Introduction à la Bible
Conférence prononcée par le Rabbin Ernest Gugenheim au Stalag


Page de la Bible enluminée, Espagne, 1476
© Bodleian Libraries, Oxford
Il était d’usage fréquent dans nos différentes écoles, universités, lycées et collèges, de faire entendre ou de faire faire aux élèves de ces établissements des exposés sur des ouvrages. Il est donc tout naturel que dans le cycle de nos causeries, il en soit fait aussi une sur ce document qui par son nom même indique qu’il est le Livre, le livre par excellence, le livre des livres, je veux dire la Bible. Ce mot, en effet, vient du grec βυβλοϛ Biblos, le livre, et depuis qu’il existe, les générations qui se sont succédées ont été toutes d’accord pour reconnaître que vraiment cet ouvrage porte bien son nom et que c’est là en effet le véritable Livre.

Comment, extérieurement, ce livre se présente-t-il à nous ? Vous savez tous que l’on distingue dans la Bible, deux grandes parties, qui sont l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. L’Ancien Testament nous raconte l’histoire du peuple juif depuis ses origines, c’est-à-dire la Création du monde, jusqu’à la destruction du Temple de Jérusalem (-722) par le roi de Babylone, Nabuchodonosor, la captivité de Babylone et le Retour de cette captivité, et qui s’étend ainsi à peu près jusqu’au 5ème ou 4ème siècle avant l’ère chrétienne. Mais à part cette histoire même, l’Ancien Testament comprend toute la production religieuse et littéraire juive qui a été créée pendant cette période, donc pendant 3000 ans environ et qui ait été conservée jusqu’à nos jours. A côté de cet Ancien Testament, nous avons le Nouveau Testament qui comprend essentiellement les quatre Evangiles et nous rapporte l’histoire de Jésus, ses enseignements et sa doctrine. Afin que vous soyez en complète unisson de pensée avec moi, je tiens à préciser que lorsque dans cet exposé je parle de Bible, je pense surtout à cette partie qui à moi m’est forcément bien plus familière que l’autre, je veux dire l’Ancien Testament : car c’est là la Bible juive. (Une grande partie de ce que je vous dirai aujourd’hui peut en gros se rapporter aussi bien à l’Ancien qu’au Nouveau Testament). C’est pour plus d’exactitude que je préfère prendre la partie pour le tout. Afin d’éviter tout trouble et pour que toute chose soit bien claire et nette dans tous les esprits, je vais vous rappelerez outre certaines notions élémentaires, mais indispensables : L’Ancien Testament (Tanakh en hébreu) se divise en trois grandes parties : la Torah, les Prophètes et les Ecritures Saintes. C’est là, je le répète, la Bible juive, en somme le livre national juif mais ce livre est devenu par un phénomène bien curieux le Livre par excellence, le Livre universel.

Considérons l’histoire de ce livre au cours des siècles, il nous est loisible d’observer un fait non seulement étrange ou exceptionnel, mais véritablement unique dans son genre. C’est que, depuis qu’il existe, aucune génération ne lui est restée indifférente. Certaines l’ont adopté d’emblée et lui ont témoigné une soumission entière. D’autres, au contraire, se sont montrées complètement hostiles et rebelles et ont même voulu anéantir ses effets en le brûlant sur le bûcher. A d’autres époques encore, c’est en son nom que l’on a versé du sang, que pour une interprétation d’un de ses versets, des hommes se sont entrégorgés, et pour lui encore, d’autres ont volontairement fait le sacrifice de leur vie. Toutes ces générations, successivement, l’ont affronté, ont comparé leur vie à celle que ce livre enseignait. Elles ont diversement réagi à sa lecture ou à son étude, toutes ont été secouées d’une manière ou d’une autre, mais aucune, devant lui, n’a pu garder une froide indifférence. Telle est l’histoire de ce livre au cours des temps. Et c’est un phénomène analogue qu’il nous présente par sa propagation, sa diffusion dans l’espace. Aucun livre n’a eu la même vogue, c’est lui qui le premier fut imprimé. Aucun livre n’a été autant traduit que lui, il est le livre le plus lu de tous les livres existant au monde. Il intéresse tous les milieux, il pénètre dans toutes les demeures. On le trouve dans le palais comme dans la plus humble des chaumières. On le lit dans la cabane fumeuse de tourbe du fermier islandais comme dans la hutte du Papou d’Océanie, on le rencontre aussi bien dans la tente du trappeur de l’Alaska que dans la paillote du nègre d’Afrique équatoriale. En un mot, c’est bien le livre universel.

