L'Hyène de Strasbourg
Arthur Weil
Extrait de CONTES ET RECITS JUIFS A TRAVERS LES SIECLES
Comptoir du Livre du Keren Hasefer, 1958


C'était lors de la révolution française de 1789. La guerre civile battait son plein et avait amené des excès déplorables. Le roi Louis XVI avait été décapité, ainsi que la malheureuse reine Marie-Antoinette. La France était sous la Terreur. La religion était abolie et tout exercice du Culte strictement défendu. La Raison était érigée comme déesse suprême. Partout pullulaient les dénonciateurs qui accusaient les citoyens pacifiques de menées réactionnaires ou de violation des nouvelles lois. Condamnés par les tribunaux révolutionnaires, ils furent guillotinés. Des hordes avinées, coiffées de casquettes jacobines, chantant la Marseillaise, passaient par les rues réclamant le sang des ennemis de la France. Le trio Robespierre, Marat et Danton décimait les Parisiens, tandis que dans les provinces les délégués de la Convention sévissaient davantage encore. Strasbourg eut à souffrir le plus. C'est dans cette ville que Eulogius Schneider faisait sévir un régime sanglant qui lui valut le surnom de "l'Hyène de Strasbourg".

Pendant cette "époque de terreur", les Juifs habitant l'Alsace et la Lorraine furent exposés aux plus grands dangers. Malgré les ordres très sévères de la Convention, ils continuèrent à observer strictement leur religion. Un des Juifs les plus riches et les plus pieux qui vivaient alors avait pour nom Samuel Cerf Berr. Habitant primitivement la localité de Bischheim, il fut depuis l'année 1789 le premier Juif à qui l'on accorda l'autorisation de s'installer avec les siens dans la ville de Strasbourg.

Samuel était un homme d'âge mûr. Entouré d'une femme dévouée et de six enfants, sa vie familiale était des plus heureuses. Mais ce bonheur devait être bientôt troublé. Un de ses domestiques, Christian Fenner, s'était rendu coupable de vol et avait été congédié par lui. Fenner avait quitté la maison Cerf Berr jurant vengeances à son ancien maître. Au premier moment, Samuel Cerf Berr n'avait pas prêté attention aux menaces de cet homme Ce n'est qu'au cours de la soirée que l'idée lui était venue que son ancien domestique pourrait avoir l'intention de le dénoncer, en l'accusant d'observer les lois religieuses.

Le Sabbat approchait, Cerfberr dit à sa femme : - Écoute, ma chère, renonçons pour ce soir à la célébration du Sabbat, laissons de côté au moins tout signe extérieur qui rappelle ce saint jour. Qui sait, si Christian ne nous a pas dénoncés au tribunal révolutionnaire !
- N'ayons pas peur, dit la femme de Cerfberr, ayons confiance en Dieu, il nous protégera.
- Tu as raison, ma chérie. Nos Sages disent, en effet : "A celui qui observe les Commandements de Dieu aucun mal ne lui en résultera".

On fit donc les préparatifs pour ce Sabbat comme d'ordinaires. Une nappe blanche couvrit bientôt la table. A la place où le maître de la maison avait coutume de s'asseoir, on voyait les deux pains couverts d'un napperon brodé et le vin destiné à sanctifier le jour béni.
Samuel Cerf Berr était justement en train de lever le gobelet en argent, rempli de vin pour prononcer la bénédiction du saint jour du Sabbat, lorsqu'on força la porte et qu'on vit entrer Eulogius Schneider, la terreur de la ville.
"Ah ! dit-il, je vous découvre en flagrant délit. C'est ainsi que vous observez les lois de la République ! Vous pratiquez votre Sabbat ! Ah, je m'y connais ! Voici votre vin béni, pour proclamer la sainteté de ce jour, voilà les deux miches de pain pour prononcer la bénédiction sur la nourriture. Citoyen Cerf Berr tu es passible de la peine de mort!"

