Tish'a beAv - 9 ab
Allocution prononcée par le Rabbin Ernest Gugenheim au Stalag


Je voudrais vous adresser aujourd’hui ces quelques mots car je ne saurais laisser complètement passer inaperçue une date aussi marquante du calendrier juif. En réalité, cependant, cette journée du 9 Ab ne se prête pas à une telle manifestation. Vous n’ignorez pas que nous rappelons aujourd’hui des dates particulièrement tristes de notre histoire nationale et religieuse, je veux dire la destruction du premier et du deuxième Temple, pour tout dire la fin de l’existence du peuple d’Israël comme communauté nationale indépendante ou autonome. C’est donc une date néfaste entre toutes dans l’histoire de notre peuple et ce fait s’est confirmé encore au cours des siècles où bien des malheurs ont frappé notre peuple précisément ce jour du 9 Ab. Aussi les Docteurs de la Loi nous ont-ils interdit ce jour toute espèce de réjouissance et de joie. Or il est chez nous de tradition constante remontant à la plus haute antiquité que c’est dans l’étude que nous trouvons la plus haute des jouissances. (Cette tradition semble malheureusement subir en ce moment une sérieuse éclipse, ce qui permet de supposer que, en comparaison de nos aïeux, nous constituons une génération singulièrement décadente et dégénérée). Cependant, nos Sages nous ont laissé la ressource de méditer sur tout ce qui est relatif à cette fête, qui est donc de caractère austère et grave, et en général de nous entretenir de tout ce qui est triste et particulièrement désagréable à dire ou à entendre. Aussi ai-je décidé ce soir d’user pour une fois de mon droit de critique et de remontrance puisqu’enfin c’est un des rares, des seuls privilèges du rabbin de pouvoir parler sans être interrompu. Car vous auriez tort de vous imaginer que, parce que le rabbin montre en général un visage égal et affable à tous, il approuve tout ce qui se dit ou qui se fait dans cette enceinte. Ce serait là une grave erreur. Mais il faut bien comprendre que la captivité, en nous imposant d’autres maîtres que D., nous a contraints à beaucoup d’infractions à la loi divine. Mais comme elle nous a pour ainsi dire revêtus véritablement d’une autre nature, nous ne sommes nullement responsables devant cette loi, puisque nous agissons sous le coup de la contrainte. Et même dans le cas où cette contrainte n’est pas évidente, l’indulgence, cependant, est toujours de mise. Mais aujourd’hui où cette captivité touche à sa fin, il n’est pas mauvais de quitter un peu ce masque de commande qu’impose l’indulgence du rabbin et de recourir au contraire à la rigueur et à la sévérité. Et je vais donc dévoiler devant vous quelques-unes de ces plaies criantes (je ne songe nullement à épuiser la liste) que le Juif conscient est obligé de contempler avec un visage impassible et qu’il ressent cependant douloureusement au plus profond de son être.

J’ai dit le Juif conscient, et c’est là un premier point. En effet, cette journée du 9 Ab est en somme la plus spécialement juive de toutes nos solennités. Je m’explique : tout le monde peut avoir une fête du Nouvel An, une fête de l’Expiation, une fête de la Liberté et une fête de la Révélation. Mais ici, ce que nous commémorons, c’est un événement spécifiquement national, qui n’intéresse directement que le peuple juif. C’est donc la journée la plus propice, surtout qu’elle est l’anniversaire de malheurs et que c’est dans la douleur qu’on apprend le mieux à savoir ce qu’on est, alors que la joie nous divertit de nous-même. C’est le plus propice, dis-je, à nous révéler ce que nous sommes, c’est-à-dire des Juifs. Or c’est là que nous touchons de plus près l’abîme où nous sommes tombés. Car non seulement on peut constater précisément une inconscience et une ignorance totale de tout ce qui intéresse en fait le judaïsme mais bien plus encore ce que vous savez de vous-même c’est ce que les antisémites vous révèlent à ce sujet. Et non seulement vous ne vous contentez pas de cette inconscience ou ignorance qui est en somme une attitude passive, mais encore, si la chose pouvait se faire, un grand nombre aimerait encore se débarrasser, et vivement de cette défroque incommode. Et qui seulement, de vous tous qui vous trouvez réunis ici, osera dire, dans la sincérité de son cœur, que s’il a révélé son judaïsme, c’est parce qu’il est juif et qu’il est fier de l’être et qu’il n’a pas agi sous l’emprise de la peur ou de tel sentiment plus ou moins avouable et qui craint la lumière. Eh bien, sachez une bonne fois que ce sceau, cette marque du judaïsme – considérez-la comme une honte ou une flétrissure, si cela vous plaît – que cette marque est indélébile, ineffaçable, qu’aucune eau lustrale ou baptismale ne saurait l’enlever et aucune transformation ni aucun vernissage ne saurait la recouvrir. Et sachez aussi que tous les Juifs de par le monde sont indissolublement liés, qu’ils forment une communauté unie dont tous les membres sont irrévocablement solidaires les uns des autres en ce sens que les méfaits des uns intéressent et retombent infailliblement sur les autres. Il en résulte que c’est un préjugé non seulement imbécile mais même odieux que celui qui dresse une fraction contre l’autre – vous comprenez parfaitement ce que je veux dire – et qu’aucun salut ne peut seulement être envisagé comme possible aussi longtemps que les uns se croient d’une essence différente ou supérieure aux autres. J’ajoute que ces liens qui nous unissent ne sont pas de nature nationale seulement mais qu’il faut les chercher sur un plan tout différent et bien supérieur et intéressant aussi bien les profondeurs de notre passé que nos devoirs, notre mission dans l’avenir.

