Le courage de se souvenir
par Mirie MOUYNÉS
traduction : Liora KAHN-ROITMAN
Extrait du magazine En Exclusiva, Banco General de Panama

Marianne Granat en 2008
M Granat
"L'opposé de l'amour ce n'est pas la haine mais l'indifférence. L'opposé de la beauté ce n'est pas la laideur mais l'indifférence. L'opposé de la foi  ce n'est pas l'hérésie mais l'indifférence. L'oppose de la vie ce n'est pas la mort mais l'indifférence" – Elie Wiesel

Je dois faire un gros effort pour mettre la clef dans la portière lorsque je regagne ma voiture. Je mets la musique à plein volume mais je ne parviens pas à m'évader. Le nœud au fond de la gorge me laisse à peine respirer. Des larmes m'envahissent et, entre l'effroi, la rage, l'impuissance, et l'indignation, une question, que beaucoup se feront en lisant cet article, me vient : jusqu' à quand se souvenir ? Et pourquoi ?

Je pense alors au Rwanda, au Cambodge, aux Kurdes, au Tibet, à la Bosnie, et je comprends … C'est indispensable de le faire car c'est uniquement en regardant la réalité en face que l'on se crée une conscience. L'histoire nous fait avancer seulement si nous l'assumons avec courage. Il faut donc interroger le passé pour pouvoir construire un présent et un futur plus justes. Il nous reste tout à apprendre.

A Geza Reiszmann et Marguerite Loebl        

Marianne Granat est pleine d'interrogations. Menue, elle pourrait paraître fragile, mais dans son regard on devine facilement une force de caractère, une profondeur, de la conviction et une vaste culture dont je me nourrirai tout au long de nos conversations.

La première interrogée c'est moi : habituée à de telles situations, elle fait preuve d'une grande diplomatie en me questionnant à propos de mes connaissances sur le sujet.
Mais face à une femme en chaire et en os qui a survécu à l'Holocauste et dont la vie a été marquée pour toujours (à l'image de l'humiliant numéro inscrit sur son avant-bras, et qui ne s'effacera jamais), peu importe tout ce que tu as appris sur le sujet, subitement l'horreur revêt sa véritable dimension humaine.

Sa voix évolue au rythme de ses souvenirs ; elle est douce au départ mais se fait de plus en plus grave à mesure qu'elle semble les revivre. Fille de Geza Reiszmann, négociant en vin, et de Marguerite Loebl, pianiste et maîtresse de maison, Marianne et sa sœur Georgette vivent dans la banlieue de Budapest.

Les parents de Marianne Granat

En 1940, la Hongrie fait partie de l'Axe aux côtés de l'Allemagne, de l'Italie et du Japon. Mais depuis 1939, rattaché au Ministère de la Défense, le système du Travail Obligatoire a été institué.
A partir de 1942, la situation empire de manière significative : la communauté juive est de plus en plus marginalisée et dépossédée de ses droits : ses biens et commerces sont expropriés, les jeunes se voient interdire l'accès aux études supérieures et débutentles déportations des hommes juifs de 24 à 42 ans, vers les camps de travail.

Après avoir obtenu son baccalauréat, Marianne poursuit des études de musique avec sa mère et des professeurs juifs  à  qui l'on a interdit d'enseigner dans les conservatoires et les universités.
Clandestinement, ils utilisent la radio à ondes courtes pour écouter Radio Londres. Certes, ceci constitue un délit, mais c'est l'unique moyen d'information auquel ils ont accès.
Un jour son père entend la nouvelle de l'assassinat au gaz d'un groupe d'étudiants dans un hangar. Ils se disent que cela doit certainement être de la propagande. Le cerveau humain est incapable d'imaginer une atrocité d'une telle ampleur. Par ailleurs, son père est persuadé que les Russes vont avancer rapidement après Stalingrad. Ils arriveront trop tard.

En mars 1944, l'Allemagne occupe militairement la Hongrie. Jusqu'alors, le gouverneur et chef de l'Etat hongrois Miklós Horthy s'était toujours fermement opposé à la déportation des juifs vers les camps d'extermination. Hitler choisit ce moment pour envahir la Hongrie, car Horthy et une partie du Gouvernement hongrois ont compris que l'Allemagne est en train de perdre la guerre et cherchent à quitter l'Axe pour rejoindre le camp des Alliés.
En avril, Adolf Eichmann ordonne le déplacement de toute la population juive vers les ghettos ; il est aussi chargé d'organiser la déportation massive vers les camps de concentration.

Marianne et sa famille sont transférés dans un ghetto ou ils resteront pendant près d'un mois. Ils vont ensuite travailler dans une fabrique de vis et d'écrous mais seront dénoncés. Les gendarmes hongrois les emmènent alors dans une fabrique de tuiles, située à coté d'une ligne de chemin de fer. Là-bas, sont rassemblés tous les juifs des agglomérations situées aux alentours de Budapest, la capitale (ceux de Budapest ayant pour la plupart été épargnés grâce à l'intervention de Raoul Wallenberg). Les soldats de la SS sont déjà sur les lieux.

