CONTE DE CHABOUOTH
Extrait de Leibele Hirsch - Contes, Librairie Lipschutz, Paris 1934

Comment avait-il échoué en ce coin tranquille, fleuri, pittoresque de la France? Sans doute, comme des milliers de ses semblables enfuis de Russie, après de dures tribulations. Quand on interrogeait Leibele Hirsch, il répondait avoir tenu dans les campagnes ukrainiennes un petit magasin. Son enseigne, "à l'Immensité", attirait les acheteurs. Un matin, après avoir ouvert sa porte et ôté les volets, il avait entendu un grand bruit; une foule hurlante, comme jaillie de terre, l'avait entouré: il avait été frappé et, quand il était revenu à lui, quelques maisons incendiées laissaient échapper des nuages de fumée; dans la rue, gisaient épars, avec des marchandises et des meubles disparates et brisés, des corps déchiquetés, les corps des juifs ses frères. Et pris de terreur et de folie, il avait fui, malgré ses blessures, dans ses habits en loques, souillés, ensanglantés. Il avait erré de village en village et de ville en ville, envoyé d'une communauté à une autre communauté par les bureaux de bienfaisance, parfois méprisé, souvent plaint, souvent couchant à la belle étoile, souvent souffrant du froid et de la faim, chemineau indifférent, ignorant les charmes de la route et les surprises heureuses du chemin. Il avait enfin, on ne sait pourquoi, arrêté sa course vagabonde en ce coin de terre. On l'avait accueilli tout d'abord par charité, quelques bonnes âmes, apitoyées par le récit naïf de ses maux, lui avaient donné abri dans leur demeure; le gîte passager s'était transformé en lieu de séjour : Leibele Hirsch avait déposé le bâton du juif errant.

Mais que pouvait-il faire ? Comment gagner son pain quotidien ? Leibele Hirsch, dès son plus jeune âge, quand à peine il savait lire et écrire, avait colporté de maison en maison ses "lacets à vendre"; puis devenu grand, il avait continué, victime d'une lourde hérédité, son commerce : commerçant il était né, commerçant il avait été, commerçant il devait mourir. Mais comment commercer en cette terre étrangère ? La langue lui était inconnue. Où prendre l'argent de premier fonds ? Chez qui trouver le crédit de première mise ?

Leibele Hirsch, dans cette misère extrême, ne douta pas plus de Dieu qu'il n'avait douté de sa bonté à l'heure la plus noire de ses plus sombres misères. Et Dieu fut sans doute, ce jour-là, attendri par la confiance robuste de son enfant, puisque Leibele Hirsch, le mendiant, le vagabond, fut élevé un beau matin à la fonction mirifique de "minionnaire" (1).
Qui ne connaît ces serviteurs obscurs, mais fidèles, de Dieu, préposés par des administrations prévoyantes au service du culte? Qui ne se souvient de les avoir vus, dans les temples, silencieux, recueillis, dans une attitude pieuse et parfois extatique ? Ils ne se tiennent pas aux premiers rangs, ni aux premières places; mais dans leur coin retiré, ils se savent tout de même sous l'œil paternel de Dieu. Parfois on les raille, certains les méprisent et même fuient leurs barbes broussailleuses et leurs vêtements usés ; mais que d'autres, ô minionnaires, vantent leur puissance, qu'ils soient fiers de leur or et s'enorgueillissent de leurs trésors, votre bien est plus précieux, il est la Loi, la sainte Torah, et sur vos épaules repose le plus beau des joyaux, le culte, le service divin.

Leibele Hirsch fut donc promu à la fonction de minionnaire. On l'a dit dans la communauté et on le répète : jamais il n’y eut de mémoire de juif, un minionnaire égal à Leibele Hirsch, et de tous les fonctionnaires dont s’honorait la kehila (2), depuis l’imposant  chef-bedeau dont la barbe opulente intriguait les enfants, jusqu'à l’humble allumeur de bougies, aucun n’égala en exactitude, en dévouement Leibele Hirsch. Par le vent ou la pluie, par le gel ou la neige en hiver, sous le soleil en été, matin et soir, Leibele Hirsch était le premier au temple et, quand ses collègues arrivaient, Leibele Hirsch, le front et le bras ornés des phylactères, les épaules couvertes du talith, déjà invoquait Dieu et chantait la louange de Celui qui, après l'avoir tiré de la détresse, l'avait élevé à une si importante et si noble fonction, à un tel sacerdoce.

Et les jours s'écoulaient paisibles et heureux. Ses modestes salaires augmentés parfois des oboles reçues aux jours d'anniversaire ou de fête suffisaient largement à ses besoins; il faisait peu de frais chez le tailleur, car Leibele, veilleur des morts, héritait de qui une veste, de qui un pantalon, et aux jours de fête, souvent, on ne reconnaissait pas, sous le veston à la coupe élégante, l'ancien vagabond déguenillé, le juif russe exilé aux longs "péoth" et au caftan sale.

