Le Rabbin de Bischheim
Jean TOULAT (1)
Extrait de JUIFS mes frères, éd. Guy Victor, 1963 , chapitre VIII


Ce samedi matin, je sors de Strasbourg par le nord–ouest, et après quelques champs, j'aborde une cité de banlieue, aux vieilles maisons alsaciennes, Bischheim, dont le nom éveille de profondes résonances dans l'âme des Juifs strasbourgeois, car ce fut ici le principal refuge de leurs ancêtres. De ses 12 000 habitants, dont 2 000 cheminots, les deux tiers sont catholiques, les autres, protestants ou israélites. Ma première visite est pour le curé, M. l'abbé Seemann.

– Vous allez voir M. le rabbin Friedemann ? Je suis en excellents termes avec lui. Dans mon enfance, je jouais avec les petits juifs du village. Je voyais souvent passer un israélite du bourg voisin, marchand de draps, qui faisait cinq, dix kilomètres â pied, poussant une petite charrette. C'était pour moi un exemple de travail tenace. Il tutoyait mes parents : "Bonjour José, bonjour ma petite Thérèse". Avec émotion nous avons appris sa mort dans un camp nazi. Il y avait aussi le marchand de bestiaux, qui se déplaçait, lui, en voiture à cheval : niveau social un peu plus élevé. Il avait la confiance des agriculteurs qui, dans leurs têtes d'Alsaciens, n'en pensaient pas moins : "Ce Juif ne va–t–il pas nous rouler ?" Mais jamais ils n'auraient vendu une vache sans son intermédiaire. : crainte de se chamailler entre eux, chrétiens.
Dans le passé, cependant, ces Juifs ont abusé : mon père et mon grand–père en parlaient souvent devant moi. C'est qu'entre 1800 et 1914, la population rurale, très modeste, était à leur merci : ils avançaient de l'argent à un taux élevé, parfois usuraire ; ou bien ils prêtaient une vache, et quand elle était bien "remplumée", ils la remplaçaient par une autre, moins grasse. Cette emprise économique a diminué quand furent fondées, vers 1890, les Caisses mutuelles, les Raiffeisenkassen (de Raiffeisein, le fondateur), qui ont dépanné les familles. Mais il est longtemps resté un certain ressentiment. Le Samedi saint, pendant que M. le Curé lisait les douze prophéties, nous, les enfants de chœur, dans un coin du cimetière, nous dressions un bûcher avec du bois collecté pendant la Semaine sainte, et nous y brûlions un Juif – un mannequin : c'était le Judverbrenne, tradition immémoriale inspirée de la croyance que les Juifs ont crucifié le Christ. Mais nous, nous n'en n'avions pas conscience ; vers 1920, ce feu était devenu un jeu, une manifestation folklorique d'où l'aspect antisémite avait disparu. Aujourd'hui, Dieu merci, la coutume est en déclin, et des rapports plus conformes à l'Évangile se sont établis avec les israélites.

J'arrive à la petite synagogue de Bischheim, toute neuve, à la fin de l'office. On vient de rentrer les rouleaux de la Loi. Une quinzaine d'hommes, quatre femmes, trois enfants entourent un jeune rabbin, portant barbe, qui fait retentir allègrement sa voix de ténor.
La cérémonie terminée, M. le rabbin Friedemann m'emmène – j'allais dire dans son presbytère – dans sa maison, fraîchement bâtie également, à trente pas du temple. Sur la porte, la mezouza rituelle.

