Salomon et Asmodée
Arthur Weil
D'après le Midrash
Extrait de CONTES ET LEGENDES D'ISRAEL

Fernand Nathan, 1927
Illustrations de Kuhn Régnier


Lorsque le roi Salomon voulut construire le Temple, à Jérusalem, il fut embarrassé pour se procurer les pierres de taille nécessaires, car on devait éviter de se servir de tout outil en fer, métal généralement destiné à la fabrication des armes de guerre.

Il convoqua donc les Sages de son royaume pour les consulter à ce sujet. Ceux-ci lui répondirent :
- Il existe un ver de la grandeur d'un grain d'orge, appelé Chamir, qui est capable de tailler la pierre la plus dure. Moïse s'en est déjà servi pour graver les noms des douze tribus sur les pierres précieuses du pectoral d'Aaron.
Transporté de joie, Salomon s'écria :
- Je vous remercie de tout mon cœur, hommes sages ; mais, dites-moi, comment pourrais-je entrer en possession de cet insecte?
- O notre roi et notre maître; répondirent les Sages, nous ne pouvons te donner aucun conseil à ce sujet, mais force donc les démons (1) à apparaître devant ton trône, ils te renseigneront sûrement.

Immédiatement le roi fit apparaître devant son trône tous les démons et leur demanda où se tenait caché le Chamir Ceux-ci répondirent,:
- O roi, nous l'ignorons nous-mêmes ; seul notre roi Asmodée, chef de tous les démons, pourra te renseigner.
- Alors je vous garde prisonniers ici jusqu'à ce que vous m'ayez dit où se trouve la résidence d'Asmodée, votre chef.

Après quelques jours de captivité, les démons se déclarèrent prêts à indiquer cette résidence :
- Très loin d'ici, dirent-ils, en pleine forêt, au pied d'une montagne, séjourne le prince des démons. C'est là qu'il s'est creusé un puits rempli d'une eau de source très limpide. Pour garantir la pureté de l'eau, il a placé sur l'orifice du puits une lourde pierre, qui porte son sceau. Lui-même monte chaque jour au ciel pour s'informer des décisions célestes ; vers le soir, i1 revient sur la terre et, altéré par ce grand voyage, il se délecte de cette boisson pure et fraîche, non sans s'assurer que sceau du puits est intact. Puis il remet tout en ordre et disparaît. Voilà, ô roi, tout ce que nous pouvons te dire. Dans ta grande sagesse tu verras toi-même ce que tu as à faire

Immédiatement, Salomon appela son fidèle conseiller, le vaillant guerrier Benaïa, lui remit une chaîne en or, sur laquelle était gravé le nom de Dieu ; en même temps il lui donna plusieurs outres, remplies d'un vin précieux. Ainsi équipé, Benaïa, avec quelques compagnons, se mit en route pour remplir une mission aussi difficile que dangereuse.
Après avoir marché des semaines et des semaines, traversé des fleuves débordants, gravi des montagnes escarpées, ils arrivèrent enfin dans la forêt indiquée par les démons et y trouvèrent le puits d'Asmodée. Vite, ils se mirent au travail. Ils se gardèrent bien de toucher au couvercle muni du sceau d'Asmodée; ils percèrent le puits sur le côté et, par cette ouverture, firent couler le vin vieux à l'intérieur, puis remirent le tout en état, de telle sorte qu'on ne puisse rien remarquer de suspect. Benaïa et ses compagnons se cachèrent alors dans la forêt et attendirent le retour du prince des démons.

Vers le soir, celui-ci revint du ciel. Benaïa et les siens furent épouvantés par sa haute taille et son horrible aspect, mais ils ne perdirent cependant pas courage. Suivant son habitude, Asmodée se mit à examiner son puits et, tout lui semblant en ordre, il enleva le couvercle pour boire. Mais à peine le liquide eut-il touché ses lèvres qu'il s'aperçut de la fraude.
- Ah ! c'est du vin ! s'écria-t-il, je ne bois pas de vin. Le vin ravit la connaissance et trouble la raison. Un sage ne boit pas de vin.
Mais la soif le tourmentait à tel point qu'il voulut au moins tremper ses lèvres dans le liquide.
- Une seule goutte, se dit-il, ne peut vraiment pas faire de mal.
Il porte le vase à sa bouche, mais au lieu d'une goutte, il en avale deux, puis trois, puis quatre ; à peine eut-il le temps de se rendre compte de ce qu'il faisait que le doux breuvage avait déjà passé entièrement dans son gosier.

Les effets du vin ne tardèrent pas à se faire sentir : le démon tomba dans un profond sommeil. A cette vue, Benaïa et ses compagnons sortirent de leur cachette, s'approchèrent doucement de lui et lui attachèrent au cou la chaîne portant le nom de Dieu. Lorsqu'Asmodée, se révoltant, aperçut la chaîne posée à son cou, il se mit en colère et essaya de l'arracher, mais Benaïa lui dit :
- Jamais tu ne pourras rompre cette chaîne, qui est marquée au nom du Dieu Tout-Puissant.
A présent, tu es en mon pouvoir.

