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Le serment judiciaire d'un citoyen juif en 1837
par Raymond RIETSCH
Extrait de l'Annuaire de la Société d'Histoire des Quatre Cantons, 2003
avec l'aimable autorisation de l'auteur


Nous n'examinerons pas le serment d'allégeance que prêtaient les ministres et autres hauts dignitaires à leur suzerain ; sa valeur était d'ailleurs toute relative. A preuve, le serment que Talleyrand, bien qu'évêque, n'a eu aucun scrupule de prêter successivement, au roi l'abord, sur la Constitution issue de la Révolution ensuite, plus tard à l'Empereur, au roi à nouveau ! Nous ne nous attarderons non plus sur le serment que prêtent les futurs chefs d'Etat, les uns sur la Bible, les autres sur le Coran, la plupart sur la Constitution.
Nous nous bornerons à illustrer les serments qui se prêtent dans les tribunaux et plus particulièrement celui déféré en 1836 à un citoyen juif.

Quelle est la définition du serment ? C'est une affirmation solennelle d'une personne en vue d'attester la vérité d'un fait, la sincérité d'une promesse.
En matière pénale, c'est-à-dire quand la société poursuit une personne qui a enfreint les lois qu'elle s'est imposée, qui a commis un délit, un crime, jusqu'où un serment peut-il être imposé, ou retenu, de la part de l'accusé, ou d'un témoin ? Notre législation a toujours écarté l'usage de pays anglo-saxons qui permet à l'accusé de jurer qu'il n'a pas commis tel et tel fait. Il est vrai que la tentation peut être grande de jurer n'importe quoi pour éviter la prison, voire pour sauver sa tête. Par contre, témoins et experts sont accueillis dans tous les prétoires et leurs dires sont affirmés et solennisés par le serment qu'ils prêtent et les juges ou les jurés apprécient souverainement leur valeur probante.

En matière civile, donc dans les litiges entre particuliers, afin d'établir l'existence d'un fait, la validité d'un contrat, la loi prévoit différentes possibilités de preuves. En premier lieu la preuve littérale, soit un acte authentique, soit encore un acte sous seing privé. Elle admet également l'aveu, d'une des parties. Elle a souvent recours au témoignage.
Là, nous entrons dans un domaine un peu particulier. Jusqu'où peut-on se fier aux déclarations de personnes qui, après des mois, même des années, ne sont plus trop sûres de ce qu'elles ont vu, ou entendu, qui sont soumises aux insinuations, aux suggestions, peut-être aux pressions des divers intervenants, avocats, juges ?
Avant leur déposition, l'attention des témoins est régulièrement attirée sur l'importance du serment, sur les conséquences éventuelles de leur déposition.

La formule du serment a souvent varié. Alors que j'étais en poste dans un tribunal du Nord de l'Alsace, la tenue d'une audience fut assurée exceptionnellement par un juge suppléant, en l'absence du magistrat titulaire. C'était un excellent juriste, alliant une grande expérience à une foi profonde. Il était d'avis que la formule du serment de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, devait être complétée par celle du Code de procédure civil local encore en vigueur. Ainsi, après que le témoin eut fait sa déposition, le juge lui demanda, en montrant le crucifix qui ornait la salle, de jurer la vérité, "ainsi que Dieu lui soit en aide" (so wahr mir Gott helfe). Refus du témoin d'endosser cette formule, au prétexte qu'il était athée et niait l'existence de Dieu. Emoi dans la salle ! Intervention des avocats qui flairaient un incident de procédure susceptible de créer un motif de cassation. Finalement, l'affaire fut remise à quinzaine et à la nouvelle audience tenue par le magistrat titulaire, le témoin fut, avec l'accord de toutes les parties, dispensé de prêter serment, sa déposition valant simplement renseignement.

En ce qui concerne la présence d'un crucifix dans la salle d'audience, les quotidiens régionaux se sont récemment fait l'écho d'une polémique soulevée par certains ordres d'avocats dans différents tribunaux ; ils estimaient incongrue la présence d'un symbole religieux dans un lieu public d'une République multiculturelle et laïque. On déboucha sur un compromis : pas de signe religieux dans les salles d'audience, mais maintien d'un crucifix s'il était assimilé à une oeuvre d'art, tel un tableau, une sculpture.


