ouvriers qui, dès leur entrée dans mon atelier, prennent déjà deux jours de liberté sur sept. Cela annonce de mauvaises dispositions, et je ne comprends vraiment pas pourquoi mon ami Sauer vous a si chaudement recommandé." - Mais, patron, je suis israélite; ma religion m'ordonne de me reposer le jour du Sabbat. Voilà pourquoi je ne suis pas venu samedi. Je ne suis pas venu non plus hier, dimanche, parce que c'est le jour de repos qu'on observe chez vous.
- Et vous croyez, reprit vivement maître Lobstein, que je puis vous conserver chez moi, quand vous ne travaillez que cinq jours par semaine. J'ai toujours de l'ouvrage jusque par-dessus la tête, et souvent on travaille le dimanche chez moi.
- Vous êtes le maître d'agir à votre guise, vous êtes libre de négliger les prescriptions de votre croyance. Mais, moi, je veux vivre les prescriptions de la mienne. Si vous ne pouvez pas vous dispenser de moi dans votre atelier le samedi, je verrai à me placer ailleurs.
- C'est bon, nous verrons, dit maître Lobstein après avoir réfléchi, nous parviendrons peut-être à concilier mes intérêts avec les exigences de votre religion.
- Oh ! pour ce qui est de cela , répondit Isaïe, je me prêterai à tout ce que vous voudrez. Je viendrai ici le samedi au soir, si vous le désirez, et je ferai dans la nuit la besogne de la journée, ou bien, je travaillerai le dimanche.
- Vous viendriez seul ici le dimanche, quand tous vos camarades sont à la promenade ou au café ?
- Oui patron.
- En ce cas, c'est entendu, vous resterez ici, et vous pourrez célébrer le Sabbat à votre aise.

Isaïe resta un an à Mulhouse. Il avait loué, à un prix peu élevé, une petite chambre proprement garnie, et qu'il avait ornée encore par deux ou trois rayons sur lesquels on pouvait voir les prix qu'il avait reçus à l'école des Arts-et-Métiers, et quelques autres livres dont il venait de faire l'acquisition. Pour ses repas, il les prenait dans une auberge israélite, où il lia connaissance avec quelques coreligionnaires, ouvriers comme lui. Le samedi, quand ils avaient assisté ensemble à l'office du matin, tous ces jeunes gens se réunissaient, tantôt chez l'un d'entre eux , tantôt chez l'autre, et ils faisaient en commun une lecture. C'est ainsi qu'était employée la matinée du samedi. Ils consacraient l'après-midi à la promenade. Isaïe se trouvait très heureux pendant tout le temps qu'il passa à Mulhouse. C'est du moins ce qu'il disait à Malkele, et Malkele, à son tour, répétait à qui voulait l'entendre, qu'Isaïe était au comble de ses vœux, et, qu'après tout, le rabbin avait peut-être eu raison d'en faire un ouvrier.


ISAIE VA A PARIS.

Isaïe, quoique se trouvant bien à Mulhouse, n'y resta pas ; car il pensait qu'il fallait avoir travaillé dans plus d'une ville. Il avait surtout le désir d'aller se perfectionner à Paris. C'est là, disait-il, que sont les meilleurs maîtres dans toutes les professions.
Il prit donc congé , un beau jour, de maître Lobstein, et il partit pour Paris.
Là , il n'eut pas autant de facilité à se placer qu'à Mulhouse. Maître Lobstein ne connaissait personne à Paris, et il n'avait pu donner aucune lettre de recommandation à son ouvrier.

Isaïe resta donc plusieurs jours sans trouver d'ouvrage. Partout où il se présentait, il fut éconduit. L'un avait plus d'ouvriers que de besogne ; l'autre ne pouvait pas employer quelqu'un qui ne voulût pas travailler le samedi. Deux semaines se passèrent ainsi. Isaïe mangeait et logeait dans une petite auberge israélite, dont on lui avait donné l'adresse à Mulhouse. Le maître de la maison remarqua que son nouveau pensionnaire était soucieux, et il lui demanda le motif de sa tristesse. Isaïe n'avait rien à cacher, et il ne fit pas difficulté d'avouer sa position. "Vous êtes bien sot de vous tourmenter, dit l'aubergiste. Est-ce que vous ne pouvez pas faire le commerce ? Vous n'êtes pas venu ici sans avoir quelques francs en poche ; achetez un peu de menue mercerie. Vous irez la vendre dans les environs des halles et des marchés; vous gagnerez plus qu'en travaillant de votre état. Le commerce vaut mieux pour un israélite que n'importe qu'elle profession."