La famille Cerf Berr, surprise par tout ce qu'elle venait d'entendre, était saisie de frayeur et de stupéfaction et ne pouvait proférer un mot. Du reste, toute excuse ou explication était inutile. Eulogius Schneider ne connaissait pas la grâce. C'est avec une volupté diabolique qu'il regardait ses nouvelles victimes.
Subitement il changea d'expression et devint pensif et sur un ton qui avait l'air de provenir d'un tout autre homme, il s'écria : "Samuel, n'étais-tu pas à Wurzbourg il y a 18 ans environ ?"
Cerf Berr était comme hébété à la suite de cette question surprenante et inattendue et bouche bée il regardait Schneider. "Je te reconnais bien, du reste tu n'as pas beaucoup changé depuis", continua l'accusateur.
Samuel se ressaisit et dit : - Mon Dieu ! Est-ce possible, c'est bien toi, Eulogius Schneider à qui par hasard j'ai eu l'occasion de rendre un petit service, il y a des années ?
- Un petit service, répondit le fameux bourreau, ne m'as-tu pas sauvé la vie ? N'étais-je pas sur le point de me jeter à l'eau pour mettre fin à ma misérable vie d'étudiant pauvre et sans me connaître ne m'as-tu pas remis une somme qui m'a sauvé du désespoir ? J'ai bien mes défauts - on le dit et on les craint - mais je veux te prouver que je sais aussi apprécier un beau geste. Malgré la grave accusation qui pèse sur toi et ta famille, je ne permettrai à personne de vous faire du mal.

II

Jean Georges Eulogius Schneider était né en 1756 à Hysfeld, petit village de la Franconie, à cinq lieues de la ville de Wurzbourg. Ses parents étaient de condition très modeste. Son père n'était pas à même de nourrir sa famille nombreuse. Le curé du village, qui s'occupait de la famille Schneider, eut bientôt remarqué l'intelligence du petit Eulo­gins, assez avancé pour pouvoir entrer au gymnase de Wurz­bourg. Mais quelques années après, son bienfaiteur, déçu par la mauvaise conduite de son protégé, l'abandonna. Dépourvu alors de tout moyen d'existence, Schneider, désespéré, était sur le point de mettre fin à ses jours en se jetant dans les flots du Main, lorsqu'il fut empoigné et retenu par quelqu'un qui passait par hasard. C'était Samuel Cerf Berr qui était venu à Wurzbourg pour affaire. Cerf Berr ayant appris par le jeune étudiant la raison de son désespoir, ouvrit sa bourse et lui remit une somme qui devait suffire aux besoins du jeune homme jusqu'à ce qu'il trouvât un gagne-pain. Interrogé sur son nom, Samuel avait refusé de se faire connaître. "Si vous voulez me remercier, dit-il à ce jeune homme, tâchez de changer de conduite et menez une vie digne de Dieu, alors vous ne commettrez plus un tel acte de désespoir." Pour éviter les questions des personnes qui, petit à petit, s'étaient rassemblées autour du malheureux, Cerf Berr s'était éloigné à grands pas.

L'incident avait profondément touché le jeune Schneider. Il prit alors la ferme résolution d'améliorer sa conduite et pour y parvenir, il se décida à entrer dans l'ordre des Franciscains. Et cela lui réussit. Il devint même plus tard prédicateur à la cour du duc de Wurtemberg, mais étant d'un tempérament brusque et emporté, il offensa le duc et fut obligé de quitter son poste. C'est alors qu'il devint professeur à l'Université de Bonn. C'est de cette époque que datent ses poésies, dont l'une est intitulée : "L'amour du prochain". C'est aussi à cette époque qu'il édita un catéchisme dont la teneur provoqua des disputes théologiques, à la suite desquelles il fut forcé d'abandonner son professorat. Privé d'un gagne-pain assuré, il devint plus tard membre d'une société de propagande qui avait comme but d'éveiller partout des sentiments favorables à la révolution française. C'est au nom de cette société qu'il entreprit des voyages le long du Rhin jusqu'au moment où le Maire Dietrich de Strasbourg le nomma vicaire de l'évêché de cette ville. Au lieu de remercier son nouveau bienfaiteur, Schneider devint son adversaire le plus acharné et finalement il l'envoya à la mort par la guillotine.