Nos illusions : nous les perdions les unes après les autres
Marianne et sa sœur Georgette
"Vous avez une heure pour ramasser vos affaires". Cest le 10 juillet 1944. Marianne a 20 ans, sa sœur en a 23. Son père et sa mère respectivement 56 et 50. Ils débutent ce qui sera l'ultime voyage, là où les illusions n'auront plus cours. Ils sont déportés dans des trains de marchandises vers Auschwitz.

Même ceux qui en savent peu sur l'Holocauste, associent à l'horreur le nom d'Auschwitz Birkenau. En arrivant au camp d'extermination polonais, les hommes et les femmes sont séparés. Ce sera la dernière fois que les deux sœurs verront leur père.
Les premiers jours elles restent toutes les trois ensemble jusqu'à ce que leur mère soit dirigée vers un camp voisin. Elles ont néanmoins la chance de pouvoir la voir et parler avec elle à travers des barbelés. Jusqu'au jour ou elle n'apparaît plus.

Malgré l'odeur fétide, les rumeurs et les cheminées, Marianne ne peut pas croire les histoires qui circulent sur les chambres à gaz et sur les fours crématoires. Elle ne veut pas croire.
En août 1944, après un mois passé à  Auschwitz, un train chargé de gitanes arrive. Elles sont placées dans le même baraquement que Marianne et sa sœur. Elles dansent, elles chantent, elles lisent sur les mains. Cette nuit les SS vont venir les chercher. On entendra des  pleurs, des hurlements, des cris déchirants. Le matin suivant, Marianne demande une explication sur l'horreur de la nuit précédente. "C'était les gitanes. Elles ont résisté, elles ne voulaient pas entrer dans les chambres", lui répond une femme SS. L'inimaginable devient réel.

Les vexations quotidiennes, les conditions inhumaines, le froid, la faim, l'odeur des cadavres brûlés, les flammes, la peur … Marianne me confie que son principal soutien, c'était sa sœur. Elles sont ensemble et c'est cela qui leur donne la force de survivre.
Une des femmes SS aime la musique et la voix de Marianne. Elle lui demande de chanter, lui propose de faire partie de l'orchestre d'Auschwitz, mais à condition d'abandonner sa sœur. Elle refuse : elle sont l'une pour l'autre, la seule personne qui leur reste au monde.  

Les Marches de la Mort

Des milliers de femmes sont transférées d'Auschwitz vers d'autres camps. Marianne et Georgette sont conduites finalement à Ravensbrück, un camp de concentration réservé aux femmes seulement.
"ARavensbrück, à notre arrivée, c'était déjà le soir du 14 avril 1944. Les SS nous ont crié : "Roosevelt vous attend !". Et en effet, ils nous ont mis dans la chambre à gaz, et la porte en béton s'est refermée sur nous. Là, nous avons attendu jusqu'au lendemain, puis on nous a laissé ressortir. C'était parce que le Prince Bernadotte était à ce moment l'intermédiaire entre Himmler et les Juifs américains, qui ont offert de payer une certaine somme d'argent pour chaque Juif survivant. Donc Himmler a donné l'ordre de ne plus utiliser la chambre à gaz."

La fin de la guerre approche. Les Alliés avancent et les Allemands décident d'abandonner les camps d'extermination et de détruire la preuve des atrocités qu'ils ont commises.

Le 30 Avril 1945, l'armée soviétique libère Ravensbrück. Ils retrouvent quelques 3.000 prisonnières extrêmement malades. Deux jours avant, les nazis avaient envoyé toutes celles qui le pouvaient, faire une de ces terribles Marches de la Mort. Marianne et Georgette ont marché 35 kilomètres  sans eau, nourriture ou repos.
Des 132.000 femmes qui sont passées par Ravensbrück, environ 92.000 mourront. Des milliers succomberont dans ces Marches de la Mort. Celles qui tombaient d'épuisement ou qui ne pouvaient pas suivre le rythme étaient assassinées.
Marianne et Georgette ont survécu. Alors elle me répète ce qu'elle ma déjà dit plusieurs fois : "j'ai eu beaucoup de chance".

Le 2 mai 1945 les soldats russes les libèrent. Après cette marche et après avoir été entassée en permanence, elle ne peut même plus marcher droit : elle doit marcher à quatre pattes.
Mais sans doute, comme l'affirme Elie Wiesel, le plus dur c'est qu' "avec la liberté nous nous sommes rendus compte que nous étions orphelins". Beaucoup n'avaient plus personne qui les attendait, n'avait plus ou rentrer, n'avait plus rien hormis le désespoir.

Peut-on croire à nouveau en l'humanité? Comment peut-on recommencer à sourire?

"C'est très difficile", me dit Marianne. Au début il faut tout simplement survivre, reconstruire sa vie jour après jour, dans une Europe en ruines, à l'aube de la guerre froide … des conditions physique et mentale précaires ; mais pas de temps pour réfléchir.