Isaïe ne répondit pas; mais il se livra un violent combat dans son âme. "L'aubergiste a raison dans un sens, se dit-il à lui-même; je ne puis pas rester ici sans rien faire. Mais, d'un autre côté, la communauté de Marmoutier a dépensé de l'argent pour me mettre à même d'entrer à l'école des Arts-et-Métiers de Strasbourg. Là, j'ai été nourri, habillé, logé gratuitement pendant trois ans. On a voulu que je devinsse ouvrier, et que, comme tel, je fisse honneur à ma religion. Et maintenant, je laisserais là mes instruments de travail pour prendre l'aune du marchand ! j'irais me livrer à ce genre de commerce, qu'ont précisément voulu faire cesser parmi nous ceux qui ont créé l'école où j'ai été élevé ! Non, je ne mentirai pas à l'engagement que j'ai pris. Je suis ouvrier; je resterai ouvrier. Je continuerai encore pendant quelques jours à chercher de l'ouvrage, et si je n'en trouve pas, je repartirai et je tâcherai de me caser ailleurs ; je ne serai pas partout aussi malheureux qu'ici.


ISAIE VA AU CAFÉ, IL JOUE ET IL SE LAISSE DÉTOURNER DE SES RÉSOLUTIONS.

Les courageuses résolutions d' Isaïe ne durèrent pas. Nous allons voir comment il s'en laissa détourner. Il s'écoula encore une semaine sans qu'il pût trouver à se placer. Il sortait le matin et ne rentrait que le soir, harassé de fatigue et accablé par le chagrin, de n'avoir pas réussi dans ses démarches. II se mettait alors à table, et mangeait en silence, sans parler à ceux, qui étaient à côté de lui. Près de là, et à la même table étaient assis plusieurs jeunes gens qui avaient embrassé la carrière, dans, laquelle l'aubergiste avait engagé Isaïe à entrer. Ils étaient marchands. Ceux-ci paraissaient toujours gais et contents. Pendant leur dîner, ils ne parlaient que du café et des spectacles. "Dans quel théâtre irons-nous? Dans quel café ferons-nous notre partie ce soir ?" Ils avaient déjà invité plusieurs fois Isaïe à prendre part à leurs plaisirs; mais il s'y était toujours refusé.

Pourtant un soir, qu'il était plus découragé et plus sombre que de coutume, il accepta leur invitation, pensant chasser ainsi sa tristesse, et ils le conduisirent dans un des plus grands établissements de Paris.
Isaïe n'avait jamais mis qu'une seule fois les pieds dans un café. C'était à Mulhouse, le jour de la Fête du patron. Aussi, il fut ébloui en entrant dans la vaste et magnifique salle où l'avaient introduit ses compagnons. L'éclat des lumières, le bruit et l'animation qui régnaient là, cette foule qui allait et venait, tout cela produisit sur lui une impression qu'il n'avait jamais éprouvée. Il ressentit comme une espèce d'ivresse, et lui, si sobre d'ordinaire, but toutes sortes de liqueurs ; il prit tout ce qu'il plut à ses camarades de lui faire prendre. En buvant, on vint aussi à causer avec un certain abandon. Isaïe fit part à ses compagnons de son projet de partir à, la fin de la semaine, s'il ne trouvait pas d'ouvrage. "Vous voulez partir, s'écrièrent-ils, y pensez-vous? vous quitteriez Paris pour aller vous enterrer dans la province ! Ce n'est qu'à Paris que l'on vit; ailleurs, on végète. Restez donc ici ; vous mènerez une existence agréable. Il est vrai qu'il ne faut pas s'y prendre comme vous le faites. L'exercice de votre profession ne vous conduira pas à grand'chose. Vous serez occupé toute la journée, et vous ne gagnerez pas au-delà de ce qui vous est strictement nécessaire. Imitez-nous, achetez des marchandises, vous gagnerez ainsi votre vie en vous promenant, et vous pourrez vous donner de temps en temps un spectacle, sans compter que tous les jours, il vous sera permis d'aller au café, et de faire une partie de billard." - Savez-vous jouer au billard ? ajouta un de la bande.
- Non.
- Eh bien, il faut apprendre cela.
Et ils entraînèrent Isaïe, qui semblait ne plus avoir de volonté ; ils le poussèrent vers le billard, et ils lui donnèrent une première leçon. Bientôt, il se crut assez fort pour jouer, et il perdit une grande partie de la consommation.

