Entrepreneurs juifs en Sarre
dans la seconde moitié du XVIIIe siècle

Par Pascal Faustini


Éléments généalogiques concernant les familles Alexandre, Blien, et Beer


I - Introduction
Après les guerres qui ensanglantèrent le XVIIe siècle (Guerre de Trente Ans et Guerre de Succession d'Espagne), le XVIIIe siècle fut plutôt un siècle d'accalmie. Déplacées lors des opérations militaires, chassées par l'incendie de leur ville et la perte de leurs biens, les populations survivantes se réinstallèrent parfois loin de leur lieu d'origine.
Ainsi des centaines de familles juives venues du Palatinat, de la vallée du Rhin, voire de régions plus éloignées (Souabe,...) s'établirent en Alsace, en Sarre et en Lorraine. La plupart exerçaient les professions traditionnelles permises à ceux de leur religion : marchand de bestiaux, boucher, fripier, colporteur, marchand de fer ou prêteur d'argent.
Au cours du XVIIIe siècle "...s'est créée une véritable caste d'hommes d'affaires, dont l'esprit d'entreprise leur a permis non seulement de se hisser au-dessus de leurs coreligionnaires, mais de devenir" pour les seigneurs dont ils dépendaient "des agents indispensables dans la circulation de l'argent et des denrées." (1)
Ces hommes, qui gèrent des sommes considérables, se spécialisent dans la fourniture de biens pour les armées, les prêts d'argent à la noblesse et, dans le cas qui nous intéresse ici, se lancent dans l'aventure industrielle. Avant eux, certains avaient déjà obtenu l'admodiation. (2)

II - La production du fer : de l'artisanat à une véritable industrie
La métallurgie du fer part du minerai, qui est un oxyde ; en le mélangeant dans un four à haute température avec du carbone, on lui retire son oxygène. Quand cette opération est terminée, le fer apparaît dans le four sous une forme liquide : la fonte. Dans cet article, nous utiliserons volontairement le mot "fer" car c'est celui qui est en usage dans les documents et chez les historiens de l'époque.
Des temps romains au Moyen-âge, on fabriquait le fer dans un four bâti en pierres réfractaires cimentées de terre glaise. L'ouverture au sommet du four (gueulard) permettait le chargement du charbon de bois et du minerai. Le métal obtenu s'extrayait par la base du four. Le charbon de bois était le seul combustible employé. Quant au minerai, il était préalablement concassé et débarrassé des matières étrangères ; après le passage au four, le forgeron le battait au marteau et le remettait au feu plusieurs fois jusqu'à obtenir un produit utilisable. Un lingot de cinquante kilos de fer consommait quelque deux cents kilos de minerai et deux cents livres de charbon de bois (soit au départ vingt-cinq stères de bois !).
Après le XIVe siècle, on construisit les installations près des cours d'eau : la force hydraulique servait à concasser le minerai et maintenait les souffleries en action pendant la cuisson.
Haut-fourneau 18e siècle
Le haut-fourneau au XVIIIe siècle

Manuel de la métallurgie du Fer, Tome 1,
par Adolf Ledeburg, édition française
traduite par Barbary de Langlade
revu et annoté par F.Valton, publié par
Librairie polytechnique Baudry et Cie, 1895

