Textes de Charles Friedemann

Qui veut la fin veut les moyens
(Tribune Juive, 1966)


les Rabbins Friedemann et Warschawski au cours d'une procession dans la synagogue de Bischheim restaurĂ©e, 1959 © E. Klein

Monsieur Yid est un most honorable gentleman qui jouit de la haute considération de ses concitoyens. Rien d'étonnant à cela. Il aime la vie, la prend à bras le corps et ne dédaigne pas la bonne chère. Soit dit entre parenthèses, que chez lui, à la maison et en voyage, il ne s'embarrasse plus de lois alimentaires, à moins qu'elles n'aient été prescrites par le médecin ; et qu'il sait faire honneur au caviar quand il est en bonne société. Or, Monsieur Yid revient d'un séjour ensoleillé sur les plages de Herzlia. Il livre ses impressions aux oreilles avides de ses amis.  Les "nora yaffé"  (sensationnel !) ponctuent, à tout bout de champ, son discours et témoignent de son stade d'hébraïsation avancé. "Mais ajoute-t-il, en se lançant dans une longue diatribe, beaucoup de restaurants sont treife, trop d'automobiles circulent le Shabath, c'est un scandale, isréalisation n'est pas synonyme de judaïsation, etc.…Il faudrait ceci…il faudrait cela…".

L'intérêt de cette classique anecdote n'est pas dans sa description de la réalité israélienne. Il existe de meilleurs observateurs que notre Monsieur Yid. Mais elle met à jour un comportement psychologique dont nous sommes souvent individuellement et collectivement affligés, en cette seconde moitié du XXe siècle. Monsieur Yid a une conscience aiguë des lacunes d'Israël. Les siennes propres n'agitent que son subconscient. Il se libère de cet embarrassant malaise en émettant maintes critiques et en formulant beaucoup de vœux. Il est calmé… Son action s'arrête là.

L'après-guerre a vu fleurir les grandes organisations juives. Certains de mes amis leur contestent toute représentativité. Je suis beaucoup plus charitable. Elle nous représentent, et même remarquablement, dans la mesure où leur démarche se calque sur celle de Monsieur Yid. J'ai relu récemment, par crainte de quelque idée préconçue les "procès VERBAUX"  d'assemblées générales anciennes et modernes. J'ai pu constater, avec une satisfaction mitigée, qu'aux Congrès Sionistes, Congrès Juif mondial, Assises du Judaïsme etc., congrès rabbiniques inclus, on avait cerné les problèmes de l'heure, entrevu les phénomènes qui mettent en danger la pérennité juive, esquissé des plans de sauvetage, pour finalement se libérer de ses angoisses par… des résolutions.

Peut-on encore croire à l'efficacité de telles procédures ? J'ai l'impression qu'on commence à en douter, même dans l'état-major des organisations. Je n'en veux pour preuve que l'un des vœux de la toute récente Assemblée Générale du C.J.M. à Bruxelles : "La 5e Assemblée plénière du Congrès Juif Mondial réaffirme son soutien au Conseil mondial pour l'Education juive et espère que la récente mise sur pied d'un appareil administratif permettra au Conseil  de réaliser dans un proche avenir ses objectifs…". J'espère aussi, nous espérons tous … Mais je sais que ce Conseil qui a siégé à grands frais, il y a quatre ans dans une Jérusalem, devenue pour une semaine le lieu de ralliement mondial de spécialistes ès-Education juive, n'a pratiquement pas donné signe de vie depuis. En tous cas, au niveau du chef d'établissement scolaire, on n'en a pas perçu grande chose.