– Vous avez dû trouver qu'il y avait peu d'assistants à l'office ? La communauté se compose de 130 personnes de milieu populaire, d'une moyenne d'âge élevée. Quand les jeunes se marient, ils cherchent un logement en ville où presque tous travaillent ; moi–même, toute la semaine, je suis occupé à Strasbourg comme aumônier des lycées. Le judaïsme alsacien rural ne brille pas par sa culture mais il est enraciné dans la tradition. De notre communauté sont sortis un rabbin, qui a moins de trente ans, et un séminariste qui se prépare à Paris au rabbinat, alors que d'autres communautés, comme Bordeaux, Toulouse, n'en n'ont jamais donnés,
Notre sabbat se ressent de la structure économique de la société : c'est un jour de travail pour la plupart, car il y a de plus en plus de Juifs salariés, et non pas de "gros bonnets", comme on s'imagine. Les commerçants qui n'ouvrent pas le samedi sacrifient au moins. un tiers de l'encaisse hebdomadaire. L'un d'eux, qui a toujours fermé son magasin d'habillement, a pourtant réussi admirablement : l'un de ses fils est professeur à la Faculté des sciences de Strasbourg, l'autre vient d'obtenir l'agrégation de médecine, et la fille a épousé un attaché à la Recherche scientifique. Il y a souvent une bénédiction spéciale pour ceux qui font passer Dieu avant leurs affaires.
– Saint Vincent de Paul disait : "Occupez–vous des affaires de Dieu, Dieu s'occupera des vôtres." Et le curé d'Ars : "Il y a deux façons de se ruiner : voler et travailler le dimanche." Nous catholiques, nous cherchons à revaloriser le jour du Seigneur. Dites–moi, M. le Rabbin, quel est pour vous le sens du sabbat ?
– Le sabbat rappelle le "repos" de Dieu le septième jour après la création du monde. Le Décalogue est formel : "Tu travailleras six jours et tu feras toute ton œuvre ; le septième jour est le sabbat du Seigneur ton Dieu, tu ne feras aucun travail." Pendant l'Exode, le peuple hébreu ramassait double ration de manne le vendredi car il n'en tombait pas le samedi. Le sabbat est l'observance maîtresse du judaïsme. Aucune fête ne l'égale en profondeur – je ne parle pas des solennités extérieures ; si l'on était mis clans l'alternative de violer le sabbat ou le Nouvel An, c'est le premier qu'il faudrait respecter.
Aucune activité n'est permise ce jour–là, qu'elle soit intellectuelle ou manuelle. Pas d'auto, ni de moto, ni même de bicyclette. Pas de radio, pas de téléphone, pas de cinéma. Enfant, je comprenais mal pareille sévérité ; j'aurais voulu aller me promener. Aujourd'hui, je me rends compte que si le sabbat n'était pas protégé par une haie d'interdits, qui provoquent une rupture avec l'engrenage de la semaine, il deviendrait un jour où tout le monde partirait ; il perdrait toute sa valeur spirituelle et familiale.
Car repos ne signifie pas paresse ou désœuvrement. Chaque samedi, dit le Talmud, le Juif obtient de Dieu une âme supplémentaire, la possibilité de mieux percevoir le sacré ; la sensibilité s'émousse dans la lutte pour la vie, elle se retrouve dans l'atmosphère sabbatique. Le fidèle est comme un accumulateur qui se recharge pour les six jours qui viennent. Il ouvre la Bible ou les Commentaires, il les médite, s'en nourrit.
Et que deviendrait la vie de famille sans le sabbat ? En semaine, les parents sont absorbés par leurs tâches. Quand le père rentre, le soir, d'autres obligations l'attendent ; il n'a pas de temps pour sa famille. C'est le drame du 20ème siècle. Je connais des gens en instance de divorce parce qu'ils n'ont plus de vie de foyer. Et combien d'enfants en souffrent ! Le sabbat restaure la vie de famille, les liens affectifs se renforcent. Tel père de mes amis interroge son enfant sur ce qu'il a appris en semaine, surtout dans le domaine sacré, non pour contrôler son travail, mais pour lui manifester son intérêt.
L'esprit de communauté lui–même se renforce chez les fidèles. Les divers groupements tiennent réunion. Les jeunes ont des chants, des danses folkloriques, des jeux instructifs. Au lycée Akiba, le professeur y participe : en semaine, il est un personnage ; le samedi, un grand ami.
– Mais pour les enfants qui vont dans des écoles neutres ?
– Grave problème. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous avons des écoles libres. Quand j'allais au lycée, je n'écrivais pas le samedi, pour ne pas profaner ce jour ; mes parents avaient fait une démarche auprès du proviseur, qui s'était montré très compréhensif : il n'y avait jamais de composition le samedi.
L'esprit de tolérance, en France, est remarquable. J'ai passé un examen de licence en droit dans une séance spéciale organisée pour quatre ou cinq de mes coreligionnaires, parce que la date officielle coïncidait avec notre Pentecôte.
– Comment faisiez–vous â l'armée ?
– Je suis allé trouver mon colonel et je lui ai dit : le samedi pour moi est sacré ; si vous voulez bien me donner ce jour–là, je reviendrai le dimanche pour n'importe quel travail, Il m'y a autorisé. Je partais le vendredi soir et je rentrais le dimanche matin à 10 heures. Pour les règles alimentaires, je me débrouillais avec des provisions, avec la cantine.
– Un cas de conscience. M. le rabbin. Le Juif qui habite à cinq ou dix kilomètres de la synagogue, doit-il venir à l'office en faisant une marche défendue ou bien observer le repos et se priver de l'office ?
– En principe, il est préférable qu'il ne vienne pas. En fait, un Juif ne peut vivre isolé ; sa vie ne se conçoit qu'en communauté, sinon il disparaît dans la masse, et pareillement ses enfants, qui ne peuvent suivre de cours religieux. En cas d'isolement, il faut tout faire pour trouver une habitation proche d'une communauté. Question de vie ou de mort. Le Talmud dit : il est trois endroits où le Juif ne doit pas habiter : là où il n'y a pas de médecin, là où il n'y a pas de communauté, là où le marché se fait le samedi.
Le sabbat a fait plus pour le peuple juif que le peuple juif n'a fait pour le sabbat. Il a été le ciment de nos communautés qui, sans lui, se seraient diluées dans la masse des populations. On parle toujours du "miracle juif" ; l'observance du sabbat en est une explication. Pour accommoder le judaïsme au goût du jour, le mouvement libéral a voulu, avant–guerre, remplacer le sabbat par le dimanche ; ce fut un échec total ; et il est revenu au samedi, comme il a repris l'hébreu. J'ai vu mon père une seule fois dans sa vie utiliser le tramway, un samedi : les Allemands allaient faire une rafle dans la ville. Et encore, il a fallu toute l'insistance de son entourage pour le convaincre car, lorsqu'une vie humaine est en jeu, il n'y a plus d'interdiction qui tienne. Il avait une telle peur de profaner son sabbat !"

