Si ce n'est plus haut encore
Arthur Weil
D'après Y.L. Peretz
Extrait de CONTES ET RECITS JUIFS A TRAVERS LES SIECLES

Comptoir du Livre du Keren Hasefer, 1958


Le Rabbi de Nemirow disparaissait chaque matin pendant la semaine des "Selihoth" (1). On ne le voyait nulle part, ni dans la synagogue, ni dans la maison d'études, et certainement il n'était pas chez lui. Où pouvait-il donc se trouver, ce Rabbi ? Probablement dans le ciel. Car un Rabbi doit avoir beaucoup à y faire avant les grandes fêtes.

Mais un jour, un Lithuanien (2) vint à Nemirov à cette époque de l'année. Lorsqu'il entendit parler de cette disparition annuelle du Rabbi, il éclata de rire et se promit de vérifier le fait.
Le même jour, peu après la prière du soir, il se rend dans la chambre du Rabbi et se couche sous son lit, pour attendre le Rabbi jusqu'à l'heure de sa disparition.
Tout autre se serait endormi et aurait manqué le bon moment, mais un Lithuanien sait se tirer d'affaire pour rester éveillé, il se récite à lui-même tout un traité du Talmud.
Avant l'aube, il entendit les coups frappés aux volets pour convoquer à la prière les membres de la communauté.

Le Rabbi était réveillé depuis longtemps ; depuis; une heure, le Lithuanien l'entendait soupirer.
Alors il entend aussi d'autres personnes se lever, se verser de l'eau sur les mains, murmurer des prières. Puis on ouvre et ferme des portes, et bientôt la maison est vide. Le calme est revenu avec l'obscurité ; par les volets seulement pénètre un peu de clarté de la lune.
Le Lithuanien, resté seul avec le Rabbi, se sent pris de peur.
Enfin le Rabbi se lève.
Il s'approche de l'armoire et en tire un paquet qu'il ouvre et d'où il tire des vêtements de paysan : pantalon de toile, hautes bottes, blouse, un haut bonnet de fourrure, une large et longue ceinture, avec clous en cuivre.

Le Rabbi termine de se vêtir puis sort, suivi par le Lithuanien.
En passant, il entre dans la cuisine, se baisse, prend une hache sous une armoire, la fixe dans sa ceinture et quitte la maison.
Le Lithuanien tremble, mais le suit.
Une atmosphère d'anxiété plane sur les ruelles sombres. La récitation des "Selihoth" se mêle aux gémissements des malades qui n'ont pu quitter leurs demeures. Et le. Lithuanien entend le battement de son cœur répondre au bruit des pas lourds du Rabbi. Mais il suit toujours et le voilà hors de la ville.

Derrière la ville se trouve un bois.
Le Rabbi y entre. Après trente ou quarante pas, il s'arrête devant un arbre, et le Lithuanien, stupéfait, voit le Rabbi sortir la hache de sa ceinture, puis frapper à coups redoublés l'arbre qui gémit et craque sous la cognée.
Enfin, l'arbre tombe et le Rabbi y taille des blocs, puisdes bûches ; il les rassemble en un fagot, l'entoure d'une corde qu'il a tirée de la poche de sa blouse, le charge sur ses épaules, remet la hache dans sa ceinture et reprend le chemin de la ville.

Dans une ruelle écartée, devant une pauvre maisonnette à moitié délabrée, le Rabbi s'arrête et frappe à la petite fenêtre.
"Qui est là ? ", demande, de la chambre, une voix effrayée, que le Lithuanien reconnaît pour celle d'une femme malade.
"C'est moi", répond le Rabbi dans le jargon des paysans.
"Mais qui es-tu ?", reprend la voix.
Le Rabbi répond : "Vassil".
"Qui est Vassil et que veux-tu Vassil ?"
"J'ai du bois à vendre, dit le faux Vassil, à très bon marché presque pour rien." Et sans attendre de réponse, il entre dans la hutte.

Le Lithuanien, qui s'est glissé à la suite du Rabbi, voit alors dans la lumière grise du matin, une chambre misérable et dans le lit une femme malade, enveloppée dans des haillons, qui dit en se lamentant : "Acheter ? Avec quoi achèterai-je ? Une pauvre femme comme moi d'où pourrait-elle avoir de l'argent ?"
"Je vais t'en prêter, répond le faux Vasil. Cela fait en tout douze sous."
"Mais comment pourrai-je plus tard te payer ?", gémit la pauvre femme.
"Quelle folie ! dit le Rabbi en grondant. A une pauvre juive malade, je fais volontiers crédit de cette petite quantité de bois. Je suis sûr que tu la rembourseras. Tu as pourtant un Dieu grand et fort et tu n'as pas confiance en lui pour les douze sous que te coûte ce fagot de bois ?"
"Et qui allumera mon poêle ? gémit encore la veuve. Ai-je la force de me lever ? Mon fils a été retenu à son travail."
"Je t'allumerai ton poêle", dit le Rabbi. Et, tout en plaçant le bois, il disait à mi-voix le premier passage des "Selihoth" sur un ton de lamentation. Mais lorsqu'il alluma le bois et que le feu prit en pétillant, sa voix s'éleva un peu plus haut, pour lire le deuxième passage des "Selihoth" et lorsque le bois fut à peu près consumé, qu'il eût fermé la porte du poêle et quitté la maisonnette, il dit le troisième passage à pleine voix, cette fois.

Le Lithuanien, après avoir vu cela, se sentit presque devenir un disciple du Rabbi.
Plus tard, quand il entendait raconter que le Rabbi de Nemirow s'envolait au ciel chaque matin pendant la semaine des "Selihoth", il ne riait plus, mais il ajoutait ces simples mots : "Si ce n'est plus haut encore."

Notes :
  1. Les Selihoth sont des prières de pénitence qu'on récite à la Synagogue pendant la semaine qui précède Rosh-Hashanah.    Retour au texte.
  2. Les Lithuaniens, attachés avant tout aux études talmudiques témoignaient de la méfiance aux Rabbins des Hassidim, adeptes de la Cabale, et avaient l'habitude de les railler.    Retour au texte.

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