Il est donc naturel, dans ces conditions, que nous nous demandions quelles sont les raisons qui ont permis à ce livre d’acquérir une telle popularité, quelles sont les causes d’une destinée aussi rare qu’admirable. Pour cela, il n’est qu’un bon moyen : c’est de le lire pour savoir ce qu’il contient. Là, évidemment, nous nous heurtons à un premier obstacle, qui est celui de la langue. Car vous n’ignorez certes pas le fameux adage italien : traduttore, traditore, i.e. toute traduction est une trahison, et qui formule admirablement cette vérité bien connue qu’aucune traduction ne saurait rendre ni le charme, ni le sens exact du texte même tel que l’a créé son auteur. Cependant même la lecture d’une Bible traduite sera extrêmement instructive à cet égard et nous révélera immédiatement un grand nombre de sources d’intérêts (spirituels) que ce livre peut éveiller et susciter.

Et d’abord, comme toute œuvre antique, la Bible intéressera au premier chef le savant, aussi bien l’archéologue que l’historien. Elle sera en effet du plus grand secours pour ces derniers, puisqu’elle leur donne des renseignements uniques sur une période très imparfaitement connue par d’autres sources, sur des civilisations antiques, très brillantes un jour, mais qui ont sombré depuis dans l’oubli le plus complet et que les découvertes de l’archéologie tirent seulement de la léthargie où elles dorment depuis des millénaires. C’est ainsi, il y a quelques vingt ans, on a découvert en Mésopotamie un code de lois, juridiques et religieuses, auquel on a donné le nom de Code d’Hammurabi, d’après le nom de son auteur. Or bientôt on put identifier ce personnage avec un roi de Chaldée cité dans la Bible et qu’elle donne comme contemporain d’Abraham. Renseignement très précieux pour l’historien on s’en doute. Je me bornerai à citer cet exemple, bien que les exemples de ce genre soient répandus à profusion. Cependant, me direz-vous, à juste raison d’ailleurs, les archéologues et les savants ne courent pas les rues et cela n’expliquerait guère la diffusion de ce livre puisque seul un public très restreint peut s’intéresser à des problèmes de ce genre. Il est très normal que la vie et la mort de Tut Ankh Amon ou la grandeur de la décadence des Hittites ne fassent pas partie des préoccupations ordinaires de l’homme de la rue et il est évident qu’à cet égard la Bible ne dépasserait guère la popularité très discutable des Egyptiens ou Chaldéens ou même de l’histoire d’Hérodote ou de Thucydide, pour prendre des ouvrages déjà plus connus.

Il faut donc chercher ailleurs et la lecture de la Bible prouvera rapidement que si elle peut être une mine inépuisable pour le savant, elle est aussi un régal pour l’artiste, un délice pour le critique littéraire amateur de belles choses. Même ceux dont l’esprit n’est pas particulièrement ouvert aux beautés de l’art reconnaîtront facilement que la poésie de la Bible, qu’elle chante la joie ou qu’elle exhale la douleur, est par endroits restée inégalée. Il n’existe pas au monde un poème de l’amour semblable au Cantique des Cantiques (que chaque fiancé devrait savoir par cœur pour le réciter à l’élue de son choix). Il est des récits et des contes uniques par leur fraîcheur et leur vivacité. Il est des Proverbes, véritables perles de concision, de vérité, d’exactitude. Mais là encore, s’élèvera la même objection que précédemment : c’est que seul un public encore très étroit sera touché et ému par une telle œuvre et la Bible serait à mettre sur le même plan que les autres grands chefs-d’œuvre de l’Art Antique (ce qui n’est déjà pas mal). Et malgré tout il faut reconnaître que s’il n’est pas nécessaire d’être étudiant à la Sorbonne pour lire et admirer l’Iliade ou l’Odyssée, l’Enéide, Plutarque, les pensées de Sénèque, toutes ces œuvres, cependant, n’intéressent qu’un auditoire encore bien limité.