Béni sois–tu, Seigneur, notre Dieu, Roi du monde, Créateur du fruit de la vigne...
Devant la table de famille où j'ai été cordialement invité à prendre place, le rabbin Friedemann, debout devant une coupe de vin, récite le Kiddouch, la prière de sanctification du sabbat. Puis il prend l'un des deux pains, superposés pour rappeler les deux couches de manne du vendredi ; il le bénit, secoue la salière, ("il ne manquera pas de sel sur tes sacrifices", dit la Bible), le rompt et en distribue un morceau à chaque convive, signe de participation au même rite, comme le pain bénit des chrétiens.

– La table des Juifs, dit le rabbin, est un peu comme un autel depuis la destruction du Temple, et la maison, un sanctuaire. Vous voyez ce chandelier, sur le buffet ? C'est la Menorah, la lampe du sabbat, On l'allume le vendredi soir et c'est la femme qui est chargée de cet office, en tant que maîtresse de maison et, pour ainsi dire, prêtresse du foyer. Elle dit : "Béni sois-Tu Eternel notre Dieu, Roi de l'univers, qui nous a sanctifiés par Tes commandements et nous as ordonné d'allumer la lampe du sabbat." Cette lumière du samedi est un signe de joie.

Nous nous asseyons, M. et Mme Friedmann., leur aîné, Robert, 7 ans (Jonas, de son nom hébreu) et moi. Les deux petits, Elie et Joël, se reposent. Mme Friedemann a ses cheveux de jais pris dans un foulard bleu, comme celui des petites Sœurs du Père de Foucauld. Le père et le fils portent une calotte bleue et rouge.