Ces troubles moteurs dans des domaines aussi vitaux, ces paralysies soudaines après de si foudroyants départs, méritent d'être élucidés. Emmanuel Berl nous fournit peut-être la clé de ce mystère en analysant l'attitude des classes aisées, face à la religion : "La Religion ? Oui, dans la mesure où le bourgeois trouve en elle un garant de son immortalité, où Dieu le prolonge dans une autre vie. Non, dans la mesure où elle cherche à lui imposer une église." La crainte de la mort étreint individus et collectivités. Tous, à de rares exceptions près, aussi judaïsés que nous soyons, nous désirons viscéralement la survie d'Israël. Pour chasser le démon qui trouble notre sommeil, nous sommes prêts à souscrire une assurance-vie, sans nous préoccuper d'ailleurs de la solvabilité de la compagnie qui ne doit exiger de nous qu'une cotisation annuelle minime, et nous astreindre à aucune autre obligation. Nous avons signé le contrat. Autre version : nous avons donné lecture des résolutions … Fin du cauchemar, tout cela peut hiberner dans un coffre-fort … Mais gare au réveil !

Montesquieu dit dans l'Esprit des Lois (IV,5) : "Or le gouvernement est comme toutes les choses du monde : pour le conserver, il faut l'aimer". Cela vaut également du Judaïsme. C'est pourquoi, nous poursuivons la citation en n'y changeant qu'un seul mot : "tout dépend donc d'établir dans la Communauté, cet amour ; et c'est à l'inspirer que l'éducation doit être attentive. Mais pour que les enfants puisse l'avoir, il y a un moyen sûr, c'est que les pères l'aient eux-mêmes".

Oui, c'est bien cela, c'est une question d'amour ! Qui aime son peuple ne lui marchande pas son soutien. Or, nous marchandons trop, là où il faut, selon l'expression consacrée "mettre le paquet". Je laisse à d'autres le soin d'épiloguer sur l'effort financier qu'exigerait la mise en route d'une opération survie à grande échelle et à longue échéance, c'est-à-dire qui ne négligerait pas de forger les outils de cette politique (formation et recyclage des cadres, création de matériel et de ses méthodes d'utilisation). Je me contenterai de baliser une voie de garage où, par charité mal ordonnée, nous avons tendance à nous fourvoyer. Ivres de modernisme, drogués d'automation, nous rêvons de pouvoir transmettre intégralement un Judaïsme vivant, en un minimum de temps. Mais en attendant que science et conscience s'administrent par voie buccale, il est des records qu'on ne peut pulvériser. Jusqu'à nouvel ordre, de la conception à la naissance, la maturation du fœtus dure neuf mois. Quant à la formation du Juif, elle n'est jamais close. L'homme n'est pas une chose. Il est des processus que l'on ne peut abréger quelque pénibles qu'ils soient. Bien au contraire, leur valeur et leur vertu salvatrice sont étroitement conséquence de l'effort qu'ils impliquent. Le Tana de Bé Eliahou enseignait : "La Torah ne survit que chez celui qui s'y attèle comme le bœuf à son joug et l'âne à son fardeau … En ce monde, du moins, la vocation humaine ne peut se concevoir qu'en mouvement, tension, effort" (A. Neher, Le Puits de l'exil).


La Source de vie : Objets inanimés
(Tribune Juive, 20.1.1967)

Emouvante et instructive émission que celle du 8 janvier. La caméra d'un Juif tchèque, Lukacs, nous conviait à un pèlerinage du souvenir et de l'espérance dans le célèbre musée de la communauté de Prague … Les Nazis avaient rassemblé des objets de culte synagogal et domestique provenant de tous les coins du pays dans le but quelque peu hâtif de conserver des vestiges d'une civilisation perdue. Dieu merci, comme le fit remarquer le Rabbin Eisenberg, notre culture n'est pas encore allé rejoindre celle des Etrusques … Je me permets d'ailleurs de douter de la pureté de la sollicitude germanique pour nos trésors. J'ai appris un jour à Worms même, que le vénérable cimetière de cette ville et les trésors de son musée juif ne durent leur survie qu'à la géniale astuce du conservateur municipal qui sut convaincre les services artistiques de Himmler de les maintenir en état pour servir de témoignage éternel de la  "barbarie judaïque"  et de mise en garde contre "ses germes de corruption".