Quand Isaïe quitta le café, il paraissait mécontent, mais ses amis le consolèrent. "Ce n'est rien, dirent-ils, vous regagnerez dès demain ce que vous avez perdu ce soir, si vous voulez suivre nos conseils et vous faire marchand comme nous. Puisque nous logeons dans la même maison, nous viendrons vous prendre demain avant notre sortie, et nous vous conduirons dans le magasin où nous nous fournissons. Avec trente ou quarante francs, vous vous monterez, et vous serez marchand." Isaïe ne dit pas oui ; mais il ne refusa pas non plus, et son silence put être interprété par ses camarades comme un consentement.


ISAIE FAIT LE COMMERCE.

Les compagnons d'Isaïe ne manquèrent pas à leur promesse. De bonne heure, le lendemain, ils vinrent le réveiller. Mais il hésitait à aller avec eux. Il avait réfléchi depuis qu'il les avait quittés , et ses scrupules lui étaient revenus. - Non, dit-il, je ne veux pas abandonner mon état pour en choisir un autre que je ne connais pas.
- Allons donc, répondirent les autres, vous déraisonnez. Notre état est facile et n'exige pas d'études préliminaires ; il est plus lucratif aussi que le vôtre. D'ailleurs, vous avez fait ce que vous avez pu pour trouver de l'ouvrage. Ce n'est pas votre faute si vos démarches n'ont abouti à rien.
- C'est pardieu vrai, dit Isaïe à son tour, ce n'est pas de ma faute, à moi, si aucun serrurier ne veut accepter mes services. Allons, je suis des vôtres, je dis adieu à la serrurerie.
- A la bonne heure, s'écrièrent les jeunes fous; voilà ce qui s'appelle parler. Et ils partirent tous ensemble.
Isaïe acheta pour trente francs de menue mercerie, et il se mit à la colporter sur le marché des Innocents. Mais il était peu fait pour le commerce, et il ne savait pas, comme ses camarades, attirer les chalands par ses cris. Il fit timidement quelques offres de service, et la soirée vint sans qu'il eût presque rien vendu. Aussi, il ne fut pas très gai au souper, et il refusa net d'aller au café avec ses camarades.
- Ma journée a été trop mauvaise, dit-il; je n'ai pas gagné mon souper. Je ne peux donc pas me permettre encore le luxe d'une demi-tasse.
- Ne vas-tu pas te désoler, répondirent ses amis, tu seras plus heureux demain.

Isaïe se laissa entraîner encore; il joua de nouveau, et il fit une nouvelle trouée à sa bourse.
Huit jours se passèrent ainsi. Isaïe ne faisait rien, ou presque rien, et dépensait beaucoup. Un soir; au café, il perdit toute la consommation.; et, comme il n'avait pas assez d'argent en poche, il dut emprunter pour payer. - Ah ! çà, quand me rendras-tu ce que je t'ai avancé ? lui dit celui auquel il avait eu recours,
- Je vais te le remettre, dès que nous serons rentrés; j'ai encore de l'argent.
- En ce cas, le mal n'est pas très grand. Du reste, il faut savoir perdre quand on se met à jouer. Ne fais pas de grimaces, Isaïe, tu auras plus de chance un autre jour, et ce sera alors à notre tour de te régaler comme tu nous as régalés aujourd'hui.
Cette réflexion philosophique produisit une grande hilarité parmi les camarades d'Isaïe; mais, lui, il avait perdu toute envie de rire, et il ne devait pas tarder à pleurer, comme nous allons le voir.


REMORDS D'ISAIE.

Rentré chez lui, Isaïe chercha sa bourse dans sa malle, et il alla payer ce qu'il devait. Après avoir causé quelques instants, il revint dans la petite chambre qu'il occupait, et son premier soin fut de compter son argent; car, sa bourse lui avait paru bien légère. Elle l'était, en effet. Des deux cents francs qu'il avait apportés à Paris, il ne lui restait plus que quarante.
Isaïe avait probablement cru que son argent durerait toujours, car il fut atterré en voyant qu'il lui en restait si peu. "Quarante francs ! je n'ai plus que quarante francs! s'écria-t-il, et peut-être pour vingt francs de marchandises. Voilà donc ce que je possède encore des deux cents francs que j'avais en venant ici. Cependant, mon logement et ma nourriture ne me coûtent que soixante francs; je puis avoir dépensé environ vingt francs dans mes courses. J'ai donc dissipé dans les plaisirs l'énorme somme de soixante francs, et cela, dans une seule semaine! Que deviendrai-je, quand je n'aurai plus d'argent", et les larmes lui vinrent aux yeux, et il pleura fort, bien fort.