– En principe, l'homme doit se couvrir, signe de sujétion, de limitation, rappel de Celui qui est au–dessus de nous. La tête nue symbolise la liberté totale. La femme mariée – mais non la jeune fille – se couvre également : question de pudeur ; elle ne doit pas s'exposer aux regards d'autrui.
On apporte le pot–au–feu fumant.
– Tiens, dis–je, je croyais qu'on ne devait pas faire de cuisine le samedi !
– Effectivement, le plat a été préparé hier. Mais le Talmud permet de le réchauffer, il le demande même, pour que le sabbat ne soit pas un jour triste. On se sert d'une plaque de gaz qui cache la flamme ; ainsi l'acte toléré lui–même se différencie de la façon dont on le fait en semaine.

Au milieu du repas, le père prend un livre hébreu, choisit un texte et le voilà, avec sa femme et son fils, qui entonne un air gai, sautillant, où est exalté Shabath menou'ha, le sabbat du repos :

Ce jour, pour Israël, est lumière et repos,
Délices pour le coeur chez un peuple brisé,
Pour des âmes souffrantes, une âme supplémentaire...
"Ce chant remonte au Moyen Age, quand le sabbat en famille était le refuge des Juifs persécutés. Nous sommes des Juifs occidentaux, des âmes froides, des "poissons gelés", comme nous appellent ceux de Russie ou de Pologne. Eux, ils chantent et dansent avec exaltation, ce jour–là. Non, le judaïsme n'est pas, comme certains l'imaginent, une religion morose. C'est la religion de la vie, de la joie."
Par la fenêtre, j'aperçois le clocher de l'église.
– Vous voyez quelquefois M. le Curé ?
– Oh ! oui. La dernière fois que je l'ai rencontré, il m'a dit : "M. le rabbin, je vais en Israël." J'en étais un peu jaloux ! C'est un prêtre très aimé ; il parle à tout le monde. L'entente interconfessionnelle, ici, est absolument remarquable. Nous nous retrouvons toujours aux cérémonies officielles. Ainsi, le mois prochain, pour la bénédiction du nouveau fanion des pompiers, chacun de nous, curé, pasteur, rabbin, lira à tour de rôle une prière. Cela impressionne les gens.
– M. le rabbin, vous ne portiez pas de soutane, ce matin, à la synagogue, comme j'en ai vu à celle de la Victoire.
– La soutane nous a été prescrite, avec le chapeau, par Napoléon qui voulait uniformiser les cultes. C'est un plagiat, d'ailleurs non voulu, du culte catholique. Les jeunes de ma génération, soucieux d'authenticité, délaissent la soutane. La première fois que mon fils m'en a vu revêtu, il m'a dit : Papa, tu es habillé comme M. le Curé ! Un signe distinctif, d'accord, mais qu'il soit authentiquement juif. C'est comme le chapeau...
M. Friedemann sort quelques secondes et revient coiffé d'un superbe chapeau ecclésiastique qu'on dirait sorti tout droit de chez Musset, rue Saint–Sulpice. "Heureusement, dit-il, l'habit ne fait pas le rabbin

."

La table est dégarnie. Avant de se lever, le père prend encore le livre de chants et choisit un psaume : le retour des déportés de Babylone :

Ce jour, pour Israël, est lumière et repos,
Délices pour le coeur chez un peuple brisé,
Pour des âmes souffrantes, une âme supplémentaire...
"Quand Yahvé ramena les captifs de Sion
nous étions comme en rêve ;
alors notre bouche s'emplit de rire
et nos lèvres de chansons.
"On s'en va, on s'en va en pleurant, on porte la semence,
on s'en vient, on s'en vient en chantant,
on rapporte les gerbes..." (2)
Je regarde mon hôte qu'accompagne sa femme en alto. Il ferme les yeux, il scande des pieds et des mains, chante de toute son âme. N'est–ce pas le Juif pieux des Livres saints ? Nous nous levons pour la prière d'action de grâces. Le petit Robert la récite : "Béni sois–Tu, Seigneur notre Dieu, Roi de l'univers, Toi dont la grâce nourrit tous les vivants. Ta miséricorde soutient toutes les créatures car Ta bonté est éternelle. Accorde aussi aux âmes, ô mon Dieu, l'aliment spirituel dont elles ont besoin. Maintiens–nous pour Ton service, en force et en santé..."

