Le Rabbin Claude HEYMANN : dernier Rabbin alsacien ?
Par René GUTMAN, grand rabbin émérite de Strasbourg et du Bas-Rhin
Extrait de ECHOS-UNIR, juin 2019


A l'occasion de son départ à la retraite, ECHOS-UNIR a rendu hommage au Rabbin Claude Heymann.
Nous reproduisons ici les articles qui lui ont été consacrés avec l'aimable autorisation
des éditeurs et des auteurs.

Il n’est pas nécessaire, pour décrire le Rabbin Claude Heymann de l’imaginer sortant d’un roman de Erckmann et Chatrian. Sa haute silhouette est reconnaissable par sa prestance, son chapeau toujours bien net, et, en semaine, sa veste blazer portée avec élégance sur son pantalon à coupe unique, tenue qui, dans sa simplicité de bon aloi, n’est pas sans rappeler le goût avec lequel les anciens rabbins alsaciens s’habillaient.

Le grand rabbin Joseph Bloch
Et le grand rabbin Joseph Bloch, auquel le Rabbin Heymann succéda au siège rabbinique de Haguenau, et dont la mise, que ce fut au temps de sa jeunesse au Séminaire rabbinique Hildesheimer de Berlin, ou à Haguenau à l’occasion de ses 95 ans, était, elle aussi, reconnaissable, par son nœud papillon imperturbablement porté avec son costume trois pièces, tranchant avec les poncifs des rabbins stéréotypés sous le crayon d’Alphonse Lévy. Une attention vestimentaire non pas mise en relief ici pour signaler le souci propre de tout rabbin à avoir, quelque soient les circonstances, une présentation impeccable dans l’exercice de ses fonctions, mais afin de rappeler, qu’est toujours présente à son esprit, l’exigence talmudique qui attend d’un maître qu’il soit fidèle à l’ancienne formule talmudique "tokho keboro", "une transparence entre l’envers et l'endroit", qu'André Neher interprétait ainsi : "ne paraissant pas plus qu’il n’est, mais étant tout entier dans ce qu’il paraît être". Le charisme est, disent les Moralistes, comme l’intelligence, une de ces qualités qu’on ne possède qu’à la condition de n’en prendre pas conscience.

On trouve dans cette attitude, la réminiscence d’une autre conduite propre aux rabbins alsaciens, tels Max Guggenheim, tel Ernest Weill, lorsqu’une fois diplômés, ils privilégiaient les postes rabbiniques ruraux, plutôt que les grandes communautés, où de toute façon ils n’entraient pas jusqu’au début du 20ème siècle en raison de la présence de l’orgue qui y était encore en usage.
Ils y trouvaient surtout la possibilité de satisfaire leur quête de spiritualité, en bénéficiant, dans ces petites kehiloss (*), au caractère encore authentique, de la sérénité et de la permanence nécessaires pour approfondir leurs connaisances talmudiques, et procurer un enseignement pénétrant et indélébile à leurs élèves, fussentt-ils peu nombreux.

Certes, sans être austère, quand bien même sa sobriété dans les kidouchim (*) et réceptions frise l’abstinence presque protestante...ce rabbin alsacien ne sourit pas nécessairement à tout venant, et c’est pourquoi au premier abord, ceux qui découvrent Claude Heymann peuvent le trouver sévère, et considérer ses réponses parfois abruptes.
Et pourtant ! Quelle respect pour autrui, quelle sollicitude, quelle attention pour ses fidèles, et en particulier pour les plus jeunes, les plus fragiles aussi, dans une attitude si discordante avec l’image que l’on pourrait se faire sans le connaître.

N’avait-il pas accepté de prendre la direction par intérim de la Maison d’enfants les Cigognes, alors que rien ne le disposait à affronter une tâche aussi difficile, et qu’à cette époque, ni le Consistoire, ni le grand rabbinat n’avaient pris pleinement conscience de son utilité et de son caractère unique, non seulement en Alsace mais aussi au niveau national ? En vérité, Claude Heymann n’est pas de ceux qui pensent que le contact d’autrui se joue à travers les seuls grands sentiments, ou que tout est absout ou se résout dans les non-dits, l’équivoque, voire l’indétermination. Non pas que le visage du prochain, pour reprendre une terminologie levinassienne, dont il se méfie, ne le concerne pas, mais parce qu’il ne croit pas qu’il faille nécessairement amadouer l’autre, se lier à lui, comme avec le premier venu, sans signalement, sans vigilance, et sans mesure.