Or si la Bible peut à certains égards être comparée à toutes ces œuvres, qui sont parmi les productions littéraires les plus hautes de tous les temps, sa carrière, dans le temps, sa popularité dans le monde montre que par certains de ses caractères elle s’en sépare et les dépasse encore. Et je vais essayer de dégager à présent quelques-uns de ces traits qui me paraissent être à l’origine de ce succès, si j’ose dire, non seulement mais véritablement unique. Un de ces traits, c’est sa simplicité, ou plutôt la simplicité de sa forme. Je m’explique. La Torah, dit Maïmonide, le plus grand de nos théologiens, la Torah, prise ici dans son sens le plus large, i.e. les Ecritures parlent, pour s’adresser à nous, le langage des humains, de tous les humains. Elle parle à la mesure de chacun, des enfants comme des plus grands génies. Chacun comprendra à sa manière et chacun en tirera également son profit.

Vous connaissez tous le fameux épisode de la lutte de Jacob avec l’ange (Genèse 22:23-32). Jacob, revenant d’exil, fut attaqué une nuit par un être surnaturel contre lequel il dut soutenir une lutte qui dura jusqu’au matin et dont il sortit vainqueur (Israël). L’enfant aimera le récit même, il admirera le courage de son lointain aïeul qui sut vaincre même un ange. L’homme raisonnable lira déjà, sous l’apparence extérieure des mots, le symbole de la lutte quotidienne que l’homme doit soutenir contre le mal, la tentation, les mauvais penchants qui sont en lui, combat dont il sortira vainqueur s’il le veut. Le savant, enfin, y verra reflétée sa propre image, i.e. celle de l’homme à la poursuite de l’idéal, d’une vérité qui se dérobe toujours sous les couleurs les plus chatoyantes et changeantes, qui sait qu’il ne peut en saisir qu’une forme illusoire, mais qui poussé par la plus noble des passions, des curiosités poursuit malgré tout cette vérité dont il veut connaître le nom. Et c’est ainsi qu’à juste titre l’enfant aimera et admirera une page devant laquelle le savant courbera son front avec respect.

Si la Bible, donc, est apparemment d’une telle simplicité, mais si complexe, c’est qu’en réalité elle est en plus profondément humaine. Vous savez que ce qui est surtout vrai pour nous, ce ne sont pas tant les événements en eux-mêmes mais les répercussions qu’ils ont sur nous, i.e. les sentiments qu’ils éveillent en nous. Une inondation en Chine ou un tremblement de terre au Mexique peuvent n’avoir pour nous aucune vérité parce que ces catastrophes nous laissent peut-être complètement froids ou insensibles. Je veux dire que ce sont nos joies, nos douleurs, nos tristesses, nos émotions les plus diverses, ce sont elles qui ont pour nous le plus de valeur, ce sont elles qui font de nous ce que nous sommes. Or vous trouvez dans la Bible la suite la plus nuancée et la plus complète d’émotions qui peut agiter pendant sa vie un être humain. Cette gamme de sentiments englobe le désespoir de celui qui se croit complètement abandonné et livré à lui-même, l’abattement du malheureux à qui l’on arrache ce qu’il a de plus cher et de plus précieux, elle passe par la joie timide de celui qui entrevoit une nouvelle raison d’espérer et de vivre pour aboutir à la félicité, au bonheur complet de celui qui se voit comblé par la plénitude de tous les biens matériels et spirituels. Et c’est parce que l’homme moderne s’y retrouve tout entier, dans sa simplicité comme dans sa complexité, parce qu’elle peint toutes les situations, tous les sentiments qui émeuvent les hommes de tous les temps, que la Bible garde toujours son actualité, que malgré sa vieillesse, elle reste éternellement jeune et malgré son antiquité, elle garde une fraîcheur qui ne s’altère jamais.