Comme je prends congé, le rabbin Friedemann me montre, au mur, un calendrier qui marque, d'un côté, 22 juillet, de l'autre, 8 ab.
C'est un calendrier juif. Chaque mois commence avec la nouvelle lune et dure 29 ou 30 jours. L'année lunaire ne comprenant que 354 jours, tous les trois ans, on intercale un 13e mois pour rattraper le retard. Nous sommes au mois d'ab. Demain, 9 ab, est une grande date pour nous : l'anniversaire de la destruction du Temple, un jour de deuil et de jeûne. Voulez–vous revenir ? Nous en parlerons ensemble.

Neuvième dimanche après la Pentecôte. A la cathédrale de Strasbourg, où je célèbre une messe paroissiale, je lis cet Évangile : "Jésus approchait de Jérusalem. Quand il .découvrit la ville, il se mit à pleurer "Ah ? Jérusalem, si tu avais su reconnaître, toi aussi, en ce jour qui t'est donné, ce qui pouvait te procurer la paix !... Des jours viendront où des ennemis vont t'assiéger, t'encercler, t'investir de toutes parts. Ils t'écraseront sur le sol. toi et tes enfants, ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre perce que tu n'as pas reconnu le moment de mon passage" (3). Ainsi le même jour, cette année, Israël et l'Église évoquent la destruction du Temple (4). Je parle de ma découverte au rabbin Friedemann dès que j'arrive chez lui, l'après–midi.

– Cette coïncidence, me dit–il, s'ajoute à toute une série de rencontres frappantes que l'on relève pour le 9 ab. Ce jour–là ont été détruits, non seulement, en 70, le Temple reconstruit par Zorobabel et Néhémie, mais aussi, en 586 avant l'ère chrétienne, celui de Salomon. C'est un 9 ab, en 1306, que les Juifs ont été expulsés de France. Un 9 ab, en 1492, qu'ils ont été chassés d'Espagne. Un 9 ab, qu'a été déclarée la guerre de 1914... En pleurant sur la ruine de Jérusalem, nous pensons à tous ces malheurs.
Les neuf jours qui précèdent le 9 ab, sauf le sabbat, comme hier, les Juifs pieux s'abstiennent de viande et de vin, ils ne se rasent pas. Mariages et fiançailles sont ajournés. A l'office du sabbat, on lit le premier chapitre d'Isaïe où le prophète fustige Jérusalem pour ses péchés et prophétise sa destruction. Le jour anniversaire de la catastrophe la synagogue retentit des lamentations de Jérémie ; on lit des élégies composées au Moyen Age, à l'occasion
de malheurs qui ont frappé une communauté. Ce jour de deuil est marqué par un jeûne de vingt–quatre heures, d'une apparition des étoiles à la suivante. Jeûne absolu, sans même une goutte d'eau. Beaucoup s'y soumettent, moins par piété que par esprit de solidarité avec leurs coreligionnaires. C'est l'un des six jours de jeûne de l'année.
– Quel sens attribuez–vous au jeûne, M. le rabbin ?
– Tout dépend de l'esprit dans lequel on l'observe. Le jeûne-performance n'a aucune valeur. Le vrai jeûne doit être un signe de contrition et un moyen de pénitence. La liturgie de ce jour tourne autour de ce thème : si le Temple a été détruit c'est qu'Israël était coupable. Ayant la conscience et même la sensation physique de sa faiblesse, on se tourne vers Dieu. Voilà ce qu'il faut dire aux jeunes. J'en ai fait l'expérience au cours d'un camp dans les Alpes, avec des garçons peu religieux : tous, librement, ont jeûné, au moins le matin. Beaucoup de rites sont délaissés parce qu'on ne les explique pas assez ; et moins on exige, moins on obtient. Le judaïsme s'est conservé par ses exigences mêmes.
– Vous espérez la reconstruction du Temple ?
– Tous les jours, depuis deux mille ans, nous la demandons, dans notre prière. Mais elle ne se réalisera pas avant la venue du Messie, qui sera un homme inspiré de Dieu, de la descendance de David, un chef d'État parfait, grâce auquel régnera la paix dans le monde, selon la prophétie d'Isaïe : "Les épées seront transformées en socs de charrue et les lances en faucilles." (Isaïe 2:1)
La création de l'État d'Israël, aux yeux du croyant, est le prodrome des temps messianiques. Aussi chaque Juif a-t-il à cœur d'y participer. Vous voyez cette boîte blanche et. bleue, prés de la porte ? C'est– le tronc du Fonds national Juif que l'on voit dans presque toutes les maisons. Il est levé, tous les deux ou trois mois, par des jeunes, dont les plus dévoués sont récompensés ; le premier prix : un voyage en Israël, en avion, Beaucoup de mes élèves y sont allés et veulent y retourner ; certains pour y rester. J'ai un complexe d'infériorité devant eux, moi qui n'ai pas le bonheur de connaître la Terre Sainte.