De là cette gravité avec laquelle il rencontre les hommes et les problèmes, à l’image de "l’homme de la halakha" (*) qui dispose, de par l’univers spirituel dans lequel il s’immerge chaque jour.
Je pense ici au cours du daf hayomi (*) qu’il anime chaque matin au Mercaz avec le Rav Lilti, et qui est né au Mercaz sur l’initiative du grand rabbin Alain Weill, épaulé par le grand rabbin Rozen za"l, d’une référence précise et constante, extérieure aux troubles, aux tourbillons et à l’agitation de la vie publique. C’est elle qui lui procure cette gravité et cet apaisement à la fois.

Il y a en effet chez lui ce caractère presque solennel, peut-être même déjà acquis lors de ses études auprès du Rav Issochor Méir à la yechiva de Netivoth, et qui l’empêche de céder aux tendances excessives de la vie émotionnelle qui constituent un frein lorsque l’esprit veut renverser les barrières de la réserve et de la retenue. Mais son approfondissement du Talmud lui a aussi donné, au cours des années, ce "michpath ha-sekhel", ce jugement de l’esprit, et la conscience du primat de l’intellect, la "hakarath sékhlénou" dans l’approche des textes, démarche typique aux yechivoth "lituaniennes" qu’il a sans doute rencontré dans le Cha’arei yocher de Rav Shimon Shkop, Roch Yechiva de Telshe. Sur le plan communautaire nous ne l’avons jamais surpris répondre à une chéela (*) en concédant telle ou telle contorsion, ou quelque facilité au prix du moindre renoncement à la loi, quitte à prendre à contre courant le dicton judéo-alsacien selon lequel "Das és wie dër Révé will" (à la discrétion du rabbin !). Bien entendu, une telle attitude lui a valu parfois le mécontentement de ses contemporains, et elle lui a valu également, mais c’est tout à son honneur, l’incompréhension de ceux qui, faute de fermeté ne peuvent souffrir que les autres soient fermes.

Proche de cette terre qu’il a tant foulée, et qu’il traverse chaque année à l’occasion des cérémonies des Selihoth, de Rosenwiller à Hatten,
Claude Heymann, ne voit pas dans les pierres tombales le seul ancrage de ces communautés endormies.
Ce lien, il le pense, il le sent à travers le terroir, le sol, cette glèbe vivante avec laquelle on recouvre les cercueils, mottes noires et humides si souvent remuées au bord des tombes et qu’on emporte sous ses souliers avec soi. Cet exemple qui pourrait paraître insolite aux yeux du lecteur, en dit pourtant long sur la valeur onirique du paysage pastoral judéo-alsacien comme puissance mystérieuse à laquelle, Claude Heymann, qui a lu Bachelard, est très sensible, certain que ce sont ces horizons là, entre les champs de houblon et les cultures de maïs, qui perpétuent encore ce judaïsme pourtant éteint.

Spécialiste de l’histoire du judaïsme haguenauvien, ses fidèles du Mercaz bénéficieront à leur tour des airs liturgiques qui lui furent transmis par les derniers chantres de Haguenau, auprès desquels il eut encore la chance d’étudier.

Emule de Samson Raphaël Hirsch auquel il consacra plusieurs articles, entre autre dans le cadre de l’Association Morasha qu’il préside, il traduira aussi une oraison funèbre encore manuscrite du rabbin Zwi Hirsch Katzenellenbogen, et consacrera un ouvrage sur les Hazanim d’Alsace.
Au-delà de son intérêt pour le patrimoine judéo-alsacien on lui doit la magnifique réédition du Chaaré Tefilah du grand rabbin Joseph Bloch. Cette attention à la transmission, se retrouve dans son amour du livre, condition dont Claude Heymann, à l’heure où le livre est "en pièces" et dont le destin est désormais livré à l’univers virtuel de l’internet, est particulièrement conscient.

Les fins observateurs savent qu’il n’ouvre jamais un livre avant de l’avoir au préalable jaugé, palpé sa couverture, et examiné sa reliure et sa tranche, et l’on sait aussi qu’il collectionne avec passion l’iconographie et les photographies d’époque, éveillant à travers elles, la petite, comme la grande Histoire de ces familles d’avant guerre. Pudique, il n’évoquera que très tardivement lors d’une conférence publique, le destin de sa grand mère maternelle disparue durant la Shoah.