"Cela ne peut pas durer ainsi, s'écria-t-il tout-à-coup; il faut que j'avise à prendre un parti", et il s'assit sur une chaise pour réfléchir. Mais le sommeil le gagna et il s'endormit. Ce n'était pour tant pas un sommeil bien doux. On ne dort pas bien quand on a la conscience troublée. Isaïe se tourna et se retourna sur sa chaise, il était agité, et enfin, il se réveilla en jetant un cri terrible. Tous ses camarades, qui couchaient dans la chambre voisine, arrivèrent en courant. "Qu'y a-t-il, que s'est-il passé ?" s'écrièrent-ils avec effroi. Isaïe chercha d'abord à rassembler ses idées. "Ce n'est rien, répondit-il ensuite. Je me suis endormi sur une chaise, et j'ai fait un mauvais rêve."

C'était en effet un bien mauvais rêve qu'il venait de faire ; il l'a raconté depuis à un ami dans les termes suivants : "Il me semblait que j'avais perdu dans une seule fois au jeu les quarante francs qui me restaient, ainsi que mes marchandises. Alors je me mis à chercher de l'ouvrage !, mais avec moins de succès encore qu'auparavant. Un maître serrurier m'aurait fait entrer dans son atelier; mais il m'avait vu au café avec mes camarades, il s'était trouvé à la même table que nous, et il me reconnut. Il me chassa donc avec ces mots : Je n'aime pas les ouvriers qui jouent. N'ayant plus un sou dans ma poche, je m'adressai au président du Comité de bienfaisance israélite; il me donna un secours de trois francs, et promit de s'occuper de moi après qu'il aurait eu des renseignements sur mon compte. Les renseignements ne furent pas favorables, et il me renvoya quand je reparus devant lui, en m'adressant une verte réprimande. Je résolus alors de retourner à Strasbourg. Maître Sauer m'avait dit que j'aurais toujours de l'ouvrage chez lui. Et je partis de Paris. Mais, comme je n'avais pas d'argent, je dus mendier en route. Un jour, des gendarmes m'aperçurent, et comme, sur mon livret, il n'y avait le nom d'aucun maître de Paris, et qu'il n'avait pas été visé par la police avant mon départ, je fus arrêté comme vagabond et conduit d'étape en étape à Marmoutier, comme un malfaiteur. Arrivé là, on me conduisit chez le maire, qui demeurait sur la place. C'était le samedi. Tous les israélites étaient devant la porte du maire.
- Tiens, dirent-ils tout haut, c'est Isaïe. Qu'est-ce qu'il a donc fait ? Il a sans doute volé. Ces enfants de schnorrer sont tous comme cela; il n'y a pas moyen d'en faire d'honnêtes gens. Après tout, c'est bien fait. Il était trop fier, il y a quatre ans, quand il est venu ici avec les galons de sergent sur le bras.
Malkele vint à passer en ce moment.
- Non ! s'écria-t-elle , il n'a pas volé. N'est-ce pas Isaïe.: tu n'es pas un voleur. Tu es innocent. Tu n'as pas fait de mal ? Mais, réponds donc, malheureux, ajouta-t-elle avec un geste de désespoir, en voyant que je ne parlais pas.
Alors, j'ai jeté le cri qui a réveillé mes camarades."

Ce rêve, qui avait laissé une si profonde empreinte dans l'esprit d'Isaïe, qu'il put le raconter quelques mois après dans tous ses détails, dut l'impressionner bien fortement, au moment où il venait de se produire. Aussi, Isaïe prit promptement un parti. Il vendit le lendemain ses marchandises, et courut de nouveau chercher de l'ouvrage. Il réussit enfin à entrer dans un atelier qui venait de s'ouvrir, et dans lequel il fut engagé à raison de trois francs par jour. Il se mit aussitôt en quête d'une nouvelle pension ; car il pensait avec raison qu'il vaut mieux se séparer des séducteurs que de vivre au milieu d'eux, et qu'il est plus sage de fuir la tentation que de s'y exposer.


ISAIE SE LIE D'AMITIÉ AVEC SIMON.

Dans la nouvelle pension d'Isaïe logeait aussi un jeune homme nommé Simon, pour lequel il se sentit de l'affection dès la première fois qu'il le vit. Simon avait, en effet, une figure franche et ouverte qui prévenait en sa faveur. Il était employé dans une maison de commerce, et il menait une vie très régulière. Il lisait beaucoup, se promenait souvent, n'allait jamais, ou presque jamais, ni au café ni au théâtre. Isaïe apprit tout cela par la femme qui tenait la pension. "Voilà l'ami qu'il me faut", pensa-t-il.
Entre jeunes gens on fait connaissance assez facilement. Dès le lendemain , Isaïe et Simon se parlèrent à table. Alsaciens tous deux, et tous deux à peu près du même âge, ils ne tardèrent pas à se lier ; leur liaison devint bientôt une bonne et solide amitié.