J'aperçois sur les rayons un disque israélien, marqué du Chandelier :

– J'aimerais bien l'entendre, si ce n'est pas indiscret en ce jour de deuil.
– Non, pas dans l'esprit où je vais le faire : pour vous documenter. Ce disque est un chant de pionniers, très aimé des jeunes, la Marche vers Eïlath, port de l'extrême–sud israélien, dans le Négeb, la conquête du désert malgré les 50° au bord de la Mer Rouge.
Un chant dur, âpre, entraînant, emplit la pièce :
Au midi de Béer Shéba
Souffle le vent sur le désert.
La piste va vers l'Arava...
Passe Radian ! le jour te presse.
Passe El–Amar, passe en vitesse,
Vois sur la côte Eïlath ! Eïlath !
Vers le Sud ! Vers le Sud !
Vers le Sud ! A Eïlath...

Comme elle sonne, la tempête
Trottant, trottant vers l'infini
Du désert que le ciel arrête !
Et tes cheveux lèvent le vent !
Et ta jeep gaze sur le vent !
Vois sur la côte : Eïlath ! Eïlath !
Vers le Sud ! Vers le Sud !
Vers le Sud ! A Eïlath...

Maintenant, halte ! C'est ici !
Descends ! Couche–toi sur la terre !
Et rêve au mot qui fut écrit :
"Je l'ai juré, que cette terre
Je te la donnerai tout entière
De Dan au Rouge de la Mer !" (5)
Le jeune rabbin écoute, le menton sur la main, l'air rêveur : " Quand donc, soupire–t–il, irai–je en Israël ?"

A travers les champs de houblon et les vignobles qui se dorent au soleil, je prends, par Colmar et Mulhouse, le chemin du Midi. Un seul crochet, la vallée de Munster. Je salue la maison natale d'Albert Schweitzer, à Gunsbach, où son père était pasteur ; je visite le camp de vacances israélite Les Cigognes, où m'accueille le rabbin Schirat (6), aumônier de la jeunesse à Paris ; et sur la montagne, je confie ma route à Notre-Dame des Trois épis.

Notes :

  1. Jean Toulat, (1915–1994), est un prêtre catholique, écrivain et essayiste français, pacifiste, militant très actif de la non–violence (N.d.l.r.)
  2. Psaume 126. C'est l'une des prières bibliques qui faisaient dire à Lamartine : " Lisez de l' Horace ou du Pindare après un Psaume : pour moi, je ne le peux pas".
  3. Luc, XIX.
  4. Plus qu'une coïncidence, peut–être. Des premiers chrétiens, venus du judaïsme, continuaient sans doute à commémorer la catastrophe. L'Église leur en aura procuré l'occasion en choisissant, pour le dimanche le plus proche du 9 ab, le texte de saint Luc.
  5. Haïm Heffer, Le chansonnier du Palmach, paraphrase de E, Fleg.
  6. Il s'agit en fait du rabbin Sirat qui deviendra le grand rabbin de France (N.d.l.r.)


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