Une telle attitude révèle, chez lui, la nécessité de prendre de la distance, le temps nécessaire pour aborder, avec patience, et la conscience de leur complexité, le monde et l’Histoire. Pas d’envolée mystique dans ses discours, pas d’exhortations gaulliennes non plus (comprenne qui pourra ), pas de référence au hassidisme, ni à la Kabale, quand bien même a-t-il dû s’y résoudre, lorsqu’il enseignait chaque Shabath matin, le commentaire de Nahmanide sur la Torah. Sans doute a-t-il subi, comme ses condisciples à l’Ecole rabbinique parmi lesquels le rabbin Claude Spingarn et nous même, l’influence rationaliste de nos Maîtres, tel le grand rabbin Charles Touati za"l, plus enclin à nous faire connaître Maïmonide et Hasdai Crescas, que Rabbi Tzadok Hacohen ou le Maharal de Prague, auteurs qu’il nous a fallu découvrir par nous-mêmes. Cette difficulté, ou cette réticence à affronter les questions métaphysiques, se révèle inconsciemment dans sa façon d’associer le geste à la parole, quand celle-ci ne suffit pas à convaincre ses auditeurs.

Ce sera le cas lorsqu’il tentera, à l’occasion d’un cours donné dans le cadre des "25 clés du Judaïsme", évènement devenu institution, et qu’il créa à Strasbourg il y a douze ans, de disserter sur le thème "Un D. inimaginable". Prudence aussi, face aux média s’en tenant strictement à l’analyse nuancée et circonspecte de l’événement lorsqu’on l’interroge à propos de la profanation du cimetière de Sarre-Union.

Cette manière de penser l’Histoire et l’esprit du Temps, ne s’improvise pas. Il convient de saluer le rôle qu’a eu, à cet égard, son épouse en raison de sa vaste culture et de son activité professionnelle comme conservateur à la BNUS. Qui d’autre qu’Annie-Luce, en effet, pouvait mieux le guider dans ses lectures, lui faire découvrir les "livres à lire", l’aider à débusquer, dans l’immense masse livresque que produit notre société, les thèses les plus pertinentes nous permettant de comprendre, ou d’essayer de comprendre, l’évolution vertigineuse de notre société.

Dans le cadre de son rabbinat, sa collaboration comme adjoint au grand rabbin fut en tous points exceptionnelle.
Il ne fut pas qu’un adjoint, il fut pour nous un éclaireur par la justesse de ses analyses, et la pertinence de ses prises de position, en particulier dans le cadre de nos dialogues avec les responsables des autres cultes, comme avec les membres du Rectorat, ainsi qu’au niveau de la cité et de la Région avec les élus. Tous ont reconnu en lui son rayonnement spirituel et intellectuel. Je fus souvent témoin de sa détermination aussi, pour éviter toute équivoque, tout démission, dans des relations dans lesquelles nous pouvions, parfois, nous laisser surprendre, et qui nécessitait une attitude claire et ferme, mais toujours à travers une réflexion qui apaise et met en confiance ceux qui l’entourent. Il su remplir ce rôle également à la tête du Mercaz, grâce à son autorité naturelle, jusqu’à en modifier la structure pour qu’il ressemble un peu plus à un beth hamidrash (*), et dont il comprit que son avenir dépendait désormais d’un engagement plus marqué pour l’étude, le lernen. Il n’hésita pas un instant à se faire assister par les avréh’im (*) du Collel Rabbi Akiba Eiger que le Consistoire venait d’accueillir dans ses murs, tout en bénéficiant déjà de la présence, et de l’enseignement donné aux jeunes et aux moins jeunes par le Rav Lilti.