Simon n'était pas un commis ordinaire. Son père avait été instituteur, et il reçut de lui d'excellentes leçons. Plus tard, il fréquenta le lycée de Strasbourg, et il était parvenu jusqu'à la rhétorique. Mais alors, son père étant venu à mourir, il dut songer lui, qui était l'aîné de trois enfants, à travailler pour sa mère et ses deux sœurs. Il entra dans un magasin à Strasbourg, où il gagna au bout de très peu de temps six cents francs par an.
C'était déjà beau; mais cela ne suffisait pas. Simon ne pouvait donner que quinze francs à sa mère ; il lui fallait le reste pour vivre. Il résolut donc d'aller à Paris. Son patron, qui l'aimait beaucoup, le recommanda à un négociant, avec lequel il était en rapport, et Simon gagna, dès son entrée dans la maison, le double de ce qu'il avait gagné à Strasbourg. Il ne payait que quarante-cinq francs sa pension et sa chambre, et il envoyait régulièrement quarante-cinq francs par mois à sa mère ; il ne se réservait que dix francs sur son mois pour son blanchissage et ses vêtements.

Comme il n'avait que dix francs pour lui, Simon ne se permettait aucune distraction qui ne fût gratuite. Il fréquentait les bibliothèques et les promenades. Isaïe, qui avait fait autrefois comme Simon, et qui n'avait cédé qu'un moment aux séductions de ses camarades, se mit bien vite au régime de son ami, et ils devinrent inséparables. Simon, qui était instruit, donnait à Isaïe des leçons de calcul et de français. Il lui indiquait les livres qu'il devait demander à la bibliothèque, et Isaïe profitait avec docilité des leçons de son jeune maître. Il reprit ainsi ses anciennes habitudes d'ordre et d'économie que son modique salaire rendait d'ailleurs nécessaires. Bientôt son travail fut mieux rétribué, mais ses dépenses n'augmentèrent pas, et, au bout d'un an, il eut encore une fois réuni une somme de deux cents francs sur laquelle il prit cinquante francs qu'il envoya à Malkele. Le reste, il le plaça à la Caisse d'épargne, sur les conseils de Simon. "C'est un placement peut-être moins avantageux que d'autres, disait ce dernier, mais il est plus sûr. La Caisse d'épargne offre de plus cet avantage, qu'elle accepte de petits dépôts. On peut donc y porter ses économies chaque semaine ou chaque mois. C'est là un très-grand bien; car, quand on a de l'argent, on est parfois tenté de le dépenser , mais on contente moins facilement ses désirs, quand il faut se rendre dans les bureaux de la caisse, pour y chercher son argent. On a ainsi le temps de réfléchir, et souvent la réflexion nous fait reconnaître, que nous aurions tort de suivre notre première idée."


ISAIE CHANGE DE LOGEMENT. SIMON DEVIENT MALADE, ISAIE LE SOIGNE.

La femme qui tenait la pension, où logeaient Simon et Isaïe mourut. Ils durent donc chercher à se caser ailleurs. Mais partout on leur demanda plus que ne leur permettaient leurs ressources. Ils louèrent donc une chambre, et ils allèrent prendre leur principal repas dans un restaurant israélite. Pour le souper, ils se contentèrent d'une tasse de chocolat ou de café au lait, et le matin, ils ne prirent plus que du pain sec. Tel était l'arrangement qu'ils avaient fait pour leur nourriture. Quant à la chambre, ils l'avaient louée sans qu'elle fût garnie. Ils devaient se charger eux-mêmes de ce soin. Isaïe acheta les deux couchettes en fer. Simon fit venir du couchage de chez sa mère, pour lui et pour son compagnon. La portière faisait leur ménage, comme ils disaient quelquefois en plaisantant. De cette façon, ils continuèrent à vivre aussi économiquement que par le passé.

Cependant, Simon devint malade, et sa maladie prit un caractère tellement grave, que la présence du médecin devint nécessaire tous les jours. Isaïe montra alors à Simon combien il lui était dévoué. Le matin, avant de se rendre à son atelier, il lui cherchait son café à la crémerie voisine ; à midi, il lui apportait son dîner, et il allait prendre à la pharmacie les médicaments prescrits par le docteur. Le soir, il lui cherchait encore du bouillon au restaurant où ils prenaient leurs repas. Puis, quand Simon avait mangé , Isaïe s'asseyait à son chevet et lui faisait une lecture, ou causait avec lui. La nuit il se levait pour lui donner les potions ordonnées.
Simon resta malade près d'un mois. Les quelques économies qu'une augmentation de trois cent francs obtenue six mois auparavant lui avaient permis de faire, étaient parties depuis longtemps, Mais Isaïe était là, et Simon ne manqua de rien. Le vin vieux, les nourritures fortifiantes qui, de l'avis du médecin, étaient devenues nécessaires à Simon, Isaïe les achetait et les payait ; car il avait secrètement retiré une partie de son argent de la Caisse d'épargne.

