Le Grand Rabbin Ernest GUGENHEIM
1916 - 1977
par Claude-Annie Gugenheim
Cet article a été rédigé spécialement pour notre site

E. Gugenheim Le 22 janvier 1916, dans le village alsacien de Westhoffen où la communauté juive était fort ancienne, naissait le quatrième enfant de son rabbin, Max Gugenheim, et de son épouse, née Marta Meier, de Baden (Suisse). Il fut prénommé Ernest en raison du caractère "sérieux" de cette époque, où l'Alsace allemande voyait ses fils opposés au combat à des Français, des juifs à des juifs (au point que certains tiraient en l'air de crainte de tuer un "frère"). Par contre, lors de sa circoncision il reçut un nom hébreu emprunté à son ascendance maternelle qui signifie "joie", Sim'ha. Ces deux prénoms résument bien ce que fut sa vie, marquée par de graves épreuves, qu'il parvenait à surmonter grâce à un indéfectible optimisme.

Il n'avait pas quatre ans quand il perdit sa mère, d'une appendicite devenue péritonite, mais il sut s'attacher à la seconde épouse de son père, Léonie Cahn, qui se dévoua à l'éducation des jeunes orphelins.

Jeunesse à Bouxwiller

Son père, le grand rabbin Max Gugenheim diplômé du Séminaire rabbinique de Berlin, et descendant d'une lignée rabbinique remontant (par les femmes) jusqu'au Rabbin Samuel Sanvil Weyl (rabbin de la haute et basse Alsace au 18ème siècle), avait alors succédé au grand rabbin Ernest Weill à la tête de la communauté de Bouxwiller, où jadis exista une yeshiva. C'est là qu'Ernest Gugenheim passa sa jeunesse, qu'il fit ses études jusqu'au baccalauréat, qu'il participa à tous les sports pratiqués dans ce bourg, bien nanti dans ce domaine, avec ses camarades de collège ou du voisinage. Ses connaissances juives, il les acquit auprès de son père, comme les autres jeunes juifs de la région, mais il apprit aussi de lui un style de vie, un rapport à autrui (juif ou non) de tolérance et d'ouverture, une conception du judaïsme combinant Torah im derekh eretz, culture juive et culture générale… et un sens de l'humour essentiellement alsacien. C'est cette imprégnation durant ses premières dix-sept années, fortifiée et rafraîchie par de fréquents retours dans le foyer paternel, qui ont fait de lui un juif alsacien, et même un rabbin alsacien, bien qu'il n'ait jamais exercé son ministère en Alsace !

Études rabbiniques et années de guerre

Les élèves du Séminaire Israélite - sont identifiés : E. Gugenheim (debout, 3ème à partir de la droite), à côté de lui Robert Dreyfus ; assis au milieu, le G.R. Liber (Directeur du Séminaire) ; assis, 1er à gauche, Joseph Brandriss ; 2ème à partir de la droite,
Moïse Cassorla (cette photo fait partie de sa collection).
Jeune bachelier, il va poursuivre au Séminaire israélite de France à Paris des études rabbiniques brillantes, qu'il aura le rare (alors) privilège de prolonger à la fameuse yeshiva lituanienne de Mir, mais pour les interrompre malheureusement en septembre 1938, rappelé en France par son père, parce qu'une guerre franco-allemande était prévisible. Munich devait en retarder l'échéance : il fit donc son service militaire, puis fut mobilisé pour la "drôle de guerre", et fait prisonnier au Donon en juin 1940. Il ne devait plus quitter l'uniforme jusqu'à l'armistice de 1945… Sept ans hors de la vie civile.

Ces cinq années de captivité lui ont donné l'occasion d'entrer de façon imprévue dans la carrière rabbinique. Interné dans un stalag réservé aux soldats juifs, il joua auprès de ses camarades le rôle d'un chef spirituel : "… Il lui appartenait de montrer, non pas tant par les discours que par une conduite de tous les instants, ce que doit être l'homme de la Torah (…) Il devait, à chaque instant, être sur la brèche : inlassablement il fallait songer à remonter le moral, à relever les courages défaillants, calmer les angoisses, soutenir ceux qu'une mauvaise nouvelle venait accabler encore dans les ténèbres de la captivité. (…) Malgré le travail, le Shabath n'était pas oublié, et ce n'est pas un des moindres souvenirs chers au cœur du rabbin d'avoir vu un nombre grandissant de ses fidèles respecter le Shabath en s'interdisant de fumer." (E. Gugenheim, Un rabbin au stalag, allocution prononcée pour la rentrée du Séminaire en novembre 1945). Il est intéressant de noter que la majorité de ses "ouailles" était constituée d'Alsaciens justement, et qui ont tenu à lui rendre hommage sur une plaque dressée à l'entrée du cimetière de Westhoffen où il repose aujourd'hui. C'est d'ailleurs en raison de ce rôle auprès des soldats juifs prisonniers qu'il a été nommé en 1966 chevalier de la Légion d'Honneur.