Mais cette inconscience de ce que nous sommes, dont je viens de parler, n’est que la conséquence de l’ignorance en matière juive. Et là, il y a différents cas à passer en revue. Il y a d’abord ceux qui par leur éducation n’ont jamais rien vu, ni rien appris. Est-ce là la faute de leurs parents, du rabbin, y a-t-il de leur propre faute, il serait oiseux d’en discuter. Le résultat seul compte et ce résultat est piteux. Mais remarquez qu’il n’y a aucune raison, parce qu’on n’a jamais ni rien appris ni rien pratiqué, de continuer de la même façon, il est toujours temps de s’amender et de changer sa manière de vie. Mais à cet égard, le rabbin se heurte à une indifférence et à une inertie qui sont de nature à décourager l’ardeur la plus juvénile et la meilleure des volontés. Le médecin qui recommande tel régime est suivi par ses malades avec une exactitude consciencieuse et scrupuleuse à l’excès. Ces mêmes croyants, quand il s’agit de la santé du corps, deviennent devant le guide qui se mêle de leur prescrire une hygiène de l’âme, les pires des mécréants. Pourquoi ? Ce sont là des mystères de la raison ou de la déraison humaine, où la logique se perd.

Mais à côté de ces premiers qui en somme n’étaient jamais en contact proche du judaïsme et peuvent trouver en cela même une espèce de justification, nous avons le cas plus grave de ceux qui ont vu vivre et pratiquer le judaïsme et l’ont vécu eux-mêmes au sein de leur famille. Ceux-là, ont-ils tout oublié ? En tout cas, en captivité, un grand danger les guette. Ils ont pris l’habitude maintenant en captivité de transgresser par nécessité ou par commodité des lois devant lesquelles ils éprouvaient auparavant presque un insurmontable respect. Qu’ils prennent garde que cette habitude prise ne devienne pour eux une seconde nature dont ils n’arriveront plus que difficilement à se défaire. Faites-vous des signes, dit le prophète, mettez toujours devant vos yeux des symboles qui à tout moment vous rappellent votre qualité de Juifs, de peur que vous ne vous enlisiez et ne vous assimiliez aux habitudes de ceux qui vous entourent.

Et ici, il faut faire une mention spéciale pour certains qui ont vraiment joui d’une éducation et d’une instruction, en un mot, d’une vie juive. Leurs parents leur ont enseigné non seulement des rudiments mais même la signification profonde de leur religion. Leurs parents, maintenant encore, au prix des plus grandes difficultés observent leur religion avec une conscience sans pareille. Mais eux-mêmes poussés par je ne sais quel démon ou plutôt, poussés tout simplement par leur besoin de commodité, car il ne faut naturellement pas parler de conviction, ces individus avec un aplomb sans pareil et une impudence incomparable désavouent toute la conduite de leurs parents, foulent aux pieds avec indifférence et mépris les principes même qui les font vivre et semblent par leur conduite s’ériger en somme bien au-dessus de leurs parents et considérer ces derniers comme bornés ou rétrogrades, pour ne pas employer de terme plus violent. En somme, ils n’ont qu’une excuse, c’est leur bêtise ou leur simplicité, car seuls les simples ne savent pas ce qu’ils font.

Je pourrais encore allonger la liste à plaisir, mais je connais trop bien les limites de l’attention humaine. Je ne citerai que pour mémoire certains défauts particulièrement caractéristiques, ce goût de l’ostentation, de la vantardise, de la parade de mauvais aloi, ce goût de la médisance, de la critique de la moindre défaillance du voisin. Mais enfin tout cela n’est toujours que la suite normale d’une toute puissante ignorance, d’une absence de sens moral et d’une indécence.

Mais n’oublions cependant pas que le 9 Ab est malgré tout pour nous une fête, car la tradition veut que ce jour devienne celui de notre salut. Je ne saurais faire moins que de suivre la tradition de nos prophètes qui ont toujours prôné dans leurs reproches et leurs menaces, par des paroles d’espoir et de consolation, que de l’excès des malheurs vient souvent la guérison. Et c’est au prophète Jérémie, poète de la destruction et chantre de l’exil que j’emprunterai ma propre conclusion :
Jér. 31, 15-16 "Ainsi parle le Seigneur : "Une voix retentit dans Rama, une voix plaintive, d'amers sanglots. C'est Rachel qui pleure ses enfants, qui ne veut pas se laisser consoler de ses fils perdus ! Or, dit le Seigneur, que ta voix cesse de gémir et tes yeux de pleurer, car il y aura une compensation à tes efforts, dit l'Eternel, ils reviendront du pays de l'ennemi." (Jérémie 31:15-16)


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