Shabath à Niedervisse
par Alphonse CERF

Shabath au village ! Avant que le voile de l'oubli ne s'étende sur ce qui fut jadis la vie religieuse dans un petit village lorrain comptant en 1905, 94 juifs sur à peine 200 habitants au total (juifs inclus), ce qui représentait près de moitié de la population pour cette petite communauté, dans ce village catholique lorrain situé à 35 kilomètres à l'est de Metz et à environ 9 km de la frontière sarroise.

C'était Niedervisse mon village

Alphonse Cerf
Depuis le 17ème siècle y étaient venus les premiers juifs : les Fribourg, les Mayer, les Lion et les Cerf. Ils étaient devenus les sujets des comtes de Créhange = graafschaft Kriechningen, Seigneurie de Saarzellingen.
Quatre communautés devinrent juives du Comté : Niedervisse, Denting, Pontpierre et Créhange.

Fidèles à la tradition juive, héritiers de l'enseignement de leurs aïeux, ils le sont restés jusqu'à leur dernier souffle…

Dans ce premier article, que j'ai plaisir à offrir à mon ami Rothé Michel, je voudrais raconter comment, entre autre et tout particulièrement nous célébrions le Shabath.

D'emblée je tiens à dire que tous nous étions de conditions très très moyennes… mais satisfaits de notre sort ! Depuis notre émancipation, octroyée à la suite des lois de la France (1789), nous avions acquis : maisons, champs, terres… le droit de construire une Schule (synagogue), un 'heder (maison d'études), et un cimetière juif à Niedervisse.

Nos métiers ou professions : petits marchants ou colporteurs, marchands de bestiaux, de peaux de lapins ou de chèvres, marchands de balais, de paniers, de ferraille, de chiffons. Nous étions bien loin de nos frères citadins, grands commerçants, pharmaciens, médecins, dentistes, avocats ou professeurs. Tout cela était inconnu au village.

Mais nous savions : bêcher et planter, récolter nos fruits, faucher, moissonner, distiller l'alcool de nos fruits… N'est-ce pas déjà là, la grande différence du juif des campagnes par rapport au juif de la ville ?

Toujours, les jours de la semaine, et à pied puisque jusqu'en 1937 il n'y a jamais eu d'auto, donc toujours à pied par tous les petits chemins ou routes, nous allions dans les villages alentour gagner notre parnossa (subsistance). Ce qui fait qu'aujourd'hui encore, un peu partout est resté le nom : "der Judenweeg", (chemin des juifs).

Nous avions vers avril des chevreaux, tzikkels, car nos chèvres fécondées en automne mettaient bas vers avril. Et donc un mois après nous avions notre Hazen (chantre), qui était diplômé de la petite et grande Chehite (abattage rituel), donc nous faisons chèchten (abattre) par lui nos chevreaux, poulets, veaux, etc.

Niedervisse sur la couverture du livre de Jean Daltroff : Les Juifs de Niedervisse - Naissance, épanouissement et déclin d'une communauté
Niedervisse
Vient le vendredi, le Shabess : on va un peu moins loin en route, "uff èmm Handel"…
On rentre un peu plus tôt à la maison.

Le jeudi, et passé au village le Katzeff de Boulay (le boucher juif), qui s'appelait Bernard Rheims. Nos mamans ou épouses ont donc déjà "dan Flaach Kauscher gemacht" (cachérisé la viande).
D'autre part, elles ont puisé de l'eau et chauffé la grande lessiveuse pleine d'eau sur le fourneau pour préparer tzum Baaden (les bains). Cela, dans une baignoire en zinc, car il n'y a pas d'eau courante au village, sauf si l'on a une Pump (pompe à main) dans la maison. Sinon, il faut aller chercher des seaux d'eau aux fontaines communales. Il n'y a pas une seule maison équipée de salle de bains.

Jusqu'en 1929, le village n'a pas de réseau d'électricité : ni l'église, ni l'école, ni la Schule. D'où : Petrollamp (lampe à pétrole).