(Source)
Au XVIIIe siècle, les dimensions des fours atteignent six à sept mètres de hauteur ; afin que l'approvisionnement en eau soit régulier et la production continue, on établit des barrages et on créa des étangs artificiels : dès lors, l'usine est édifiée en contrebas de la digue.
Dans les usines sarroises, on passa entre 1730 et 1780 d'une coulée tous les quatre ou cinq jours à trois coulées par vingt-quatre heures. Les gueuses ainsi produites pesaient 1600 à 1800 livres ; pour obtenir une gueuse, il faut alors 4500 livres de minerai, 2000 livres de charbon de bois et 450 livres de castine (3)
. Afin de transformer ces gueuses de fonte en fer, on construisit un nouvel organe : le feu d'affinerie, plus petit que le haut fourneau. La gueuse, redevenue pâteuse, était brassée par les ouvriers afin de brûler complètement le charbon contenu en excès. Le fer obtenu était ensuite battu par un marteau de cinq à six cents livres, également mû par la force hydraulique.
Enfin, le fer martelé était à nouveau réchauffé et soumis à l'action d'un second marteau plus petit, le martinet. On confectionnait des barres carrées ou plates de plusieurs mètres de long (c'est le "fer platiné") ou de longues baguettes utilisées ensuite en clouterie (ce type de laminoir est nommé "fenderie").
Tout le fer produit était écoulé auprès des forgerons, serruriers, cloutiers et fabricants d'outils de cuisine : marmites, chaudrons, poêles, fourneaux domestiques, plaques de cheminée (taques). Avec l'arrivée de l'artillerie - et plus généralement des armes à feu - la fonte de canons et de boulets nécessita la production de quantités plus importantes, ce que nous pouvons désormais nommer une véritable industrie métallurgique.
La construction et l'entretien des hauts fourneaux devint une affaire de spécialistes possédant par tradition de famille les mesures et les données empiriques, soigneusement tenues secrètes. Les maîtres de forges devaient aussi recruter des bûcherons, des charbonniers, des mineurs et des forgerons pour l'approvisionnement et le fonctionnement des installations. Chaque usine était une véritable entreprise employant sur place des dizaines de personnes et en impliquant d'autres : en amont pour l'extraction du minerai et l'abattage des arbres, en aval pour l'écoulement de la production. Les débouchés commerciaux s'établirent désormais au niveau régional et non plus local.
III - L'entrée en scène des Juifs dans le Comté de Nassau-Sarrebrück
1 - Les conditions géographiques, le contexte politique et religieux
La création de la province de Sarre par Louis XIV permit aux usines sarroises de se relever des désastres de la Guerre de Trente Ans. Les Lorrains jouèrent alors un rôle prépondérant dans l'industrie du fer : citons Lefébure et Gillet, reconstructeurs de Neunkirchen. D'autres familles, tels les Godbile et les Gouvy, sont d'origine wallone ; Stehelin et Bouchot sont suisses.
Limitrophes de la Sarre française, nous trouvons à l'est les princes de Nassau, également comtes de Sarrebrück et de Sarrewerden.
carte
Emplacement des principales forges du comté
de Nassau-Sarrebrück au 18ème siècle
(les autres localités sont indiquées en caractères gras)
Au nord de Sarrebrück s'étend un puissant massif forestier dont le manteau recouvre presque complètement le gisement houiller et les mines de fer de la Sarre. Cette zone boisée est traversée par trois vallées étroites qui convergent à Sarrebrück : les vallées de la Sulz, du Fischbach et du Scheidterbach. Leurs cours ouvrent des voies d'accès à travers la forêt et fournissent la force motrice. Sont donc réunis en un même lieu le bois, l'eau, la houille et le minerai de fer : c'est ce que comprennent rapidement les comtes de Nassau-Sarrebrück. qui décident alors de remettre en état leurs vieilles forges en ruine. Comme les demandes de concession affluent, ils en construisent de nouvelles, tout en essayant d'obtenir des baux de plus en plus élevés.
Certes éblouis par les résultats économiques obtenus par Colbert et par les splendeurs coûteuses de la cour des rois de France, les comtes de Nassau-Sarrebrück réagissent contre l'envahissement de leurs domaines par des entrepreneurs lorrains. A ces préoccupations matérielles s'ajoutent des considérations religieuses. Les comtes de Nassau-Sarrebrück, protestants, ne veulent plus des Lorrains catholiques : ils vont alors affermer leurs installations à des Juifs. Le prince Guillaume-Henri de Nassau, très endetté par l'entretien de ses grenadiers, de ses maîtresses et de ses châteaux, est contraint d'emprunter de grosses sommes d'argent. Dès 1749, il loue donc ses usines de Geislautern, Fischbach et Scheidt à un consortium composé de Franz Didier, Jean-Clément Quien, Salomon Alexandre et Beer Hertz ; le contrat (4) est modifié le 4 novembre 1750 au profit de Moïse Blien, désormais associé de Beer Hertz en remplacement de Quien, puis en novembre 1751 : ce sont maintenant six associés qui exploitent ces établissements : Moïse Blien, Beer Hertz et son fils aîné Cerf Beer, et les trois frères Seligman, Salomon et Samuel Alexandre (5)
. En 1750, les forges de Jägersfreude sont affermées à Moïse Blien seul.
2 - Les nouveaux maîtres de forges : Moïse BLIEN, les ALEXANDRE et les BEER
Beer Hertz et Marchand Beer
Signatures de Beer Hertz et Marchand Beer
28 juillet 1763 (3E 7180 AD Moselle)
Salomon Alexandre
Signature de Salomon Alexandre,
26 mars 1765 (3E 7147 AD Moselle)

