Le Baal-Chaharit
un récit de Pinhas Kahlenberg
Extrait de Tribune juive, 1970
Les mots colorés sont expliqués dans le lexique qui suit le texte.


 
Dessin de Pinhas Kahlenberg

Dans la Communauté lorraine où je fus ministre du culte durant quelques années, il était de tradition d'engager un Baal-Chaharit pour les fêtes de Tichri. Bien que la plupart des Balébatim aient très bien pu remplir cette fonction, connaissant à merveille toutes les
prières avec les multiples mélodies ancestrales et particulières du "Hazaunous alsacien", jamais à ma connaissance, un Balebos ne montait sur l'Almemor pour officier à Roch hachana ou à Kippour. Entait-ce par scrupule religieux ? Craignait-il de ne pas être assez digne de représenter la Communauté devant Dieu ? ou tenait-il à accomplir la noble mitsva de rétribuer un pauvre yid dans le besoin ? Ou encore désirait-il éviter des "ma'hlaukes", des disputes, au sein de la Communauté que le choix d'un des leurs aurait immanquablement provoqué ?

Je pense, pour ma part, que c'était pour cette dernière raison que le Parness de la Communauté, quelques jours avant Roch Hachana se rendait, sans se presser, à Metz pour choisir parmi les "Pollaks" comme on appelait alors les Juifs d'Europe de l'Est, un Baal-Chaharit. Naturellement dans la semaine deSli'hoth, le marché des Baalé Tefila était déjà bien clairsemé, car ceux qui étaient relativement bons, connaissant quelques nigounim authentiquement alsaciens, étaient déjà retenus depuis Pessah par de multiples petites communautés, plus pressées et plus prévoyantes que la mienne. Il ne restait alors sur le marché que quelques "chlemihls ", froummes (pieux), bien sûr, ayant peu de voix mais beaucoup d'enfants et ne connaissant strictement aucun "Yotser" aucun "Pizmon" ni Kaddisch alsacien… C'était certes bien malheureux, mais le président de ma Communauté ayant toujours le temps, aimant tout faire "bemenu'he" arrivait de ce fait toujours en retard. Aussi sa Communauté devait-elle se contenter d'un Baal Tefila pollak, ne connaissant pas les nigounim alsaciens.

Chaque année le Parness me suppliait d'inculquer si possible quelques nigounim alsaciens au Baal-Chaharit, ce qui était presque irréalisable car je ne pouvais guère le rencontrer avant le premier soir de Roch Hachana. Le Parness me chargeait aussi de lui dire quelques recommandations du genre : ne pas se hocher durant l'office et surtout ne pas "Krechtsen" (ne pas pleurer lors des Ovinou-Malkénou ). Ni le Parness ni la Communauté n'aimaient la tonalité mineure. "Tous nos Balebatim - disait le Président - sont pourvus de bakol-mikol-kol" C'est-à-dire qu'ils avaient tout ce qu'il faut : de bonnes et grasses Behèmes dans les écuries et sur les prés, du charbon et des pommes de terre dans les caves, des centaines de verres de confitures de mirabelles et de fraises dans les armoires, et des comptes en banque Dieu merci aussi ; alors pourquoi pleurer je vous le demande ?... Pourquoi incommoder (il disait: embêter) le Zeharyet par des larmes ?...

Le raisonnement du brave et bon Parness se défendait en effet très bien, il oubliait seulement que le Baal-Chaharit en question, n'avait lui pas toutes ces bonnes choses : ni dans la cave ni en banque, mais beaucoup d'enfants et des "tsores" sans fin...

Ayant pitié du Parness qui, tout en étant un homme très "bekowedik" craignait fort sa femme, la Parneste qui ne brillait pas particulièrement par sa gentillesse, je tenais le soir de Roch hachana après l'office, et après avoir « gegazert » tous les Balebatim, à accomplir la redoutable mission d'apprendre à mon malheureux Baal Tefila quelques nigounim alsaciens.

Le Baal-Chaharit en question avait une grande et imposante barbe, des Péyoth longues comme "le yidische golous", mais très peu de Parnosse et encore moins d'oreille musicale. Je me rappelai néanmoins les supplications du Parness, je mettai tout mon cœur à instruire le brave et pieux Baal Tefila pour qu'il accomplisse au mieux sa redoutable tâche. Pour lui et tous les Baalé Tefila polonais les Yamim Noraïm étaient en effet des fêtes "austères et redoutables".