Les mamans ou épouses ont donc gekocht (cuisiné) pour le Shabess de vendredi : soupe de bœuf avec vermicelles (suppefleich), grumperschalet, kind flaach, et fruits de nos jardins. Jusqu'en 1929-1930, jamais nous n'avons connu ni mangé oranges ou bananes ; "Zu yakress" ("trop cher") disaient nos parents. Mais poires ou quetsches-maison, gedéerrt (séchées) dans les fours de nos maisons. Oui, nous avions chacun notre Backauwe (four).

Puis on va à la Schule. Comme déjà écrit, jusqu'en 1929, pas d'électricité. C'est une brave chabbessgoye qui très régulièrement est venue allumer les Kertzen (bougies), qui sont réparties un peu partout dans la Schule. Comme elle connaît à peu près la durée des offices, elle reviendra éteindre les bougies. Pareil demain, Shabath matin.
D'autre part, elle passera également dans chaque maison juive pour "Schieren" (entretenir) le feu dans les poêles ou cuisinières, personne ne faisant du feu le Shabess ni n'allumant les lampes à pétrole.

Au retour de la Schule : le Kiddich (Kidoush) du vendredi soir, puis le repas, le Benchen et les Zmieress. Et puis il faut aller dans les étables et écuries donner à manger aux bêtes pour la nuit ; cela s'appel die Beheïmmes fietere.

Le Shabath matin, très tôt avant d'aller à la Schule, c'est pareil : il faut nourrir les bêtes et les emmener aux abreuvoirs communaux. Puis aller à la Schule.

Parfois il y a soit un Hossen (fiancé) ou une Kalle (fiancée), ou un autre événement inhabituel dans la Kille (communauté). Donc il faut faire le Kowet (l'honneur) en conséquence.

Boîte à épices utilisée pour la Havdala (cérémonie de la fin du Shabath)
Le Shabess matin, après la Schule, et avant de se mettre à table, on va au Heïder (maison d'études) dans le Kaalshauss chez le Hazen (chantre), pour lernen (étudier) environ une petite heure, è stikche Gemore (un peu de Guemara). Et nous les enfants, les jeudi et dimanche allions au Heïder, apprendre à lire la Bible.

Et après l'office, retour à la maison et repas de midi. Et dans mon village, toujours Min'ha à 13 heures, pace que "am Shabess muss mer sich è biscie aussruhe fun der gange Wuch" (le Shabath il faut se reposer de tous les efforts de la semaine). Et surtout vers le soir, avant Maarev, il faut re-soigner nos bêtes dans nos étables, sinon elles meuglent de faim.

Concernant les règles à respecter le Shabath, alors que nous n'étions plus que quelques jeunes gens, garçons ou filles, en ces années précédant la deuxième guerre mondiale, il nous arrivait, aux beaux jours de printemps ou d'été, d'aller nous promener sur les petits chemins hors du village, menant vers les forêts environnantes. Mais nous connaissions nos repères : c'est-à-dire que nous ne dépassions jamais les 2000 coudées qu'autorise le T'houm. Quelle que soit la direction que nous avions choisie, nous connaissions et respections les limites fixes.

Puis vient Maarev et Shabess-auss (la sortie du Shabath), et Avdaule (Havdalah).

Le lendemain main, Swantiks-morje (dimanche matin), alors que nos concitoyens catholiques vont aller à l'église, à la messe à 10 heures, nos épouses ou mamans rangent les Shabess-Klaader (les vêtements du Shabath). Nous les hommes, on wikss die Schabbessschuhe (on cire les chaussures du Shabath), et on Schmier die Wucheschuhe (on graisse les chaussures de semaine. On schmier (graisse) aussi dass Pferde-gescheer (on entretient les harnais de nos chevaux), et on schmier (graisse) aussi die Akssen fumm disen Waage (les roues ou les axes des roues de nos voitures (à chevaux). On contrôle aussi die Huuffe fun denn gaïll (les sabots des chevaux). Et on se livre à d'autres besognes du dimanche matin.

L'après-midi, et seulement après les vêpres à l'église, les hommes sont inn deer Wertschaft (au café du village), pour Kaarte-spiele, è bissie (jouer aux cartes, un peu).

Voilà décrite en règle générale la vie au village.


Judaisme alsacien Rabbins
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