A la direction du Talmud Torah (*) où il succéda au grand rabbin Alain Weill, il poursuivra les efforts entrepris par Brigitte Spingarn et Sara Gutman pour promouvoir les promotions des bar et bath mitzwa. Son influence sur ses collègues fut tout aussi bénéfique au sein de l’équipe rabbinique dont il anima, plusieurs années durant, les réunions hebdomadaires. Sa collaboration au sein du Beth Dîn (*), aux côtés du Dayan (*), le Rav Szmerla, comme sa participation à diverses commissions telles celle de la cacherouth et des conversions, furent également fructueuses, et il n’est pas un domaine, j’en témoigne, où ses propositions et ses conseils, ne se trouvèrent pas, pour la plupart, avérés justes.
Son contact direct et chaleureux avec le corps enseignant, et son aura sur les élèves des cours de Religion, fut d’un apport précieux pour ce qu’il est convenu d’appeler le "Vivre ensemble", mais aussi salutaire pour les jeunes juifs au-delà des murs de la Synagogue ou des Ecoles juives qu’ils ne fréquentent que peu ou jamais et dont ces cours était le seul lien avec le judaïsme.

Claude Heymann, dernier rabbin Alsacien ? Sans doute pas. D’autres collègues continuent et continueront de représenter, de vivre, et de transmettre ce judaïsme si singulier et si envié, non seulement par les Communautés juives de la "France de l’intérieur", mais aussi en Israël, où, là aussi, les "anciens" qui ont fait leur alya, se retrouvent, mais ont peine à renouer avec leurs nigûnim (*) et leurs minhagim (*) d’antan. Parmi ces rabbins strasbourgeois, et non des moindres, figure le nouveau grand rabbin Harold Avraham Weill, enfant de Bischheim et qui assume, désormais, la destinée du judaïsme bas-rhinois. Le rabbinat alsacien a donc l’avenir devant lui ! Et pourtant, ce rabbin alsacien qui peut même revendiquer la présence de ses ancêtres à Obernai en 1722, sans doute originaires de l’Empire de Habsbourg, voire, plus loin encore, d’Italie, s’est interrogé très tôt sur son identité. Ayant grandi comme nous dans la France des années 60, dans un monde où rien n’était juif, et dans une région où les croix dominaient les carrefours et où les églises orientaient leurs villes, comme il l’avouera lors d’une intervention sur la Citoyenneté, enfant, il était persuadé que "ses ancêtre étaient les Gaulois".

S’identifiant avec Vercingétorix, "fier de Versailles et de Napoléon, et plein de compassion pour Jeanne d’Arc et Louis XVI". Les années passant, c’est le même Claude Heymann qui, après sa scolarité à l’Ecole Aquiba où il fut marqué par la personnalité de Benno Gross, bénéficiera des cours du Shabath après midi donnés par le grand rabbin Max Warschawski, et dont il dira l’importance durant tout le temps de son adolescence, dans l’ouvrage Zer zahav.
Ses études talmudiquess, le mèneront de la yechivat HaNegev à l’Ecole rabbinique puis, une fois diplômé, à Marseille où il poursuivra ses études au Collel, avant d’accéder aux postes rabbiniques de Haguenau et enfin de Strasbourg. C’est là qu’il renouera enfin pleinement, après son exil parisien et marseillais, avec cette "Terre promise" qu’il n’avait jamais vraiment quittée.

Il est juste, enfin, d’évoquer la mémoire de son regretté père, Raymond Heymann za"l qui compta parmi les acteurs de la reconstruction de la Communauté de Strasbourg, et l’un de ses administrateurs les plus emblématiques, et de rendre hommage à sa chère maman, qu’il rejoindra, si D. le veut, à Yerouchalaïm, aux côtés de son beau père. Jérusalem où, avec son épouse il retrouvera ses enfants et petits-enfants.

Un animement apprécié par le prestige qu’il conféra à la fonction rabbinique tout au long de sa carrière, et le rayonnement qu’il exerça dans notre Région, Claude Heymann laissera, sans nul doute, à Strasbourg et dans l’Alsace du Nord, la trace profonde de celui qui incarna au plus près, et de la manière la plus fidèle, à travers son enseignement, comme par le verbe, sa cantillation et sa fidélité aux minhaguim (*) , ses travaux sur le judaïsme et ses airs liturgiques, la tradition de ce rabbinat. Un rabbinat dont il fut, sinon le dernier, sans doute celui qui, parmi nous tous, l’aura le mieux incarné.

En mon nom personnel et au nom de l’ensemble des Communautés juives du Bas-Rhin que j’ai eu l’honneur de servir, qu’il trouve ici, ainsi que son épouse et ses enfants, l’expression de notre amitié si longtemps éprouvée, notre profonde affection, et le sentiment fraternel de notre vive reconnaissance.

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