Eloge funèbre de Marchand ENNERY
par Arnaud Aron, Grand Rabbin de Strasbourg
5 septembre 1852


כל מה דעבד רחמנא לטב עבד
יי נתן ויי לקה שם יי מברך

Tout, ce que Dieu fait est pour le bien (Talmud).
Le Seigneur a donné, le Seigneur a pris, que le nom du Seigneur soit loué ! (Job, I ,21).

Chers frères et sœurs !

Lorsque la mort a fait  irruption parmi les hommes, quand nous avons vu la fin d'une vie qui nous a été chère, lorsque, au milieu de funèbres préparatifs, autour du cercueil qui renferme les derniers restes d'un de nos frères, le cœur est oppressé, et que le plus fort sent s'amollir son courage et se mouiller ses paupières, alors des pensées graves et sérieuses se présentent à notre esprit : la fragilité et la vanité des grandeurs humaines nous apparaissent dans tout leur néant, et tel, qui longtemps avait fermé les yeux à la lumière de la religion, tel qui, entraîné par le tumulte et les agitations du monde, n'a eu que peu d'instants à donner à la contemplation de Dieu, retrouve, en face d'une tombe qui se ferme, toute sa froide raison et fait un retour sur lui-même. Car là tout est leçon, tout est enseignement ; aussi Salomon le sage a-t-i1 dit :
טוב ללכת אל בית אבל מלכת אל בית המשתה באשר הוא סוף כל האדם והחי יתן את ליבו
Mieux vaut entrer dans la maison de deuil que dans la maison des plaisirs: car c'est là la fin de tout mortel, et le survivant prend ce spectacle à cœur (Koheleth).

Si tout homme qui nous quitte, si chaque vie qui s'éteint si chaque fosse qu'on creuse, réveille en nous des pensées meilleures, combien ne doit pas être féconde en enseignements salutaires la mort du Juste, chargé de vertus et de bonnes œuvres : זכר צדיק לברכה - La mémoire du Juste est une bénédiction.
Et comme sa vie a été un long exemple de toutes les qualités du cœur et de toutes les nobles pensées, sa mémoire est une bénédiction pour ceux qui restent sur la terre ; car l'étude d'une
vie aussi sereine et, d'une mort calme et tranquille est pour tous une leçon profitable.

Mes frères ! La tombe vient à peine de se fermer sur la dépouille mortelle du vénérable chef de notre culte, de celui que les suffrages de nos frères en Israël ont jugé digne d'occuper la première chaire sacerdotale de France, et nous venons aujourd'hui accomplir un saint mais douloureux devoir, en rendant un dernier hommage à une vie si pure, en disant un dernier adieu à notre frère et maître, en puisant un dernier enseignement sur son cercueil. - Hommage bien mérité, en effet, mes frères, que ce deuil universel, que cette consternation qui a frappé
tous les cœurs à la nouvelle de cette grande perte, et rien ne saurait mieux faire l'éloge de l'homme vertueux que nous pleurons que cette immense douleur de tous les pieux Israélites !
Comme Salomon devant le lit de mort de son père nous pouvons nous écrier :
עשית עם עבדך דוד אבי חסד גדול באשר הלך לפניך באמת ובצדקה ובישרת לבב עמך
Il a marché devant toi, Seigneur, dans la vérité, dans la justice et dans la droiture, et tu lui a réservé ta grande miséricorde (Rois, I, ch. 3, 6).

D'autres que moi, mes frères, pourront vous retracer dans tous ses détails la vie si pure , si honorable et si modeste de Marchand Ennery, grand-rabbin du consistoire central des Israélites de France, chevalier de la Légion-d'Honneur. Quant à moi je ne vous présenterai que les traits épars d'une vie écrite sur son tombeau, sans aucune préparation et dans le désordre de notre commune tristesse. Ma faible voix ne sera que l'écho de la renommée qui a déjà marqué sa place parmi les hommes les plus vertueux de notre siècle ; mais elle sera aussi l'interprète, de la religion qui a gravé son nom sur ses pages immortelles.