2.1 - Moïse Blien
En 1750, Moïse Blien se retire à Mutzig après plusieurs années passées à Hoenheim, Bischheim et Strasbourg. Il est l'un des fournisseurs de l'armée du roi, chargé de livrer des grains, du fourrage et des chevaux. Banquier, il prête de grosses sommes à des nobles (les comtes de Linange-Dabo), à des magistrats et à des officiers. (6)
Cet Alsacien d'adoption a épousé la fille d'un négociant d'Obernai, Samuel Gompricht ; il est originaire de Bühl près de Rastatt, tout comme son parent - sans doute son neveu - Wolf Blien, établi à Zellwiller puis à Obernai. Des indices concordants nous font supposer qu'Aron, le père de Moïse Blien, appartient à la famille Ballin de Worms.
Moïse Blien vend tous ses biens alsaciens en 1754 et s'installe à Metz après un court séjour parisien, puis se retire de ses sociétés de Sarre en 1758. Nous savons qu'il poursuit ses activités dans l'industrie du fer car il signe encore plusieurs contrats en 1759 dans le Bühler Tal, région de ses origines, située entre Strasbourg et Rastatt. (7)

2.2 - Les frères Alexandre
Les trois frères Alexandre sont dits "de Bouxwiller", mais leur installation dans cette localité du Bas-Rhin (dépendant à l'époque du comte de Hanau-Lichtenberg) est récente. L'aîné, Seligmann, qui a lui aussi épousé une fille de Samuel Gompricht d'Obernai, est le beau-frère de Moïse Blien. Seligmann, davantage un lettré qu'un homme d'affaires, se retire rapidement des sociétés de forges. Le cadet, Samuel, décède vers 1763, et c'est le dernier frère, Salomon, qui s'implique le plus dans l'aventure sarroise (8).
Nous utilisons à dessein le mot aventure car, à côté de ses activités de maître de forges, Salomon se lance dans le commerce de bois à grande échelle et surtout prête de grosses sommes d'argent au comte Guillaume-Henri à partir de 1763. Salomon devait reverser au comte 15 000 livres par an pendant dix ans, à prendre sur l'exploitation d'une importante concession de bois consentie sur les propres forêts domaniales du comte. Mais rapidement ce sont 150 000 livres que le comte réclame de toute urgence pour subventionner ses dépenses extravagantes ; cette somme représente alors l'équivalent de l'impôt direct prélevé chaque année sur l'ensemble du comté. Trois années et trois contrats de bois plus tard, ce sont plus de 200 000 livres de liquidités qui ont été avancées au comte par Salomon Alexandre. Les remboursements tardant à venir, Salomon a été contraint d'effectuer des emprunts pour soutenir sa trésorerie ; ses créanciers s'impatientent. En situation de faillite, il s'enfuit à Bouxwiller le 17 novembre 1767. Le comte est furieux car tous les contrats signés sont brutalement interrompus ; la justice rattrape le fuyard, qui est emprisonné à Strasbourg en janvier 1768. Nous ignorons le dénouement de l'histoire, mais nous constatons que les parts de société de forges des Alexandre sont reprises par les frères Beer (9).