La Convention nomma alors Schneider accusateur public au tribunal de la Révolution. A présent, il était au comble de ses désirs. Il inaugura un règne absolu à Strasbourg et s'y érigea en maître suprême. Quiconque avait le malheur de lui déplaire était exécuté. Avec cela il menait une vie de débauche et ne savait comment satisfaire à sa vanité toujours grandissante. Quand il faisait une sortie en ville, son carrosse était attelé de six chevaux et un garde du corps le suivait.

III

On imagine aisément quelle fut la frayeur de la famille Cerf Berr en se trouvant soudainement en face d'un tel personnage. Mais le dénouement fut d'autant plus agréable que sa tournure était inattendue.
Schneider, le chef révolutionnaire redouté, passa la soirée avec son bienfaiteur et sa famille et prit même part au repas préparé en l'honneur du Sabbat, ce qui était certainement contraire aux principes jacobins.
Cerf Berr, parlant prudemment, mais néanmoins avec un grand courage, fit comprendre à Schneider toute la perversité de sa conduite et l'exhorta à quitter le mauvais chemin dans lequel il était engagé. Schneider, malgré sa nature impulsive, était susceptible de manifester une réelle sentimentalité ; il avait l'air en effet de regretter sincèrement sa conduite. Cerf Berr, se rendant compte de l'impression qu'avaient produite ses paroles sur son hôte, lui dit : - Ce n'est pas seulement pour les autres que j'implore ta grâce, citoyen Schneider, c'est pour toi-même. Tu es l'objet de la haine d'innombrables citoyens et du sang innocent que tu as versé surgiront pour toi des ennemis et des vengeurs.
- Oui, oui, répondit Schneider, "je te crois volontiers, la chose ne finira pas bien pour moi. La Révolution ressemble à ce dieu païen dont on raconte qu'il a mangé ses propres enfants. Souvent je me sens profondément remué par toutes les cruautés que je suis forcé de perpétrer, mais la pierre roule, je ne puis l'arrêter.

Lorsque Schneider rentra chez lui tard dans la nuit, il y rencontra des dénonciateurs qui lui apportaient une nouvelle liste de citoyens suspects et dangereux pour la République. Bien vite le bourreau avait oublié les sentiments de regret qui un instant l'avaient assailli. Les mauvais instincts reprirent bien vite le dessus. Et c'est encore dans cette même nuit que Schneider parcourut la ville à la tête de ses sbires, fit enfoncer des portes, pour arrêter des habitants inoffensifs et les conduire au cachot, où les attendait la guillotine.

IV

Tout Strasbourg se trouvait dans une effervescence sans pareille. Une nouvelle presqu'incroyable traversa la ville d'une extrémité à l'autre. Hommes, femmes et enfants. des vieillards et même des malades, tous ceux qui étaient à même de se déplacer, se ruèrent dehors vers la place du Marché pour se convaincre que vraiment le bourreau Eulogius Schneider y était attaché au pilori. C'était vrai, en effet.

La nouvelle de l'issue malheureuse des batailles de Pir­masens et de Kaiserlautern étant parvenue à Paris, Robespierre se rendit bien vite à Strasbourg pour pouvoir mieux organiser la guerre contre les ennemis de la République. Eulogius Schneider, le grand chef révolutionnaire de la ville de Strasbourg, assis dans son carrosse à six chevaux, alla à sa rencontre, entouré de ses gardes du corps, ce qui déplut profondément au simple citoyen Maximilien Robespierre, qui ne s'en cacha pas. Un ancien subordonné de Schneider, nommé Monet, profita de cette circonstance pour calomnier son ancien chef auprès de Robespierre. Celui-ci voulut bien accueillir les accusations contre Schneider, étant heureux de pouvoir sacrifier sur l'autel de la République un rival dangereux et Eulogius Schneider fut tait prisonnier en plein jour.