Je ne vous parlerai pas des premières années du vénérable grand-rabbin, ni des efforts qu'il fit, dès sa jeunesse, pour étudier les livres saints, cultiver les sciences sacrées et orner son esprit des connaissances théologiques et profanes. Des travaux incessants et soutenus, un esprit ingénieux.mis au servie des argumentations talmudiques, la culture des lettres, l'admiration de ses maîtres qui voyaient déjà en lui un soutien de la religion, telles sont les prémices d'une vie consacrée depuis tout entière à la propagation de la foi. Les racines d'une piété profonde et sincère  jetées dans son cœur par une famille vertueuse, durent naturellement fixer  la vocation du jeune théologien ; aussi le voyons-nous de bonne heure se livrer avec un zèle et une ardeur infatigables à l'enseignement de ces sciences théologiques, pour lesquelles, il eut tant d'amour. Nancy fut le théâtre de ses premiers pas  dans cette route difficile et ardue, et en même temps le témoin le ses premiers succès.

Et lorsqu'en 1829, la mort vint enlever à Paris son pasteur vénérable, le suffrage impartial du Collège des notables arracha, le savant à ses modestes occupations et récompensa sou zèle et ses connaissances par la nomination au siège de grand-rabbin de la Seine.  A partir de cette époque, sa vie, pour être mieux connue, n'en fut pas moins calme et paisible son élévation ne put changer cette modestie sans bornes et cette timidité du savant qui ont toujours été ses qualités dominantes. Vous dirai-je la manière dont il .remplit les fonctions pastorales ? Là encore il brilla par les dons de son esprit et les vertus de son cœur. D'une piété sincère, ne transigeant jamais avec l'accomplissement des devoirs et des prescriptions religieuses, sachant tenir tête, avec un courage aussi ferme que prudent, à toutes les tentatives de novateurs trop fougueux , tout en professant les principes d'une tolérance éclairée qui sait faire la part des progrès des mœurs et de la marche des esprits , tel fut le nouveau grand-rabbin pendant toute la durée de .sa mission terrestre.

Que si nous pénétrons maintenant dans sa vie privée, que si, derrière le prêtre,  nous cherchons l'homme, nous trouvons une charité à toute épreuve e une bonté d'âme qui ne sait rien refuser au malheureux un cœur toujours prêt à s'émouvoir au récit d'une infortune. Qui de vous mes frères, n'a entendu parler de cet amour d'Ennery pour les infortunés, de sa bienfaisance inépuisable et qui allait souvent au delà de ses ressources matérielles! Ah! les bénédictions des infortunés qu'il a secourus, les prières des malheureux qu'il a retirés de l'abîme sont des hommages plus précieux que toutes nos paroles et tous nos regrets.

Si sa piété était douce comme son caractère, si, loin d'être amère et querelleuse, elle était affectueuse et charitable, quelle simplicité ne trouvons-nous pas dans son intérieur, dans la maison du pasteur que ne profanait aucun luxe inutile, aucun faste ! Car il épargnait pour donner et il ne prodiguait que la science et les bonnes œuvres. Il eut de nombreux amis, car il mérita d'en avoir, et ses relations avec les fidèles, avec ses collègues étaient toutes empreintes de cette affabilité, de cette modestie indices d'une âme élevée. Aussi, lorsqu'après un long exercice des fonctions consistoriales, l'unanimité des suffrages le porta au poste éminent qu'il occupa jusqu'à la fin de  sa vie, toute la France israélite applaudit-elle à cette justice rendue au talent et au mérite et à la vraie piété ; et-il ne dut son élévation ni à la cabale ni à la faveur, elle était la récompense de ses vertus.

La tache du panégyriste est aisée lorsqu'il peut retracer la vie d'un homme dont l'esprit et le savoir ne sont qu'une partie de ce qui l'honore et dont toutes les vertus achèvent 'l'éloge.
Dans sa nouvelle dignité, on aime à retrouver dans le chef de notre culte ces mœurs simples, ces habitudes patriarcales et surtout cet amour de la concorde qui est la vraie philosophie, et qui l'empêcha constamment de s'engager dans aucune dispute d'opinion ! Sans doute, parce qu'il savait que les chocs des partis déroutent le jugement sain et exact. Je voudrais que tous ceux qui eurent des rapports avec notre saint pasteur pussent venir ici rendre témoignage de leurs sentiments intime d'admiration et de respect ; car ma parole ne saurait lui rendre ce qui lui est dû, et je ne touche à son image qu'en tremblant. Je crains d'affaiblir ce que je connais, et je regrette ce que j'ignore.