Toute la nuit de ce mémorable Roch Hachana je m'efforçai d'inculquer le nigoun d'Esso déï à mon pauvre collègue, et quand le premier cocorico retentit dans le village, mon Baal-Chaharit savait enfin pousser l'Esso-Déi alsacien. Déjà je voyais le visage heureux du Parness, et sur le chemin de la Synagogue je recommandai à mon collègue de ne pas trop abuser toutefois de ce seul Nigoun fût-il alsacien, mais de l'employer de temps à autres et en variant un peu la mélodie.

A la Choule, tous les fidèles étaient à leur place, chacun vêtu de son zargeness et coiffé de sa calotte blanche, et sur les pupitres couverts d'une nappe en soie blanche également, se trouvaient les beaux ma'hzorim de Rödelheim, ouverts à la première page d'Adon Olam.
Les oreilles des Balebatim sont tendues, ils répondent toutefois avec bienveillance aux Pesuke dezimra du Baal-Chaharit, dont les récitatifs ressemblent plus ou moins à ceux d'Alsace. C'est à partir du Yotser que les nigounim polonais et alsaciens deviennent tout à fait différents pour ne plus se ressembler du tout dans la suite de l'office. Et voici précisément que notre Baal-Chaharit arrive au Yotser et avec une fierté et une joie évidentes il attaque le Esso deï. Le Parness, lui, rayonne, se tournant à gauche, à droite, il avait l'air de dire "hein, votre vieux Parness est un mévin , il en a du flair, en un clin d'œil il met la main sur l'oiseau rare !..." Même la Parneste à la galerie des dames, à l'écoute de ce beau nigoun alsacien interrompit net ses éternels chmous et lochenhore pour apprécier la trouvaille de son mari. Les fidèles eux aussi étaient contents et donnaient allègrement les répliques.

Notre Baal tefila, visiblement content lui aussi, et encouragé par son succès attaque le Yotser suivant avec le même nigoun. On ne peut dire que cela faisait plaisir aux fidèles, mais connaissant les difficultés de la tâche ils se montraient patients et ne bronchaient pas. Mais lorsque le Baal-Chaharit - oubliant toutes mes recommandations – se lança avec la même et unique mélodie à travers tous les beaux Yotsros, Zoules et Ofanim, et se hochant aussi avec une cadence de plus en plus accélérée, la sainte Communauté commença alors à manifester son mécontentement. Même les vieux pieux Balebatim, si dignes et profondément imprégnés de la sainteté du jour et du lieu, toussaient, se raclaient la gorge en lançant vers le Parness des regards qui voulaient dire : Pour de la "se'haure" c'en est une belle "metzie " que vous avez trouvée là !...

Le vieux Parness cachait son visage dans son grand ma'hzor... Mais comme le Baal Tefila, accentuant encore le rythme de ses hochements, continuait à massacrer les beaux pizmonim avec son sempiternel nigoun alsacien, la moutarde lui monta au nez et voici que mon Parness,
lui qui était d'habitude si doux et si paisible, levant sa tête cramoisie vers l'officiant, s'écria à voix forte : "Chema beni ! finissez donc de vous hocher comme un loulev , c'est Roch hachana aujourd'hui et non pas Soukos !..." Et après avoir respiré profondément il continua : "Dayénou, nous en avons assez ! priez à la manière pollak, mais cessez pour l'amour de Dieu avec ce niguen !..."

Pour comble de malheur mon collègue, saisi de ferveur religieuse, son visage enveloppé du talit , ne voyait et n'entendait pas ce qui se passait dans la choule. Mais lorsque le bruit du mécontentement devint aussi tort que le Haman klopfen à Pourim, notre Baal-Chaharit sortit tout de même sa tête du yalit ayant l'air de demander avec étonnement : "qu'est-ce qui se passe ? J'officie pourtant à la manière alsacienne et ils ne sont pas contents ; quelle Kehilla ingrate mon Dieu !..."

Alors je montai près de lui et en quelques mots je lui fis comprendre la raison du mécontentement de la Communauté. Me regardant avec des yeux tout étonnés il abandonna enfin le cher nigoun alsacien si péniblement acquis. La Choule se calma, et lorsque dans mon sermon avant le Moussaph j'évoquai l'habitude du Rabbi de Berditschev d'engager de préférence un officiant pauvre, au cœur brisé, le Parness et les Balebatim furent fiers d'avoir eux aussi un tel Baal-Chaharit : car pour abandonner sa femme et ses enfants durant les grandes fêtes, pour apprendre à prier selon le rite et le "niguen" alsacien, il fallait être pauvre et avoir vraiment le cœur brisé.