2.3 - Les Beer
Le premier Beer mentionné en Sarre est Beer Hertz, établi vers 1725 à Medelsheim, village situé sur les terres du comté de la Leyen, à quelques kilomètres de l'actuelle frontière française ; ce village fait aujourd'hui partie de la mairie de Gersheim. Il est évident que Beer Hertz traite ses affaires ailleurs que dans cette modeste localité, quelque part entre Sarrebrück et la vallée du Rhin ; sa fille aînée est d'ailleurs née vers 1723 à Ottersheim, commune à l'ouest de Worms, ce qui semble bien indiquer l'origine rhénane de cette famille (voir encadré et généalogie).
Beer Hertz a déjà une certaine surface financière quand il fait partie, en 1749, du premier consortium qui loue les forges de Fischbach, Scheidt et Geislautern. Dans les années qui suivent, Beer Hertz introduit progressivement dans les affaires ses fils Cerf, Mayer, Seligmann et Kauffmann, qui participent tous à l'exploitation des forges du comte de Nassau-Sarrebrück. En quelques années, Beer Hertz récupère petit à petit les contrats de bail et en 1766, alors qu'il a passé la main à ses fils - en société sous le nom Cerf Beer et Cie - les Beer dirigent désormais sept des dix forges du comté. De plus, ils achètent un moulin sur la Rosselle et obtiennent le droit de construire un nouveau marteau, deux tréfileries et une tôlerie dans une nouvelle usine nommée Styringer Drahtzug, à côté de l'actuelle Stiring Wendel. Pendant les neuf années suivantes, malgré la disparition de deux des frères Beer en 1774, cette famille domine l'économie du comté de Nassau-Sarrebrück, assure le bon fonctionnement des usines et s'enrichit considérablement.
En revanche, le prince Guillaume-Henri, décédé en 1768, met les finances de son état dans un tel désordre qu'il laisse à ses héritiers une situation ingérable. Sous la pression des créanciers et devant une faillite quasi-déclarée, ceux-ci ont recours à l'empereur qui nomme au début des années 1770 une commission "pour la régie et l'administration des revenus et l'acquittement de la dette de la maison de Nassau-Sarrebrück". Afin de remédier à temps à la ruine totale de forêts encore considérables mais déjà bien entamées par une surexploitation basée sur un besoin chronique d'argent, la commission résilie tous les baux accordés, diminue le nombre des usines et décide d'affermer celles qui restent à d'autres entrepreneurs que les Beer... : Leclerc de Dieuze et Joly de Nancy.
Le trust constitué par les frères Beer venait de disparaître et ainsi prenait fin brutalement une des premières expériences de concentration industrielle horizontale. Ce revers dût certainement contrarier Cerf Beer, mais il eut peu d'importance sur sa carrière personnelle et sa fortune. Gérant ses affaires avec prudence et sagesse, il avait évité de se retrouver dans la même situation que Salomon Alexandre et peut-être pressenti le caractère précaire de ses activités en Nassau-Sarrebrück. Fixé à Bischheim puis à Strasbourg, il avait redéployé la totalité des activités de sa famille sur le sol français. Cerf Beer avait réussi, pour services rendus au roi de France, à se faire octroyer des lettres de naturalité qui l'autorisaient à séjourner sur l'ensemble du royaume ; il était même parvenu à acquérir un fief : la seigneurie de Tomblaine près de Nancy.