- Je suis sûr, dit un jour Simon, que je dois une très grande somme à notre restaurateur ; car l'argent que j'avais, est sans doute dépensé depuis longtemps.
- Ne t'occupe pas de cela, répondit Isaïe, tu paieras plus tard les dettes que ta maladie te force à contracter aujourd'hui
- Aussi, ce n'est pas cela qui me tourmente le plus, mais ce qui m'inquiète, c'est que je ne puis pas envoyer à ma mère la petite rente de cinquante francs que je lui fais chaque mois. Elle va doublement souffrir, cette pauvre mère. Elle sera privée de l'argent qui sert à sa subsistance, et elle souffrira de me savoir malade ; car il faut que je lui dise pourquoi je manque aux engagements que j'ai pris envers elle.
- J'ai pensé à cela déjà depuis quelques jours, dit Isaïe, et j'ai apporté un mandat de cinquante francs à l'ordre de ta mère, tiens, le voici, et il lui tendit le billet.
- Tu es un noble cœur, répondit Simon en serrant les mains d'Isaïe dans les siennes, et je suis heureux d'avoir pu t'inspirer la grande amitié que tu me témoignes. J'accepte donc ton offre avec autant d'empressement que tu me la fais.
- Ne parle pas tant, dit Isaïe, cela te fatiguerait, le médecin l'a dit. Il gronderait, s'il savait que l'on contrevient à ses ordres.
Et il s'esquiva, pour échapper aux remerciements de son ami.


ISAIE REÇOIT UNE LETTRE DE MALKELE, QUI LUI APPREND QU'IL EST INSCRIT SUR LES ROLES POUR LA CONSCRIPTION.

Simon se rétablit, il retrouva sa place, et il put bientôt s'acquitter envers Isaïe. L'amitié qui unissait ces jeunes gens, ne fit que se fortifier de jour en jour, et ils s'étaient promis que tout le temps qu'ils seraient à Paris, ils ne se sépareraient pas.
Cette séparation devait pourtant avoir lieu plus vite, qu'ils ne le croyaient.

Isaïe venait d'atteindre sa vingtième année et, dans le courant de janvier, il reçut de Malkele la lettre suivante : Mon cher Isaïe,
Je te fais écrire la présente, pour t'annoncer que tu es inscrit sur la liste des jeunes gens, qui doivent tirer au sort cette année. Quoique tu sois venu au monde à Schaeffolsheim, c'est ici que tu tireras à la conscription, parce que c'est ici que tu as résidé, avant d'entrer à l'école et avant de voyager. Mais on m'a dit que, comme tu es fils de parents étrangers, tu peux te dispenser de la conscription si tu le veux, et je t'écris pour t'engager à prendre ce parti. Autrement, tu t'exposerais à tirer un mauvais numéro, et tu serais soldat, ce qui ne serait pas agréable par le temps qui court ; car on dit que notre roi fait la guerre avec le roi d'un pays, où il fait bien chaud et dont on m'a dit le nom, mais je l'ai oublié.
Cette lettre est écrite à l'insu de l'instituteur et du Rabbin. Si je la leur avais montrée, ils ne m'auraient pas permis de te l'envoyer. Ils disent qu'il faut servir la patrie, que les juifs doivent être soldats comme les autres. Mais moi, j'ai peur pour toi, Isaïe, et je ne serais plus tranquille un seuil jour, si tu devais aller te battre dans ce pays, où il fait, si mauvais et où les hommes, dit-on, meurent comme des mouches. Tiens, le fils de Zadoc, un beau garçon, y est mort. Quand même on en revient, on est tout noir comme les Tsiganes qui parcourent nos contrées, en disant la bonne aventure. J'ai entendu raconter qu'un jeune homme de Saverne est revenu si noir, que ses parents ne l'ont pas reconnu.
Crois-moi, mon fils, dispense-toi de la conscription, parce que tu le peux, et fais au plus vite ta déclaration. J'aurais déjà voulu la faire, si je n'avais craint d'être désapprouvée par toi. J'avais envie de dire à l'appariteur de la commune, quand il a demandé où tu étais, qu'il aurait beau faire, que tu ne seras jamais soldat. Mais il vaut mieux que cela vienne de toi.
Il n'y a rien de bien nouveau à Marmoutier. Ma santé est toujours bonne, Dieu soit loué ; j'espère que la tienne est aussi en bon état.
Je t'embrasse en attendant ta réponse.