En tout état de cause, ces objets inanimés d'une splendeur extraordinaire, ont retrouvé une âme grâce aux vertus d'une caméra particulièrement tendre et habile ; ils ont littéralement ressuscité, pour, selon le dire du présentateur "s'attacher à notre âme et la forcer d'aimer".

Cette évocation du riche passé de Prague ne suscite pas seulement des sentiments attendris mais aussi la réflexion. Que la métropole tchécoslovaque fût un berceau de l'exégèse et de la philosophie juive, cela est fort connu. Il suffit de prononcer le nom du Maharal. Mais elle a vu aussi naître Kafka, virtuose de la langue allemande, dont l'influence sur la littérature et la pensée européenne reste énorme. Et Agnon, notre prix Nobel, est né également dans les parages. Les Juifs qui, dans le monde de l'esprit ont acquis, en tant que tels une réputation universelle, n'ont pas surgi du désert. Leurs racines plongeaient profondément dans les communautés toutes imprégnées d'un climat de science et d'art juifs. On ne saurait trop le souligner !


Le quart d'heure
(Tribune Juive, 7.11.1967)

J'hésite. Faut-il en parler ? Du fameux quart d'heure de d'Astier de la Vigerie. Quand on habite en France, quand l'école vous a proposé une certaine image d'Epinal de l'intellectuel français, on a honte. Certaines nudités, on préférerait ne point les contempler. Certains dévoilements d'une indécence boulevardière vous rougissent les yeux. Certaines illusions, jaillies des temps héroïques de la Résistance, ont rendu l'âme. C'est bien ainsi. Quoi de plus dangereux que de cultiver les illusions. Cela coûte trop cher.

Dans une récente émission de l'ORTF, qui, comme vous le savez, n'est pas un organisme privé, l'ancien rédacteur en chef de Libération, devenu thuriféraire attitré de qui vous savez, nous a raconté sa rencontre avec Nasser. Mais avec quel Nasser ? Un de ceux que l'homme le plus serein ne peut pas même imaginer en rêve. Une colombe de la paix. Un agneau de douceur. Une pitoyable victime de son cœur trop généreux. Victime de l'expansionnisme israélien, le couteau entre les dents.

De grâce, Monsieur d'Astier, comment conciliez-vous l'image de l'angélique socialiste du Caire que vous voudriez nous faire adopter, avec son fracassant discours de "bienvenue"  à l'unanime résolution du Conseil de Sécurité ? Comment expliquerez-vous maintenant la bienveillante neutralité gaulliste, toute consacrée onctueusement à la promotion de la paix ? Douce onctuosité du pétrole irakien … Il ne sent pas la rose.

J'ai relu très récemment certains passages du Schirer (Le Troisième Reich). Hitler avait aussi certaines réalisations à son actif dont un progressiste n'aurait pas eu à rougir. Mais c'était pour jeter de la poudre aux yeux des naïfs … que nous ne sommes plus depuis 1945. J'ai beau me creuser la cervelle, je ne vois pas en quoi Nasser radicalement diffère. Evidemment, je ne suis pas un professionnel de la politique. Mais j'ai lu et relu comment la Tchécoslovaquie avait été récompensée d'avoir fait confiance à une glorieuse Nation qui, généreusement, distribuait des promesses ; comment l'U.R.S.S. avait été poussée à se prostituer à Hitler par le fameux pacte de 1940, pour avoir trop longtemps cru à certaines amitiés occidentales... Ce sont des précédents qu'un Juif n'oubliera jamais plus… Et ce, malgré vous !