Présentation de la Torah (gravure ancienne)

Pourtant un secret désir troublait le contentement de Leibele Hirsch ; une ambition tenaillait son âme. Elle le poursuivait tous les jours et parfois faisait fuir le sommeil. Ah ! Notre  minionnaire ne rêvait pas de fortune, il ne jalousait pas le millionnaire Isaac Lévi; il lui importait peu que l'on contât que Mochélé, le gros industriel, était ami de ministres; il ne désirait pas même pignon sur rue; minionnaire il était, minionnaire suffisait à sa gloire. D'ailleurs, en voulant se soustraire à un tel sort, ne porterait-il pas atteinte à la divine Providence ? Mais lui, le minionnaire, souhaitait, désirait, espérait - oh! Quelle gloire alors ! - en un jour solennel, à un Roch-Hachanah, à un Kippour, ou bien tout simplement en un saint jour de Sabbat, il désirait, il espérait avoir l'honneur et la joie d'être un des heureux appelés à la Torah (3).
Ce n'est pas qu'il n'eût pas cette joie, et plus souvent qu'à son tour : même il lui arrivait d'être appelé et d'avoir ensuite encore Hagboho ou Gueliloh (4); mais c'était les lundis et les jeudis ou le samedi à la prière de Min'ha, quand nul ne venait au temple, sauf les fonctionnaires. Ah ! être appelé à la Loi, au milieu de la foule dense des fidèles revêtus des habits de fête, sous l'œil envieux même des femmes, dans l'éblouissement des lumières, dans la pompe et la grandeur du service divin, quel honneur ! quelle joie! quelle félicité!

Déjà, en son village, Leibele Hirsch rêvait d'une telle gloire, mais il était parmi les plus pauvres, parmi ceux qui se doivent contenter de baiser, et de loin, le manteau du saint livre. Il se souvenait de son émerveillement lors d'une visite au temple de la ville voisine; de quel œil d'envie il avait suivi les sept bienheureux appelés à la Loi ! sûrement à ceux-là, dans son jardin d'Eden, Dieu réservait une place choisie ! Ne lui serait-il donc jamais donné, à  lui, de connaître cet honneur, d'éprouver cette joie divine resterait-il donc toujours l'élu des lundis et des jeudis ?

Mais, une année, le fait est resté précis dans toutes les mémoires... La veille de Pentecôte était un sabbat. Le temple avait revêtu, dès le vendredi, son ornementation: arbustes et guirlandes de fleurs formaient à l'arche sainte une parure odoriférante; unies aux sinuosités de la rampe de l'almémor (5), roses et marguerites, œillets et lilas semblaient avoir poussé comme par miracle dans le lieu saint; les officiants et les rabbins étaient entourés d'un parterre de verdure et le lustre même, le grand lustre, s'ornait de couronnes multicolores.
Ce samedi matin, veille de Schabouoth, fut un de ces samedis comme peu de samedis matins connurent la grande foule des fidèles. Toute la communauté - et même des non-juifs - était accourue au temple pour admirer les prodiges d'art du shammess (6) et du fleuriste.

Or, en ce samedi, on lisait, dans la Loi, le chapitre final du Lévitique, ce chapitre terrible où Dieu, après avoir assuré à ses serviteurs fidèles des récompenses sans mesure, menace les impies et rebelles de ces châtiments dont l'horreur est telle que l'oreille humaine ne saurait les entendre si ce n'est à mi-voix.
Suivant la coutume, les appelés, à la suite les uns des autres, respectueux et dignes, montaient à la Loi; de sa voix chaude, l'officiant, appelait sur leurs têtes les bénédictions que connurent Abraham, Isaac et Jacob,. Mais quand il atteignit le chapitre effroyable, il s'arrêta quelques secondes  seul auprès de la Loi, abandonnée précipitamment par le dernier élu; un silence de mort régna dans le temple, puis d'une voix de stentor, il cria :
"Monte qui veut."
Alors, comme un grand coup de vent en une seconde fauche les têtes des orgueilleux épis, ainsi on vit s'incliner, se baisser et comme pour s'échapper, toutes les têtes, tous les corps et le silence fut sépulcral.
Mais dans le calme immense, on entendit des pas; Leibele Hirsch marchait à la Loi.
Enfin, son rêve, son rêve d'enfant, son rêve d'adolescent, son rêve de tous les jours !

"Monte qui veut", avait crié l'officiant. Enfin, il ne serait plus seulement l'appelé du lund i; désormais lui aussi, aurait été l'heureux élu, le convoqué du sabbat et de la fête. Leibele Hirsch s'avançait l'âme en fête, la tête haute, les yeux illuminés, parmi les fleurs, dans la lumière. La Torah tendait les bras à son enfant fidèle : les chœurs des anges déversaient des cieux les hymnes les plus beaux !

Leibele Hirsch atteignit l'almémor ; d'un pas assuré, il gravit les degrés ; arrivé au dernier, il redressa son corps; plus haut, plus droit, il éleva la tête; il approcha de la Loi ; sa main cherchait la frange avec laquelle il toucherait et baiserait le parchemin sacré; sa bouche s'apprêtait à prononcer la bénédiction, enfin le rêve était réalisé. Il leva la main, toucha de la frange le parchemin, la porta à sa bouche, et Leibele Hirsch tomba raide mort.

Notes :
Les notes sont de la Rédaction du site
  1. "minionnaire" : participant au minyân, quorum de dix hommes juifs requis pour la prière en public.    Retour au texte
  2. Kehila : communauté    Retour au texte
  3. Appelé à lire dans le rouleau de la Torah devant la communauté    Retour au texte
  4. Hagboho : lever, brandir le rouleau de la Torah - Gueliloh : enrouler le rouleau de la Torah après la lecture    Retour au texte
  5. Estrade sur laquelle se tiennent le rabbin et le ministre officiant    Retour au texte
  6. shammess : bedeau    Retour au texte


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