L'enseignement du Talmud

A la rentrée 1945, il est nommé professeur de Talmud et de droit rabbinique au Séminaire et conservera cette fonction jusqu'en décembre 1976, lorsque la maladie qui devait l'emporter trois mois plus tard l'obligera à faire venir de Jérusalem ses deux fils aînés pour le remplacer dans ses cours.

J'ai fait sa connaissance en octobre 1947, lorsque j'ai été acceptée à l'Ecole de Liturgie et Pédagogie qui venait de s'ouvrir (pour cinq élèves, et elle ne devait durer que deux ans !) : je suivais deux fois par semaine son cours de Mishna. Cette expérience s'est terminée un an et demi plus tard par le romantique mariage du professeur et de son élève…

Désormais j'ai partagé sa vie, témoin et confidente de ses réussites et de ses difficultés professionnelles, associée souvent à ses travaux littéraires et, évidemment, collaborant avec lui à l'éducation de nos six enfants.

Au Séminaire, de nombreuses générations de rabbins ont été ses élèves, mais en outre, à deux époques, Ernest Gugenheim a dû assurer par intérim la direction de cette institution - fin 1949 jusqu'en 1951, année où, succédant au Grand-Rabbin Liber, le Grand-Rabbin Schilli fut nommé à ce poste, puis, lors de la maladie et après le décès de ce dernier, qui fut aussi un rabbin alsacien, et avec qui il collabora en toute amitié.

Parmi les élèves qu'il a contribué à former, il a eu la joie de compter l'un de ses cousins, Edmond Schwob, et deux neveux, fils de ses deux sœurs, Daniel Gottlieb et Alexis Blum, qui peuvent aussi être qualifiés de "rabbins alsaciens".

L'exercice du droit rabbinique

Mais le séminaire n'occupait pas tout son temps : il enseigna longtemps à l'Ecole Yabné qui venait de s'ouvrir dans le proche voisinage et occupa des fonctions importantes au Beth-Dîn du consistoire. Nommé vice-président de ce Tribunal rabbinique en 1952, il était chargé plus spécialement des problèmes traitant de l'identité juive, des problèmes matrimoniaux et des litiges. Il devint bientôt le principal responsable des conversions au judaïsme, s'attachant à suivre personnellement chaque candidat après s'être assuré de sa formation après d'un professeur, jusqu'à la conclusion, en assistant personnellement à l'immersion dans le mikvé.

Publications

Souvent sollicité pour faire des conférences ou rédiger des articles, il acceptait toujours et répondait lui-même à la main aux nombreux correspondants qui sollicitaient son avis sur des questions de halakha (jurisprudence religieuse). Et c'est ainsi que nous avons eu la matière de l'ouvrage posthume, publié chez Albin Michel dans la collection "Présences du judaïsme" : Les portes de la Loi.

Chez ce même éditeur, avait déjà paru en 1961 sous sa signature Le judaïsme dans la vie quotidienne, qui est un best-seller de ladite collection. A vrai dire, E. Gugenheim avait commencé, quelques mois avant sa mort, à réunir les teshouvoth (responsa) qui étaient encore en sa possession en vue d'une future publication, car il n'existait pratiquement rien alors en français dans ce domaine. Par la suite, les bénéficiaires de ces réponses manuscrites nous les adressèrent volontiers, et une sélection d'entre elles constitue la troisième partie de l'ouvrage en question, les deux premières étant constituées par la reproduction d'articles publiés dans divers organes de la presse juive. Spécialiste des questions d'éthique médicale, E. Gugenheim fut invité à présenter le point de vue du judaïsme sur l'avortement devant une commission parlementaire avant l'élaboration de la "Loi Veil".

E. Gugenheim a dirigé la traduction de la Mishna en français, entreprise par le C.L.K.H., et traduit lui-même le Traité de Berakhoth. Dans l'édition du commentaire de Rachi sur la Torah, il a traduit le cinquième volume, Devarim. Il a collaboré à l'ouvrage collectif sur Rachi publié en 1974 par le S.T.E..

"Un certain idéal de rabbin"

Je coudrais citer, en guise de conclusion, ces quelques lignes empruntées à la biographie que notre fils aîné a rédigée pour Les portes de la Loi : "Nombreux parmi qui l'ont approché se sont déclarés impressionnés par l'immense force qui émanait de son abord serein et souriant, et par la tranquillité puissante que lui conféraient l'étendue de sa science, la sûreté de ses connaissances, sa certitude de savoir. Pour beaucoup, il incarna aussi un certain idéal de rabbin : celui qui parvient à susciter la confiance de tous les juifs et à instaurer la communication avec eux, quelles que soient leur tendances, leur option religieuse."

Il cherchait à incarner cette image du rabbin alsacien qu'il tenait de ses ancêtres, et à transmettre à son entourage ce judaïsme souriant, ouvert et bon vivant, mais aussi scrupuleux et fervent, qui caractérisait pour lui celui de son Alsace natale.

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