C'était au dîner qu'Isaïe avait reçu cette lettre. Simon, qui était passé devant leur logement, la lui avait apportée. Il la lut avant de manger. "Brave femme, murmura-t-il, tout en la lisant et en souriant plus d'une fois, brave femme, comme elle m'aime Ma mère ne pourrait pas m'aimer davantage." Et il tendit la lettre à Simon ; celui-ci la lut. - Et que prétends-tu faire? demanda-t- il à Isaïe, en lui rendant sa lettre. Ce qu'on a dit à Malkele est vrai. Il dépend uniquement de toi, de tirer au sort. Tu peux t'en dispenser, si tu le veux.
- Je le peux, répondit Isaïe, mais je ne le veux pas. Je nierais ainsi ma qualité de Français, et j'y tiens. N'est-ce pas en France que je suis né, n'est-ce pas là que j'ai été élevé, n'est-ce pas là, que j'ai vécu jusqu'aujourd'hui, protégé par des lois qui sont les mêmes pour tous ? Et, parce qu'aujourd'hui la France réclame mon bras, j'irais lui dire : "Je ne veux pas être compté au nombre de tes enfants ?" Ce serait de l'ingratitude, ce serait plus encore, ce serait de la mauvaise foi ; car, enfin, si demain j'étais appelé en Allemagne pour un motif quelconque, si là, je devais être soumis à quelques-unes de ces humiliations que nos frères subissent encore dans ces contrées intolérantes, je réclamerais contre ces vexations, en exhibant mon titre de citoyen français. Ce double rôle ne me convient pas. Je ne serais pas Français en Allemagne et Allemand en France. Je suis et resterai Français, et je vais écrire au maire de Marmoutier, pour le prier de tirer au sort pour moi.
Isaïe fit comme il l'avait dit. Il écrivit au maire quelques jours avant le tirage, et puis il attendit patiemment une réponse.


LE MAIRE TIRE UN MAUVAIS NUMERO POUR ISAIE.

Le jour du tirage arriva. Dès le matin, les jeunes gens de Marmoutier arrivèrent chez Malkele, musique et tambour en tête, pour chercher Isaïe qui devait se rendre avec eux à l'Hôtel-de-Ville. Mais Malkele leur apprit, qu'Isaïe était resté à Paris, et que le maire était chargé de le représenter au tirage.
"Pourvu que le maire prenne un bon numéro", dit Malkele, quand les jeunes gens furent partis, "pourvu qu'il ait la main heureuse !" Et elle se mit à réciter des psaumes, et elle pria avec ferveur pour Isaïe. Mais cette occupation même ne l'absorba pas au point de chasser ses soucis et ses inquiétudes. A chaque instant, elle mettait la tête à la fenêtre, pour voir si personne ne venait lui apporter la bonne nouvelle qu'elle aurait voulu apprendre, à savoir qu'un bon numéro était échu à Isaïe. Dès qu'elle entendit marcher dans la rue, elle se levait de sa chaise. Enfin, n'y tenant plus, elle courut à la mairie.

De nombreux groupes stationnaient devant la porte. Bien des parents étaient là, attendant avec anxiété le résultat de l'opération, à laquelle présidait le sous-préfet de Saverne. Les jeunes gens chantaient, les uns, parce qu'ils n'étaient pas fâchés de la perspective de voyager un peu, s'ils devenaient soldats ; d'autres pour chasser la tristesse ; d'autres, enfin, pour imiter leurs camarades. Les marchands de fleurs artificielles criaient à tue-tête. C'était un bruit et une animation comme on n'en voyait à Marmoutier que deux fois l'an, le jour du tirage et le jour du Mestig (19).

Malkele eut de la peine à se frayer un passage à travers tout le monde qui encombrait la rue. Enfin, à force de pousser et de jouer des bras, et après avoir reçu quelques ruades et s'être attiré quelques grossières injures, elle parvint jusqu'à l'escalier de la mairie. - Le maire a-t-il déjà tiré pour mon Isaïe, demanda-t-elle à un garde-champêtre qui se tenait près de la porte ? Elle croyait que tout le monde devait porter à Isaïe autant d'intérêt qu'elle. - Ce n'est pas encore au tour de Marmoutier", répondit le garde, et il ajouta : "Allez-vous en, ma bonne femme ; ici, vous ne serez pas bien. Les jeunes gens qui descendent l'escalier ne font pas attention à ceux qui se trouvent sur leur passage, et vous pourriez bien attraper un mauvais coup. Malkele redescendit, mais elle resta au pied de l'escalier. Elle voulait être là, sur le passage du maire, afin de connaitre le plus vite possible le sort d'Isaïe. Enfin, le maire arriva , et Malkele courut à sa rencontre. - Avez-vous eu la main heureuse pour mon Isaïe ? demanda-t-elle.
- Non , Malkele, répondit le maire. J'ai retiré le numéro 23.