Copie de la première reconnaissance de dette


Extraits du procès-verbal de prestation de serment

La dispense, pour le témoin, de prêter serment était d'ailleurs souvent utilisée dans des affaires délicates, notamment dans des procédures de divorce pour faute, quand les parents des conjoints devaient déposer sur la vie du ménage. Difficile pour une mère de ne pas privilégier son enfant, tentation pour une belle-mère de charger le gendre qui ne lui avait jamais plu ! Il appartenait au tribunal de se faire une idée sur la valeur du témoignage.
Il arrivait que le témoin puisse refuser de témoigner : c'était le cas où, par son témoignage, il risquait de s'exposer à des poursuites pénales. Ainsi, également en matière de divorce, l'amant ou la maîtresse de l'une des parties qui risquait, en cas d'aveu, d'être poursuivi pour complicité d'adultère, était avisé, compte tenu de la fréquentation dont il était suspecté, qu'il pouvait refuser de témoigner. En général, le témoin entendait faire usage de cette possibilité, ce qui impliquait l'existence d'une liaison. Ceci permettait au tribunal de motiver le divorce pour faute de la partie, non pas pour cause d'adultère, mais en raison de relations injurieuses. Aujourd'hui, d'une manière générale, la plupart des témoignages se fait par écrit, en dehors du tribunal, et l'attestation des témoignages est déposée au cours du procès.

En dehors des moyens de preuve ci-dessus énoncés, il existe en matière civile le serment ou, plutôt, deux serments.
Le premier, le serment supplétoire, est celui que le juge demande à un des plaideurs de prêter relativement à un fait important et discuté du procès, ce moyen d'investigation supplémentaire devant lui permettre de se faire une idée exacte du différend qui sépare les parties.
Le deuxième est le serment décisoire. C'est celui qu'un plaideur met son adversaire au défi de prêter sur un fait dont la réalité est discutée. Le terme décisoire a sa pleine signification : il fait dépendre le jugement de sa prestation. C'est pour cette raison que ce serment, très important, est soumis à une solennité renforcée et, avant qu'il ne soit prêté, le magistrat attire tout spécialement l'attention des parties sur les conséquences de ce serment et sur les pénalités qu'encourt celui qui commet un parjure.
En effet, la loi réprime sévèrement ceux qui commettent un faux témoignage ou prêtent un faux serment. Dans le premier cas, ils s'exposent à une peine d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à cinq ans, dans le second cas jusqu'à trois ans, sans parler des amendes élevées.

Ces risques suffisent-ils à décourager celui qui, par faiblesse ou intérêt, est tenté de travestir la vérité et de prêter un faux serment ? Ludwig Thoma, l'auteur allemand qui exerçait comme avocat à Munich et qui connaissait à fond ceux qu'il appelait "mes paysans" (meine Bauern) était plus que dubitatif à ce sujet. Il rapportait que dans une région de la Bavière, certains terriens, attachés à la glèbe, âpres au gain, n'hésitaient pas souvent à prêter un serment disons, éloigné de la vérité, en prenant la précaution, au moment du serment, de diriger les doigts de la main gauche vers la terre, ce qui d'après la vénérable tradition faisait passer le serment à travers le corps dans le tréfonds et sans dommage pour le prestataire ! Mais parfois, au crépuscule de leur vie, certains commençaient à avoir quelques remords, n'étant pas sûrs que, dans l'au-delà, l'Eternel avait la même conception de la tradition. Alors ils tentaient de se rattraper, non pas en dédommageant celui qui avait été lésé, mais en faisant des dons à l'Eglise afin de sauver leur âme !!!

Nous arrivons au serment que doit prêter un citoyen juif, en procès avec deux habitants de Fegersheim, qui étaient en lointaine parenté avec nous-mêmes, ainsi que le tout ressort d'une liasse d'une trentaine de pages qui traînait au fin fond du grenier.