Elle est simple, elle est humaine : elle l’est tellement qu’elle est pour l’homme une véritable conscience toujours en éveil et qu’il n’y a rien de plus humain en l’homme que sa conscience, puisque c’est elle précisément qui le distingue des autres êtres vivants, des animaux, et l’élève au-dessus d’eux. L’homme de bien, dont la voie est droite et les actes justes, a l’approbation de sa conscience et en retire une intime satisfaction. Le méchant, par contre, le vicieux sait que ses actes sont mauvais, répréhensibles. Mais il est bien rare qu’à une heure quelconque de sa vie il n’entende pas la voix de sa conscience qui lui adresse des reproches et lui demande compte de ses actes. Cette voix, souvent, il essaie de l’étouffer, mais souvent aussi ses remords ne lui laissent plus de répit. Or vous n’ignorez pas que la Bible est, si l’on veut, la grande Loi Morale dont on trouve en somme le résumé dans les Dix Commandements. L’homme vertueux qui y trouve l’approbation complète de ses actes s’y soumet avec empressement et lui accorde une obéissance absolue. Celui qui agit mal ne peut, au contraire, que se révolter contre cette parole qui est la condamnation même de toute sa manière de vivre. Il l’étoufferait s’il pouvait, par un autodafé spectaculaire, mais en vain. La parole subsiste. Obéissance ou rébellion, amour ou haine, mais il ne peut y avoir ici de milieu, il ne peut y avoir d’indifférence.

Il me reste une dernière raison à développer ici, la plus haute d’ailleurs, celle qui fait que ce livre renferme en lui tous les autres. Vous savez que depuis que l’homme est sur terre, il est en lui un besoin inné de croire en une force supérieure, surnaturelle. Ce besoin existe aussi bien chez les primitifs adorateurs d’idoles que chez les athées ou les esprits forts de la génération actuelle. Car ces derniers n’ont fait que remplacer de vieilles croyances par des nouvelles et il ne serait même pas faux de dire qu’il n’y a pas de génération plus croyante que la nôtre malgré sa prétention à être éminemment douée d’esprit critique. Car vous voyez chaque jour le monde entier disposé à admettre avec la plus grande crédulité les nouvelles les plus invraisemblables qu’on lui jette en pâture. Le besoin de croire est donc un fait indéniable. Or ce besoin de croire trouve une singulière satisfaction dans la lecture, dans l’étude de la Bible. Celui qui la lit attentivement n’est pas sans percevoir bientôt, sous l’apparence extérieure des mots, une espèce de force, une présence qui les inspire. Ce n’est pas une lumière claire, éblouissante pour tous les yeux car il n’y a pas de bonheur, s’il n’y a pas de mérite à l’acquérir. C’est une présence qui semble se cacher sous l’écran des images, des mots, des phrases, visible seulement à celui qui veut se donner la peine de la voir. C’est une présence toujours offerte, dont le livre est le témoin, mais à laquelle il dépend de nous d’être attentif. Cette présence qui l’inspire, vous savez son nom : il est sur nos lèvres. En un mot, si la Bible est le Livre des Livres, c’est qu’elle est la parole de D.

J’ai essayé de vous amener ce soir jusqu’à la porte d’un paradis. J’ai voulu vous faire entrevoir certaines beautés de ce jardin, ses parterres, ses fleurs, ses gazons. Certains obstacles vous en séparent, tel celui de la langue, mais ces obstacles ne sont pas insurmontables. Il vous reste un effort à faire, c’est peut-être le plus grand.


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