A ces paroles, le chef des démons, transformé, suivit de bonne grâce Benaïa et ses hommes. Pendant leur voyage de retour, de curieux incidents se produisirent. Un jour, le démon s'adossa à un arbre, mais immédiatement, au seul contact de ce puissant esprit, l'arbre fut déraciné. Un autre jour, Asmodée s'appuya, pour se reposer, contre une maisonnette où habitait une pauvre veuve ; mais à peine son corps eut-il frôlé le mur que toute la maison trembla. Effrayée, la pauvre vieille se précipita au dehors, le suppliant d'avoir pitié d'elle et de son habitation. Continuant leur route, ils rencontrèrent un cortège nuptial. Alors Asmodée se mit à pleurer et à gémir.
- Pourquoi pleures-tu? demanda Benaïa
- Parce que je sais que la jeune mariée doit mourir demain.

Passant à côté de la boutique d'un cordonnier, ils t entendirent un homme qui commandait une paire de bottes pouvant durer sept ans ! Asmodée s'écria :
- Une paire de bottes pour sept ans 1 Mais cet homme n'a plus que sept jours à vivre !

En route, ils rencontrèrent aussi un homme ivre, qui, s'étant écarté de son chemin, s'approcha d'une fosse où il faillit trouver la mort. Asmodée fit un vigoureux effort et parvint à tirer cet homme de sa situation périlleuse. Benaïa, ayant exprimé son étonnement de tant de bonté de la part du chef des démons, celui-ci lui répondit :
- Je sais fort bien que cet homme ivre est un grand pécheur ; c'est justement pour cette raison que je lui ai rendu ce service, afin qu'il reçoive le salaire du peu de bien qu'il, a fait sur cette terre et que la vie future ne lui réserve que des punitions.

Un autre jour, ils rencontrèrent dans les champs un homme occupé à retrouver des trésors en faisant appel à la sorcellerie. A sa vue, Asmodée éclata de. rire :
- Voilà un homme, dit-il, qui cherche partout des trésors et qui ne sait pas qu'il y en a un caché sous la maison qu'il habite.

Enfin, ils arrivèrent à Jérusalem. Conduit aussitôt au palais du roi. Salomon, le chef des démons traça, face au trône royal, un rectangle de quatre coudées de longueur et, plein de colère, il adressa en ces termes la parole au monarque :
- Regarde, une fois mort, il te faudra te contenter d'un morceau de terre pas plus grand que celui-ci, et à présent, non content d'avoir soumis tant de pays à ton autorité, tu veux encore subjuguer les démons !
Salomon répondit :
- Ne t'irrite pas, puissant démon ! Ce n'est ni par ambition ni par avidité que je t'ai appelé devant mon trône, mais uniquement parce que je désire avoir ton conseil pour une œuvre que je veux entreprendre en l'honneur de Dieu ; car je sais que vous, les esprits, vous honorez Dieu, comme nous. Écoute donc : Mon père David, avant sa mort, m'a chargé de construire le Temple de Dieu, qu'il ne pouvait pas édifier lui-même. Mais comme il m'est défendu par la Loi de me servir d'outils en fer pour tailler les pierres nécessaires, je me trouve dans un grand embarras. Cependant, j'ai appris qu'il existe un petit ver, le Chamir, qui par son seul contact, est à même de tailler les pierres les plus dures; et que toi seul tu peux me procurer cet insecte merveilleux. Voilà pourquoi je t'ai fait amener devant mon trône.
- Mon maître et mon roi, répondit Asmodée d'un ton plus calme, sache que je n'ai aucun pouvoir sur le Chamir. C'est l'Esprit de la mer qui l'a confié au Coq de bruyère, et celui-ci lui a juré de le bien garder.

Lorsque Salomon eut entendu cette réponse, il envoya Benaïa à la recherche de ce Coq de bruyère, afin de pouvoir s'emparer du Chamir. Benaïa fit ses préparatifs pour accomplir cette difficile mission. Outre les vivres nécessaires, il emporta, cette fois-ci, une cloche de verre. Après de multiples recherches dans des contrées sauvages et désertes, où rarement un être humain avait pénétré, il découvrit enfin le nid de l'oiseau sur la cime d'une haute montagne, à la pointe d'un rocher. Immédiatement, il prit la cloche et la plaça sur le nid. Lui et ses compagnons se cachèrent derrière les arbres.

Lorsque le Coq de bruyère revint pour donner la becquée à ses petits, il ne put s'en approcher. Après s'être vainement fatigué pour délivrer sa couvée, il s'envola et quelques instants après il revint, portant le ver Chamir dans son bec. Il le plaça sur la cloche et celle-ci éclata au premier contact de l'insecte. Puis le coq voulut rapporter le Chamir dans sa cachette, mais Benaïa et ses hommes poussèrent subitement de tels cris qu'il laissa tomber le Chamir de son bec. Bien vite, Benaïa le saisit et s'enfuit avec ses compagnons.