Et enfin, ce dernier texte, rédigé peu avant le départ de Strasbourg, poignant de sincérité, et où il est impossible de ne pas discerner une obscure prémonition …

Repas d'adieux à Strasbourg avant de monter en Israël - de dr. à g. : Miquette et Georges Weill, Charles et Yvette Friedemann, Renée et André Neher, Benno Gross, qui tous se sont installés en Israël - © E. Klein

Chant des adieux
(Unir, 1.7.1969)

Qui ne s'est pas un jour penché, en classe de quatrième, sur sa copie pour disserter sur le vers classique : "Partir , c'est mourir un peu"  ? Vérité banale, profonde, vérifiable dans le cas de la plupart des séparations, mais totalement mensongère dès le moment où on veut l'appliquer à l' alyah en Israël. En tout cas, c'est ce que j'éprouve, sur le point d'achever 16 ans d'activités rabbiniques et éducatives dans ma communauté et celle de Strasbourg, intimement persuadé que ce long séjour dans notre région fut l'une de mes plus grandes chances de ma vie. J'irai même jusqu'à pasticher le poète de cette rédaction de lycée et lui faire dire : Rester, c'est mourir un peu
C'est mourir à ce qu'on aime
On laisse un peu de soi-même
En toute heure et en tout lieu
Non pas, chers amis, que je n'ai pas ressenti une chaleureuse affection pour tous ceux avec lesquels et pour lesquels j'ai été amené à travailler. L'absence de déclarations volubiles et tonitruantes n'est pas, que je sache, un symptôme de sécheresse de cœur, mais la vie est faite d'options et de choix. Il faut savoir s'arracher à la régularité des voies toutes tracées, juger à longue échéance, découvrir le cheminement profond de l'histoire juive et se situer dans son axe. Je ne peux en faire moins pour moi et ma famille, et si D. veut que mon geste fasse réfléchir certains de mes élèves et beaucoup de mes amis, je saurai qu'en partant en Israël, j'aurai fait, sans ouvrir la bouche, le meilleur sermon de ma carrière.

Car, ne jouons pas à cache-cache avec nous mêmes. Nous constatons, nous savons tous que l'arbre moteur de l'histoire juive passe actuellement par Israël. Alors que de bien meilleurs, plus vieux et plus jeunes que nous, ont été écrasés par la machine de mort mise en place par le Pharaon hitlérien, nous avons échappé à Auschwitz, comme nos ancêtres sont sortis d'Egypte. De nos ancêtres, traversant le désert de sable, le Psaume 106:24 dit : "Ils ont méprisé le plus adorable des pays, ils n'ont pas cru en Sa parole ." Je ne supporte tout simplement pas l'idée qu'un autre psalmiste de l'avenir puisse émettre la même complainte en pensant à moi, en pensant à nous qui, depuis deux mille ans, traversons le désert des nations, jalonnant l'itinéraire de notre caravane de tant de déceptions. Or Eretz Israël nous appelle ! Nul besoin d'être diplômé en science politique pour être convaincu qu'une alyah massive et de qualité est avec l'aide de D., le seul moyen de sauver et de consolider l'Etat juif, cet inestimable cadeau fait à notre génération, précisément à notre génération ! "De Jérusalem, on ne dira plus l'abandonnée, de ton pays, le dévasté"  (Isaïe 62:4)... Je frissonne de terreur à l'idée qu'à cause de moi, à cause de nous, à cause de ma lâcheté, à cause de notre manque de courage, un futur Jérémie pourrait être contraint de démentir l'hymne d'espoir d'Isaïe. Je ne pourrais plus regarder mes enfants, mes frères, les hommes qui m'entourent, droit dans les yeux … C'est pourquoi, depuis que ma décision est prise, un poids est tombé de ma poitrine. Je me sens libre, je me sens vivre, revivre ! Je ne suis plus en porte-à-faux avec moi-même, j'embraye avec mon judaïsme, je suis dans le courant de l'histoire.

Et quand j'entends autour de moi, ces derniers temps, d'innombrables amis, jeunes et vieux, mus par un irrépressible besoin de justification, me confier : Quand j'aurai fini mes études, j'irai…
Dans quelques années, nous partons aussi …
Si j'étais plus jeune, je ferais comme vous…


Je sais que mon départ n'est pas une rupture, mais tôt ou tard, sous une forme ou sous une autre, Ce n'est qu'un au revoir, mes frères,
Ce n'est qu'un au revoir.
Car D., qui nous voit tous ensemble,
Saura nous réunir.


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