Le 6 octobre 1829, Lorenz Hiss et Johan Georg Hiss, cultivateurs à Fegersheim, reconnaissent avoir acheté de Isaac Ettinger, commerçant à Osthouse, un cheval hongre noir pour la somme de 240 francs, payable en trois termes, le premier à Pâques 1830, le second à Martini (à la Saint-Martin) 1830, le troisième à Pâques 1831.
Le 3 novembre (Windmonat) 1829, les consorts Hiss échangent avec Isaac Ettinger un hongre noir, sans garantie, contre un autre hongre noir, avec les garanties usuelles (landesüblich) et s'engagent à payer la somme de 400 francs en quatre termes égaux de 100 francs, le premier à Martini 1830, le second à Martini 1831, puis 1832 et 1833.
Les billets étaient rédigés en allemand, comme c'était l'usage. Le dernier était contresigné par les témoins Aron Bloch et Joseph Schehr. Il ne précise pas si le hongre cédé par les consorts Hiss était celui acheté le 6 octobre. A l'époque, il était courant d'accorder aux acheteurs des délais de paiement, car il n'existait en zone rurale aucun organisme de crédit professionnel et les maquignons, souvent fortunés, faisaient office de banquier.

Jean Georges Hiss décède ; son fils Georges meurt également, laissant sa fille mineure Juliane Hiss comme héritière de son père et de son grand-père. Elle est représentée par sa mère et tutrice, veuve en premières noces de Georges Hiss et épouse en secondes noces de Laurent Meyer, cultivateur à Fegersheim.
Il est à présumer que Isaac Ettinger a essayé de se faire payer à l'amiable mais devant l'insuccès, assigne Laurent Hiss et la mineure Juliane Hiss devant le tribunal civil de Strasbourg en paiement solidaire de la somme de 640 francs résultant des deux reconnaissances de dettes, avec les intérêts de droit.

A l'audience du 19 décembre 1836, Laurent Hiss fait défaut. L'avocat de la mineure, tout en ne rapportant aucune preuve de ses allégations, prétend que le paiement a été effectué, les billets dont le demandeur se prévaut se trouvant abusivement entre ses mains. Il défère au demandeur le serment décisoire afin d'établir que les créances établies par les deux reconnaissances de dettes ont été intégralement payées.
Le tribunal, par jugement rendu le même jour au nom de Louis Philippe, Roi des Français, donne défaut contre Laurent Hiss, donne acte à la défenderesse Juliane Hiss représentée par sa mère de la reconnaissance faite par les époux Meyer de la signature de Jean Georges Hiss sur les deux billets, condamne les défendeurs solidairement à payer au demandeur la somme de 640 francs, à charge néanmoins par le demandeur d'affirmer, more judaïco, à la synagogue de Strasbourg, devant M. le Président à ce nommé, "qu'il n'est pas vrai qu'au mois de décembre 1829, le demandeur a décompté avec feu Jean Georges Hiss, père, et Laurent Hiss fils, et que lors de ce règlement de compte et après le paiement fait, le demandeur n'a pas déclaré être satisfait de toutes ses prétentions contre les dits Hiss père et fils."

Ici, il convient de préciser que la Révolution française avait enfin accordé aux juifs les mêmes droits qu'aux autres citoyens. Le principe d'égalité pour tous marque le début d'une ère nouvelle dans la vie des juifs et met fin à l'ostracisme dont ils étaient l'objet depuis des siècles. Mais un décret de 1808 pris par Napoléon leur imposa, en cas de litige avec un chrétien, une formule de serment particulière, le fameux serment more judaïco, qui devait se prêter non au tribunal, mais à la synagogue.