Hélas ! le Juste est mort הצדיק אבד ; il est mort sans avoir atteint une longue carrière, mais avec la conscience d'avoir accompli tout ce qu'une charité fervente et une volonté ferme peuvent accomplir. Dans les dernières années de sa vie, la maladie vint troubler par ses souffrances une existence si belle. אך בשרו עליו יכאב Son corps fut tourmenté par le poids de ses douleurs (Job , 14, 24).

Mais, comme il avait vécu sans passions, il sut mourir sans regrets. Il n'y eut dans son esprit aucune faiblesse à ménager ; la chair et le sang n'amollirent pas son courage, et la mort ne lui fut pas amère. Enfin Dieu eut pitié de lui et rappela à lui l'ouvrier infatigable qui avait bien labouré sa vigne et fécondé sa terre.

Telle fut, mes frères, la vie du Juste telle fut sa fin : l'une et l'autre une bénédiction de Dieu..
 
Oui, mes frères, je vous le dis, sa mort aussi sera une bénédiction ! Tout n'est pas fini lorsque la fosse a englouti un corps périssable, tout n'est pas vanité et néant, tout n'est pas matière et poussière. Il est vrai : tout meurt sur cette terre de passage ; l'enfant, fleur naissante qui grandit à l'abri de la tendresse de ses parents, se dessèche et meurt sur le sein de sa mère ; l'épouse est ravie à l'amour de son époux ; le père à ses enfants orphelins aux printemps de leur vie ; le pasteur au troupeau dont il a été le guide, le confident, l'intermédiaire entre Dieu et les hommes. Mais, lorsque le cœur a cessé de battre, que la main est froide et glacée et que, sur ces visages que nous avons tant aimés, la mort a gravé son image hideuse ah ! soyez-en persuadés, mes frères, tout n'est pas dit, et ce n'est pas là le dernier mot de l'homme. Voyez, en effet, la fin du Juste ; avec quelle tranquillité, avec quel calme il attend son heure dernière; sa bouche déjà froide sourit encore, tous ses traits exhalent une béatitude qui n'a rien de terrestre ; c'est le sourire d'un ange, ce sont les ravissements d'une autre vie dont l'éclat se reflète sur ce corps inanimé. Car la mort n'est pas la véritable fin ! elle est le commencement d'une autre vie ! Elle ouvre les portes de l'éternité ! Le labeur terrestre est fini mais la récompense céleste commence !

Elle a commencé aussi pour toi, âme immortelle de notre maître vénéré, de notre pieux pasteur ! Tu as brisé les liens qui t'attachaient à un corps périssable ; tu es remontée là d'où tu es venue, devant le trône du Créateur que tu as servi ici- bas. Réunie dans l'éternité à celles des Justes de toutes les nations, tu vois luire devant toi les pures gloires d'une vie éternelle. Que dans la tombe où tu reposes, descende avec nos larmes la bénédiction du Dieu d'Israël :

PRIERE

"Seigneur, Père de miséricorde ! Toi, qui tiens dans tes mains l'âme des vivants et des morts, je te supplie d'agréer mes supplications et ma prière pour l'âme de Rabbi Marchand Ennery ! Ouvre-lui les trésors de la clémence, afin qu'elle entre dans l'Éden ; accueille la avec bienveillance et amour, et que tes anges la guident vers l'arbre de la vie éternelle, près des âmes justes et vertueuses ; qu'elle contemple ta majesté et se délecte dans les jouissances indicibles que tu réserves à tes élus.
Que sa cendre repose ainsi qu'il est dit : "Celui qui marche dans la bonne voie, reposera paisible dans la tombe".  Préserve-la des épreuves et des terreurs du sépulcre ; pardonne-lui ses péchés, car quel mortel a constamment fait le bien ? Tiens-lui compte de ses bonnes œuvres, et que la félicité de son âme fasse tressaillir son corps dans le tombeau.
Puisse-t-elle être placée auprès de nos pères Abraham, Isaac et Jacob et réunie aux âmes pieuses qui ressusciteront avec tous les morts d'Israël. Amen !"

Source : Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


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