IV - Le fonctionnement des forges : quantités et profits en jeu
1 - Les forges des frères Alexandre
forges Diderot
FORGES OU ART DU FER

(Source)
A défaut de comptes d'exploitation comparables à ceux d'aujourd'hui, il est difficile d'imaginer les profits engendrés par ces industries. Les éléments qui suivent illustrent la gestion des frères Alexandre.
Le contrat d'exploitation des forges du Halberg, signé le 7 août 1758 par les frères Alexandre prévoyait le droit de rechercher et d'extraire le minerai de fer nécessaire dans un périmètre étendu jusqu'aux frontières nord du comté de Sarrebrück.
Les quantités de matériau étaient considérables : la seule usine de Fischbach - admodiée en 1758 aux frères Alexandre - consommait 15 000 stères de bois par an ; moyennant un bail de 2500 livres, Salomon Alexandre s'engageait à fournir annuellement 1000 tonnes de fer au comte Guillaume-Henri.
D'un devis du 6 février 1765, réalisé sous la gestion de Salomon Alexandre, il résulte que la petite unité de Sulzbach consommait pour 6000 livres de minerai, 3200 livres de houille et 1500 livres de chaux ; le prix de vente du fer variait de 4 à 10 livres par zentner (50 kilos). Ce devis prévoyait un excédent de recettes annuel de 7700 livres. C'est dans cette usine que fut réussie en 1765 une première sur le continent : la réduction de la houille, c'est-à-dire la fabrication du coke, invention qui allait par la suite permettre de réduire l'utilisation massive de bois pour obtenir du fer. Le haut-fourneau de Sulzbach, chauffé au coke, fournissait en 1767 quelque 51 tonnes de fer.
2 - 1730-1800 : une évolution significative
De la période révolutionnaire ont été conservés quelques dossiers qui, vingt ans après la période des frères Beer, nous fournissent des éléments concrets. Ceux que nous avons choisis concernent les forges de Halberg :
- sur les six premiers mois de l'année 1796, l'usine dégageait un bénéfice de 61 000 livres.
- un rapport de l'an VI (1798) précise que l'on y produisait pour 140 000 francs de fers de toutes sortes ; après décompte des dépenses - 83 500 francs - et des frais de bail annuel - 7000 francs - le bénéfice dégagé était donc de 49500 francs.
- en l'an XII (1804), plus de trois cents ouvriers en moyenne étaient employés dans cette forge.
Ces chiffres sont à comparer avec les données antérieures à la reprise des forges par les entrepreneurs juifs. A l'époque, la seigneurie exploite elle-même les installations, qui sont loin de rapporter les bénéfices espérés ; ce sera l'origine de l'affermage aux sociétés Blien, Beer et Alexandre. Entre 1734 et 1738, trois rapports sur l'usine de Fischbach mentionnent :
- l'insuffisance des installations : l'usine ne peut débiter que 16 zentner de fer saumon (soit 800 kilos) par jour,
- la nécessité d'un magasin de stockage car poêles, marmites et pots en fonte rouillent en plein air et deviennent invendables.
- le profit annuel insuffisant, estimé à 5500 livres.
Comme nous l'avons signalé au paragraphe II, on passa entre 1730 et 1780 d'une coulée tous les quatre ou cinq jours à trois coulées par vingt-quatre heures.