Par ordonnance présidentielle du 18 janvier 1837, le serment est fixé au 27 janvier 1837, à 11 heures du matin.
Voici, reproduits comme suit, des extraits du procès-verbal du 27 janvier 1837, en respectant l'orthographe du texte d'origine et avec, entre parenthèses, les explications nécessaires : "... Nous, Jean-Baptiste de Kentzinger, président du Tribunal civil de Strasbourg,... assisté de Mr Frédéric Henri Engelhardt, commis-greffier assermenté, Nous sommes rendus en ladite synagogue (de Strasbourg), où nous avons trouvé le dit sieur Arnaud Aron, Grand Rabbin, Me Stoeber, avoué du demandeur, ainsi que le défendeur assisté de son avoué Me Ackermann, ledit demandeur s'est présenté devant nous accompagné de dix juifs de son sexe, tous âgés de plus de treize ans, et a déclaré être prêt à faire le serment mis à sa charge.
Sur notre invitation, le sieur Arnaud Aron, Grand Rabbin, a immédiatement procédé aux solennités prescrites par les rites du culte hébraïque.
Le demandeur Isaac Ettinger, ayant la tête couverte de son chapeau, le front et la main gauche garni du Thephillen Schel Rosch et du Schel Yad (Phylactères = boîtiers renfermant des bouts de parchemin contenant des paragraphes de la Thora, attachés au front et au bras), couvert du Tallis (thalith = châle de prière) et revêtu de son arba canphos (vêtement rectangulaire muni de franges aux quatre angles) avec le Zizzis (tsitsit = franges), s'est placé devant l'Orin (Orom = arche sainte où sont conservés les rouleaux de la Thora), d'où a été extrait le cosher sepher Thora (Sepher coscher Thora = contenant les commandements) qui a été porté avec pompe sur l'Almenron (Almémor = estrade), où le Grand Rabbin a donné lecture en allemand du passage qui concerne le serment ; la Thora a ensuite été posée sur le bras gauche dudit demandeur qui, la main droite étendue sur le cinquième livre de Moyse (Moïse), verset : Tu ne prendras (Tu ne prononceras...) pas le nom de ton Dieu en vain et après explication faite par le Grand Rabbin et du serment et des malédictions qu'encourent les parjures, a répété en allemand la formule suivante : "Adonai; créateur du ciel et de la terre et de toutes choses, qui est aussi le mien, et celui de tous les hommes, présents ici, je t'invoque par ton sacré nom en ce moment où il s'agit de dire la vérité, je jure en conséquence qu'il n'est pas vrai qu'au mois de décembre mil huit cent vingt neuf j'ai décompté avec Jean Georges Hiss père et Laurent Hiss fils, et que lors de ce règlement de compte, et après le paiement fait, je n'ai pas déclaré être satisfait de toutes mes prétentions contre les dits Riss père et fils. Je te prie donc, Adonai de m'aider et de confirmer cette vérité, mais dans le cas où en ceci, j'emploierai quelque fraude, en cachant la vérité, que je sois éternellement héran (Herem = excommunié) maudit et dévoré et anéanti par le feu dont Sodom(e) et Gommorhe périrent, et accablé de toutes les malédictions écrites dans la Thora, et que le vrai Dieu qui a créé les feuilles, les herbes et toutes choses, ne vienne jamais à mon aide, ni à mon assistance, dans aucune de mes affaires et de mes peines, mais si je dis vrai et ai réellement raison, que le vrai Dieu Adonaï me soit à mon aide, Amen."
De laquelle affirmation ainsi faite par serment more judaïco conformément au jugement précité, nous avons donné acte et dressé le présent procès-verbal qui a été signé par Nous..."

Quel cérémonial, quelle solennité ! Il n'est pas pensable qu'un homme, dans un tel lieu sacré, en présence de membres de sa communauté et d'un haut dignitaire religieux, mis en face de sa droiture, de sa foi, de son au-delà, puisse prêter un faux serment !

Le jugement du 19 décembre 1836 est maintenant exécutoire et produit son plein effet. Les consorts Hiss se sont pliés à la condamnation et ont certainement acquitté leur dû, puisque les originaux des deux reconnaissances de dette leur ont été remis et sont joints à la liasse de la procédure.

Le serment more judaïco ci-dessus relaté est probablement l'un des derniers qui ait été prêté. En effet, ce serment religieux, imposé par le Premier Empire, fut supprimé en 1846 sous la Monarchie de Juillet, car il portait atteinte à l'égalité devant la loi et blessait la liberté de culte. A ce jour, tous les citoyens, quelle que soit leur origine, leur nationalité, leur confession, prêtent le même serment.


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