Asmodée, prince des démons, conduit enchaîné devant Salomon

Dès lors, le roi Salomon pouvait commencer la construction du Temple. Le Chamir lui tailla toutes les pierres nécessaires, et, sept ans après, l'édifice était terminé.

Pendant tout ce temps, Asmodée fut le prisonnier de Salomon, qui l'avait gardé auprès de lui pour le consulter chaque fois qu'une difficulté se présentait. Mais un jour Salomon lui dit :
- J'ai acquis beaucoup de science dans les choses divines et dans les choses profanes, mais je voudrais ajouter à mes connaissances tout ce qui fait votre supériorité sur les simples mortels,
Asmodée répondit :
- Enlève-moi la chaîne que je porte à mon cou et mets-moi la tienne à la place, je satisferai alors à ta curiosité, et tu apprendras des choses merveilleuses.
Salomon, tout heureux à l'idée d'apprendre des secrets et de s'initier à des mystères, s'empressa d'accéder au désir du chef des démons. Mais celui‑ci, à peine débarrassé de la chaîne sur laquelle était gravé le nom du Dieu Tout-puissant, reprit toutes ses forces ; il se saisit du roi et le lança à travers l'espace, de telle sorte que celui-ci retomba à mille lieues de là, dans les Indes.

Lorsque Salomon se réveilla de son étourdissement, il s'aperçut avec surprise qu'il se trouvait dans une contrée inconnue et parmi des hommes étrangers ; mais avec beaucoup de courage il prit le chemin du retour: Les premières semaines ne furent pas trop dures pour lui, car il disposait encore d'un peu d'argent, et ses vêtements et ses chaussures étaient encore en bon état ; sa confiance en Dieu le soutenait, d'ailleurs, dans ses moments de défaillance. Mais bientôt, dépourvu de toutes ressources, le riche et puissant roi Salomon fut obligé, comme un pauvre mendiant, de frapper aux portes. Lorsqu'il disait : Je suis Salomon, roi de Jérusalem personne ne voulait ajouter foi à ses paroles ; on se moquait de lui.

Un jour, passant à côté d'une école, il entendit un maître expliquer à ses élèves les proverbes de Salomon. Il frappa à la porte et entra en disant :
- Je suis le roi Salomon en personne, l'auteur de ces maximes de sagesse..
Mais maître et élèves éclatèrent de rire et le mirent à la porte.

Enfin, après de longues années de voyage, il arriva à Jérusalem. Il se présenta immédiatement au Sanhédrin, tribunal suprême de la ville sainte, et dit :
- C'est moi Salomon, roi de Jérusalem, ne me reconnaissez-vous pas ?
Mais là aussi on le prit pour un fou. Car, depuis sa disparition, Asmodée, ayant pris l'aspect du roi d'Israël, avait gouverné le peuple, et personne ne s'était aperçu de la supercherie.

Cependant, comme Salomon continuait à faire valoir ses droits et Il tenait des propos qui attestaient une grande sagesse, le Sanhédrin décida d'examiner le cas ; d'autant plus que certains soupçons pesaient sur le faux Salomon. Ainsi, depuis longtemps, les domestiques du roi étaient intrigués de le voir se coucher sans enlever ses chaussures. Pour comprendre cette particularité, il faut savoir que les démons qui prennent l'aspect des hommes peuvent transformer tout leur corps, sauf les pieds. Or, Asmodée avait des pieds de coq et il se gardait bien de les laisser voir.

On conduisit donc le nouveau Salomon dans le palais pour le mettre en présence du monarque
prétendu. Lorsqu'Asmodée vit entrer le vrai roi Salomon, il poussa un cri qui fit trembler toute la ville de Jérusalem et le pays d'Israël jusqu'à Jéricho, puis, sa taille grandissant de plus en plus, il devint gigantesque, il fit sauter le plafond du palais, toucha de sa tête les nuées et disparut subitement.

Mais le roi Salomon, craignant la vengeance du prince des démons, fit garder chaque nuit sa couche par soixante guerriers choisis parmi les héros d'Israël, comme il est écrit dans le. Cantique des Cantiques (3:7-8) :
"Voyez, c'est la couche de Salomon ! Elle est entourée de soixante braves, d'entre les héros d'Israël; ils sont tous armés du glaive, experts dans les combats ; chacun d'eux porte l'épée au côté pour dissiper les terreurs de la nuit."

Notes :
  1. Il n'existe en réalité ni démons ni chef des démons. Ce sont là de pures fictions, grâce auxquelles le conte qu'on va lire met en évidence la piété et la sagesse du roi Salomon.     Retour au texte.

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