V - Conclusion
Certes il y a eu d'autres exemples antérieurs de Juifs qui ont dirigé des forges en Sarre ou en Alsace ; voici les deux principaux que nous évoquerons brièvement :
Ces deux exemples illustrent le caractère artisanal de ces entreprises : des installations pourvues d'un seul haut-fourneau, qui alimentent le marché local et dégagent des bénéfices modestes.
Peinture de  Stengel
Peinture de Stengel (1748-1824) :
Sarrebrück la ville blanche
L'esprit d'entreprise de Moïse Blien, des frères Alexandre et particulièrement de la famille Beer donna une toute autre envergure à l'expérience industrielle qui se déroula dans le comté de Nassau-Sarrebrück.
Nul doute que ceux-ci donnèrent une sérieuse impulsion à l'ensemble de l'exploitation du minerai de fer en Sarre. Comme nous l'avons déjà mentionné plus haut, non contents de remettre en état des installations vétustes, ils construisirent de nouvelles unités et augmentèrent les capacités de production sur tous les sites.
Tout en contribuant à remplir les caisses du prince de Nassau, ils réalisèrent ainsi des bénéfices personnels importants et créèrent de nombreux emplois dans les vallées autour de Sarrebrück. Rappelons que cette ville ne comptait que soixante-dix habitants en 1637 et huit maisons seulement étaient intactes après son incendie par les troupes de Louis XIV ; en 1769, on y dénombrait déjà 2800 habitants et le prince de Nassau en avait fait sa résidence principale.
En l'espace de vingt-cinq ans, les entrepreneurs juifs avaient créé un tissu industriel qui fut aux X1Xe et XXe siècles l'un des pôles de prospérité de la Prusse puis de l'Allemagne.


Bibliographie générale
  • Kurt Hoppstädter, Der Jude in der Geschichte des Saarlandes, Kaiserslautern, 1943.
  • Albert Marx, Die Geschichte der Juden im Saarland vom Ancien Régime bis zum Zweiten Weltkrieg, Saarbrücken, 1992.
  • J. Gayot. et H. Herly., "La métallurgie des pays de la Sarre moyenne jusqu'en 1815", Les Cahiers Sarrois n°4, Berger-Levrault, 1928.

Les ALEXANDRE
Nous avons écrit que les frères Alexandre se sont installés depuis peu à Bouxwiller quand ils interviennent en Sarre en 1749. En effet, l'aîné Seligmann se marie en 1732 à Bouxwiller, tandis que leur père Süsskind Alexandre dit "de Pittlingen" semble bien correspondre à cet Alexandre Isaac recensé à Puttelange (Moselle) en 1721 et décédé peu après. Cet Alexandre nous parait être le fils de Isaac Rodefeld (ou Rothwelsch) natif de Worms et établi à Puttelange vers 1699. (10)
. Mentionnons enfin que Samuel, fils du lettré Seligmann (l'aîné des trois frères), épouse en 1764 Rivka, fille de Cerf Beer : un exemple de relation d'affaires qui se mue en relation de parenté.

Isaac RODEFELD, de Worms, établi à Puttelange en 1699
?
Alexandre Isaac recensé en 1721 à Puttelange,
= probablement Süsskind Alexandre de "Pittlingen", établi à Bouxwiller, d. avant 1744
Haim Pinhas
dit Seligmann
ALEXANDRE
x 1732 Mindel
fille de Samuel Gompricht d'Obernai
Zalman
dit Salomon
ALEXANDRE
x 1744 Feigel
fille d'Israël Reichshoffer de Bouxwiller
Nesanel
dit Samuel
ALEXANDRE
x 1744 Zipora
fille de Jonas de La Walck
Nesanel Samuel
x 1764
Rivka fille de Cerf Beer
Gitlé
x 1766
Abraham fils de Moïse Elias fermier des forges de Zinswiller
Haya Zibora
x 1767
Amschel Doeblitz de Francfort
Alexandre
x 1763
Elle fille de Leyser de Surbourg
Edel
x 1767
Wolff Lippmann Bouxwiller