Malkele crut avoir mal entendu. Elle resta là toute interdite ; les paroles du maire semblaient l'avoir pétrifiée, et elle ne le vit pas s'éloigner. "Numéro 23, murmura--t elle, en s'en allant à son tour. Il sera donc soldat, le pauvre garçon. Je lui avais pourtant dit de ne pas s'exposer à cela. Voilà ce qui arrive aux jeunes gens, quand il se croient plus sages que les vieillards". Et elle rentra de très mauvaise humeur.
Ce jour là, Malkele ne tricota pas beaucoup de chaussons. A chaque instant, elle jetait son ouvrage. "Je ne sais ce que j'ai, dit-elle"; mais il m'est impossible de travailler". Enfin, elle alla chez l'instituteur et le pria d'écrire à Isaïe, pour lui annoncer la mauvaise nouvelle. "C'est égal, murmura-t-elle en rentrant à la maison ; s'il m'avait écoutée, il ne se serait pas exposé maintenant à devenir soldat."


ISAIE PART POUR MARMOUTIER.

L'instituteur écrivit le soir même à Isaïe, et trois jours après, celui-ci sut que sous peu il serait appelé à passer la révision, afin d'être envoyé ensuite sous les drapeaux, s'il était jugé bon pour le service. Isaïe ne désirait pas être soldat et, si le sort ne l'avait pas désigné, il n'aurait jamais songé à le devenir. Mais il savait se plier aux circonstances. "C'est une nouvelle vie à recommencer", dit-il à Simon deux jours avant son départ pour Marmoutier (car il devait passer la révision à Saverne, qui est à une lieue de là). "C'est un nouvel apprentissage à faire ; car je n'ai aucune espérance d'être réformé ; mais, avec la bonne volonté, on parvient à tout. Je saurai me plier à la discipline du régiment comme j'ai su me plier à celle de l'atelier. Je ne regrette qu'une seule chose , c'est de me séparer de toi. Mais, ajouta-t-il, tu m'écriras pour rendre cette séparation moins pénible. Tu m'écriras souvent, n'est-ce pas ?"
"Je te le promets, répondit Simon, et je ne manquerai pas à ma promesse."
Avant de faire les préparatifs de départ, Isaïe dit à Simon : - J'ai un conseil à te demander. Tu sais que je possède quatre cent cinquante francs. J'en garde cinquante pour moi. Je voudrais donner trois cents francs à Malkele et cent francs à Zender ; car on ne sait pas ce qui peut arriver. Il est possible que les craintes de Malkele se réalisent, que je sois envoyé dans ce pays chaud dont elle a parlé dans sa lettre, et que je meure là.
- Quelles sottes idées te fourres-tu dans la tête, dit Simon, en interrompant Isaïe. Chasse-moi ces sombres pensées. Tu seras soldat sept ans, puis tu reviendras et tu t'établiras quelque part en Alsace, et on lira sur ton enseigne en grosses lettres : Isaïe, maître serrurier.
- Je le souhaite comme toi. mais il faut tout prévoir. Eh bien ! si je mourais, je ne voudrais pas que d'autres que Malkele pussent s'emparer de mes petites économies. Je désirerais aussi laisser à Zender un témoignage de ma reconnaissance. Mais si moi-même je leur donnais cet argent avant de partir, ils ne l'accepteraient pas ni l'un ni l'autre. Comment le leur ferai-je parvenir ?
- Le moyen le plus sûr et le plus commode est de remettre ton argent à l'instituteur de Marmoutier. Celui-ci te rendra le service de donner tous les ans à Malkele en ton nom cinquante francs, qui lui serviront à payer son loyer. Quant à Zender, on lui remettra les cent francs de suite après ton départ. Il est commerçant, il pourra s'en servir.
- C'est en effet ce qu'il y a de mieux à faire. Je suivrai ton conseil.

Isaïe alla donc retirer ses quatre cent cinquante francs à la Caisse d'épargne et deux jours après, il partit pour Marmoutier. Simon l'accompagna jusqu'à la voiture, et ils se séparèrent, en se renouvelant la promesse de s'écrire souvent, et de se garder une amitié éternelle.

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