"J'étais très fragile", me raconte-t-elle, "mais mon époux m'aidait beaucoup". Alexandre Granat a été soumis aux horreurs du Travail Obligatoire. A l'exception d'une sœur, toute sa famille a été assassinée dans l'Holocauste.
Ils se connaissaient avant la guerre ; ils se marient et partent clandestinement pour l'Autriche. Ils sont placés dans un camp de "personnes déplacés" des Nations Unies à Linz. Plus tard ils habiteront en France.

Marianne Granat chantant lors d'un concert lliturgique en la synagogue de Mulhouse - 27 mai 1956

Un jour s'offre à eux l'opportunité d'aller vivre au Salvador. Ils l'acceptent, tentant par ce biais de laisser derrière eux les horreurs du passé pour rejoindre une terre complètement différente et y commencer une nouvelle vie. C'est là-bas, ou ils vivront pendant vingt-trois ans, que naissent leur deux filles Annette et Marguerite. En 1981 ils rejoignent le Panama, où Alexandre occupera le poste de Rabbin de la synagogue de la communauté de Kol Shearith Israël.

Nous sommes les témoins et les protagonistes de notre histoire
Avant la télévision et Internet, l'ignorance et le silence pouvaient être excusés.
Serait-ce l'hyper-information, la façon dont Hollywood banalise tout, ou encore la presse à scandale qui nous aurait rendus insensibles ? Car tous les jours nous sommes témoins de crimes contre l'humanité au nom de la religion, de la liberté, pour l'intolérance et le fanatisme, ou, comme en Afrique, simplement à cause de la paresse et de l'avarice de ceux qui ont plus. On regarde ailleurs, on passe l'éponge. Nous sommes passés de l'obscurantisme à la consommation passive de la réalité.

Rien ne peut altérer le passé. La plupart du temps nous ne sommes même pas en  position de faire de "grands" changements. La seule chose que nous pouvons faire c'est d'être conscients, agir avec responsabilité, apprendre à nos enfants à tolérer et à accepter l'autre. Nous pouvons leur apprendre à prendre par eux-mêmes leurs décisions, à être informés, à réfléchir, à se questionner.

Si un peuple aussi civilisé et extraordinaire que le peuple allemand – terre de Bach, de Schiller, de Goethe, de Beethoven – a pu en arriver à une extrémité telle que celle de l'Holocauste  pour des raisons historiques et sociopolitiques peu connues, nous pourrions tous un jour nous retrouver dans ces conditions. D'ailleurs, des nations qui nous sont encore plus proches sont passées par des horreurs similaires, peut-être à moindre échelle, mais tout aussi douloureuses. La haine et le fanatisme s'apprennent, il faut de la même manière savoir apprendre la tolérance.

L'an passé, lors de la commémoration des 60 ans de la libération des prisonniers d'Auschwitz, Elie Wiesel, survivant, écrivain et Prix Nobel de la Paix en 1986, se demandait si l'humanité pourrait empêcher un autre génocide dans le futur. " Si le monde avait écouté, dit-il, nous aurions pu éviter le Darfour, le Cambodge, la Bosnie et naturellement, le Rwanda. Nous savons que pour les victimes il est trop tard… Mais il n'est pas trop tard pour les enfants d'aujourd'hui, les nôtres, les vôtres".

"Quand l'homme se souvient, l'espoir survit", Simon Weisenthal

Marianne Granat en 2008
Actuellement Marianne vit entourée de musique et de livres, d'amis, de travail dans la communauté, et d'oiseaux qui s'approchent librement de son balcon pour lui rendre visite.
Alexandre est décédé il y a 10 ans mais son souvenir l'accompagne et on revoit son image sur les photos de leurs différents voyages et moments heureux. Ses filles vivent à l'étranger mais elle a décidé de rester au Panama, ou son mari est enterré. Elle continue à enseigner le chant, écrit, aime beaucoup aller au cinéma. Elle vit pleinement chaque seconde de sa vie.

Discuter avec elle c'est vouloir que le temps ne passe pas. Elle sourit facilement et partage avec moi les histoires que je lui raconte: je sens que je ne peux pas la laisser plongée dans ses souvenirs et essaie donc d'alléger sa nuit.

Mais elle se demandera toujours : "Pourquoi ?" Elle cherche la réponse dans les livres, dans ses souvenirs. Pour elle, l'histoire de l'Holocauste c'est son histoire. Elle a vécu dans sa propre chaire l'horreur  de ce qui n'a aucun sens, à un moment de sa vie qui lui faisait tant de promesses. Elle a perdu son innocence, sa confiance en l'humanité, à 20 ans elle a perdu ses parents, sa famille, ses amis, de la façon la plus sauvage qui soit. Elle aurait pu choisir le silence, beaucoup l'ont fait. Mais elle ne l'a pas fait.

Viktor Frankl, psychiatre autrichien, également survivant de Auschwitz, disait juste dans son extraordinaire ouvrage "L'Homme à la recherche de sens" : "on peut tout enlever à l'homme excepté une chose: le choix d'une attitude personnelle face à certaines circonstances pour décider de son propre chemin" Marianne a choisi de se souvenir et, avec son témoignage,  elle nous aide à prendre conscience et à ce qu'on ne répète plus jamais cela.

Rabbins Judaisme alsacien Histoire
© A . S . I . J . A .