Aujourd'hui il n'y a plus de Baal-Chaharit pollak et il n'y a plus de petites communautés pour les engager. Auschwitz les a engloutis ensemble sans faire de distinction entre pollak et alsacien... Mais à chaque Roch hachana et Kippour ils revivent dans mon cœur.

Lexique
  • Adon Olam : chant liturgique qui commence l'office du matin
  • Almemor : pupitre où le chantre célèbre l'office.
  • Baal-Chaharit : officiant préposé à l'office de Chaharit (office du matin).
  • Baal(é) Tefila : officiant (s).
  • Bakol mikol kol : expression tirée de la prière qui suit les repas et qui implique la possession de biens de toutes sortes.
  • Balebatim: les fidèles (désigne en principe des hommes mariés – littéralement "chefs de famille").
  • Balebos : singulier de Balebatim
  • Behemes : pièces de bétail.
  • Bekowedik : honorable - cf. l'article de D. Gotlieb, Koved.
  • Bemenu'he : tranquillement
  • Chaharit : office du matin - l'office du matin de Roch Hachana, où l'on sonne le shofar (la corne de bélier) revêt une solennité particulière.
  • Chema beni : "écoute mon fils".
  • Chlemihl : personne peu habile, peu fortunée, à qui n'arrivent que des mésaventures - cf. l'article de D. Gotlieb, Schlemiehl et Schlamassel .
  • Choule : synagogue.
  • Chmouss et lochen hore : bavardages médisance (litt. "mauvaise langue)".
  • Dayénou : "çà suffit" (extrait du rituel de Pessa'h).
  • Esso deï : "j'élève ma pensée", pizmon chanté généralement vers la fin de l'office de Rosh Hashana.
  • Gagazert : présenter ses vœux.
  • Haman klopfen : vacarme habituel à la fête de Pourim à l'évocation de Haman-le-méchant.
  • Hazaunous : liturgie.
  • Hocher : se balancer d'avant en arrière pendant la prière, selon la coutume hassidique.
  • Kaddisch : invocation à l'Eternel formulée en araméen
  • Kehilla : communauté
  • Ovinou-Malkénou : "notre Père, notre Roi", prière de Rosh Hachana et de Yom Kipour.
  • Loulev : Loulav – branche de plamier que l'on agite dans les six directions pendant la fête de Soukoth.
  • Ma'hzor (pl. ma'hzorim) : livres de prières contenant le rituel des fêtes.
  • Metsie : trouvaille, bonne occasion.
  • Mévine : intelligent – litt. "celui qui s'y entend".
  • Mitsva : bonne action.
  • Moussaph : partie de l'office rajouté lors du Shabath le matin ou des fêtes religieuses.
  • Nigoun, niguen (pl. nigounim) : mélodies liturgiques.
  • Parness: président de la communauté.
  • Parneste : l'épouse du Parness.
  • Parnosse : fortune.
  • Pesuke dezimra : première partie de l'office du matin.
  • Peyoth : papillottes.
  • Pizmon : poème chanté, écrit généralemenbt au moyen âge ou par la suite.
  • S'haure : marchandise.
  • Sli'hoth : cf. l'article d'A. Kahn, Seli'hoth : la coutume des juifs ashkénazes.
  • Talit : châle de prières .
  • Tsores : soucis.
  • Yamim noraïm : "jours redoutables" – désigne Roch hachana et Yom Kippour.
  • Yid : Juif
  • Yidische Golous : l'exil des Juifs
  • Yotsros, Zoules et Ofanim : divers textes chantés, intégrés aux offices des fêtes juives
  • Yotser : méditation chantée pendant certains offices de Chaharit (office du matin).
  • Zargeness : vêtement mortuaire, que les Juifs d'Alsace ont coutume de porter pendant les fêtes de Roch Hachana et de Yom Kippur - cf. l'article de E. Weill, Les pratiques du deuil.
  • Zeharyet : - cf. l'article de D. Gotlieb, Dieu.
Merci à Michel HEYMANN pour son aide à l'édition de ce texte


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