Malgré le grand froid - c'était le 15 décembre - celui qui avait inspiré la terreur à tant d'autres, fut attaché au pilori presqu'entièrement nu. Une foule immense l'entourait désirant voir cet étrange spectacle. Mais Schneider n'avait nullement l'air d'avoir honte ou d'avoir peur. Des témoins rapportent même qu'ils ne le virent jamais aussi provocant que le jour où on lui infligea cette honte.
A la tombée de la nuit la foule commençait à se disperser lentement. Robespierre était tellement convaincu que son prisonnier était suffisamment gardé par la haine que les Strasbourgeois nourrissaient à son égard, qu'il n'avait même pas trouvé nécessaire de poster une sentinelle près de lui. Et ainsi Schneider se trouva finalement seul dans la nuit sur la grande place du marché.
Affamé et grelottant, humilié et abandonné, il se dit : "On est mesuré avec la même mesure dont on mesure les autres".

A ce moment, une ombre se détacha des maisons environnantes, s'approcha prudemment de l'homme enchaîné et lui chuchota dans le silence de la nuit : "Eulogius Schneider, je viens vous délivrer. Schneider eut un mouvement convulsif, leva les yeux et dit : "Ai-je donc encore un ami dans cette ville ?. Et à ce moment il reconnut celui qui s'offrait comme libérateur. "Samuel, s'écria-t-il, tu veux me sauver la vie pour une seconde fois ?". Samuel ne répondit pas. Il sortit un couteau et voulut couper la corde qui liait Eulogius Schneider au pilori. "Arrête, dit-il, je ne veux pas que tu partages mon malheur. Que Dieu récompense ta bonne volonté. Quant à moi, j'ai bien mérité la punition qu'on va m'infliger. Je suis voué à la mort, mais depuis longtemps je n'ai plus ressenti une telle tranquillité dans mon âme. Une idée seulement me tourmente : c'est le sort de ma sœur qui, après ma mort, sera délaissée."
"Je me chargerai d'elle, dit Cerf Berr, "de sorte qu'elle n'aura pas de soucis d'existence. Un vent glacial soufflait sur la place du Marché et le prisonnier tremblait de froid. Samuel enleva son manteau et le lui posa sui les épaules. " Tu es décidé à ne pas t'enfuir ?", dit Cerf Berr, "Je suis décidé Samuel, c'est avec sérénité que j'attends la mort que j'ai mille fois méritée."
"Que Dieu t'accorde donc dans l'autre monde la paix que tu as vainement cherchée ici-bas , dit Cerf Berr avec une sincère compassion. Schneider ne répondit pas. Ses larmes étouffaient sa voix et Cerf Berr s'en alla en hâte.

Quelques heures après, les soldats vinrent chercher l'ancien maître de Strasbourg pour le mettre en prison. Quelques jours après, l'Hyène de Strasbourg fut amené à Paris pour comparaître devant le tribunal de la Convention. Là, il se défendit si brillamment que beaucoup de Jacobins prirent son parti. Mais Robespierre passa outre et prononça le jugement de mort.

Sur le chemin de l'échafaud, Schneider manifesta un calme absolu. Il murmurait sans cesse : " Dieu est juste, c'est moi qui ai péché". C'est avec courage qu'il offrit sa tête à la guillotine.
Ainsi mourut par la main du bourreau, Jean Georges Eulogius Schneider, l'hyène de Strasbourg, le 1er avril 1794, âgé de 37 ans.
Cerf Berr tint fidèlement sa promesse et s'occupa de sa soeur.

Dès mai 1794, les décrets contre la Religion furent abolis et il fut de nouveau permis à chacun d'adorer librement son Dieu selon sa conviction. Pour Cerf Berr comme pour sa famille, le souvenir de ce miraculeux vendredi soir resta profondément gravé dans leur mémoire.

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