Les BEER
Cerf Zacharias, neveu de Cerf Beer, obtint pendant quelques mois en 1797 le bail des forges de Fischbach ; c'est lui qui nous a mis sur la piste des origines de la famille Beer.
Les parents de Cerf Zacharias sont Zacharias Jacob, qui demeure à Halberg, et Rivka Beer, soeur aînée de Cerf Beer, née non pas à Medelsheim mais à Ottersheim dans le Palatinat ; il y a deux localités de ce nom : l'une proche de Landau, et l'autre proche de Dalsheim, à l'ouest de Worms. Nous privilégions personnellement la seconde, car Cerf Zacharias naît vers 1748/1751 à Kaiserslautern, sur la route reliant Worms à Sarrebrück.
Fleury mentionne (11) deux contrats de mariage intéressant les Zacharias :
L'examen des signatures en hébreu nous permet de constater que les parents de Frentgen sont tous les deux des Kannstatt (ou Cannstatt).
En d'autres termes, Moïse Zacharias Cannstatt de Mayence a épousé Rachel, une cousine, dont le père, Zacharias Jacob de Halberg, est fort probablement natif de Mayence et se rattache aux nombreux Cannstatt de cette ville.

Contrat de mariage
Contrat de mariage de Marx ISAAC et Frentgen KANSTATT,
passé le 13/11/1782 à Sarreguemines
(AD Moselle, liasse 3 E 7248)


La signature de l'aïeul Zacharias Jacob se trouve en haut à gauche, en allemand et en hébreu :
  • "Zachras (sic) Jacob" et "Issachar bar Yakov"
Au centre, la signature en allemand du père de la mariée traverse la page ; sa signature hébraïque est en dessous :
  • "Moyses Zacharias Kanstatt aus Mag(e)ntz" et "Moshe Knshtt mi Ments"
"Magentz" et "Ments" correspondent à la ville de Mayence. Dans le quart inférieur droit, on lit les signatures en allemand et en hébreu de :
  • la mariée, Frentgen Kanstatt : "Freidchen Kanstadt" et "Fradché Kanshtat"
  • la mère de la mariée, Rachel Zacharias : "Rachel Zachrias" et "Rel Kanshtat"

L'accès aux données du Memorbuch de Mayence nous a permis d'aller plus loin et de bâtir la généalogie suivante sur laquelle nous travaillons actuellement : elle comporte encore des points hypothétiques mais nous la proposons néanmoins aux lecteurs de cet article.
Le rattachement supposé de Beer Hertz par sa mère aux Cannstatt et Gans est motivé par la répétition des prénoms Beer et Rivka ; il y a plusieurs individus porteurs des prénoms Beer Hertz et Hertz Beer (Hertz = Cerf) dans la famille Gans de Francfort au XVIIIe siècle. Le prénom Baer ou Beer de l'ancêtre Gans se transmet dans cette branche de la famille Canstatt sous la forme Zacharias, dérivée de Sachar, c'est-à-dire de l'hébreu Issachar.
Nous voulons porter à la connaissance des lecteurs un renseignement provenant des travaux publiés récemment par une historienne allemande qui s'est intéressée aux communautés juives des vallées de la Sarre et de la Moselle au XVIIIe siècle. Enumérant les chefs de famille installés à Illingen après 1750, Cilli Kasper-Holtkotte mentionne parmi ceux-ci Isaac Joseph de Steinbach dans le comté de la Leyen, établi à Illingen en 1760, le qualifiant de "cousin de Beer Hertz qui percevait le péage corporel en Nassau-Sarrebrück".
Cet Isaac (vers 1730-avant 1792) est le frère aîné de Simon (1742-1812), l'ancêtre des Joseph de Grosbliederstroff en Moselle ; Isaac, Simon, et leurs frères et soeurs sont natifs de Wallerstädten, localité au sud-est de Mayence. Nous n'avons jusqu'ici pas éclairci ce cousinage, mais nous avons relevé que Jendel, fille de Simon Joseph, épouse en 1805 à Grosbliederstroff Abraham Beer, fils de Beer Jacob de Beidelstein (localité non située ; l'identification avec Beilstein sur Moselle, en aval de Trêves, est incertaine). Or Joseph Hertz, fils de Hertz Jacob de Beidelstein et probable cousin germain d'Abraham Beer, se marie par contrat en 1786 à Welferding (Moselle) ; le témoin de Joseph Hertz n'est autre que Cerf Zacharias de Sarrelouis, petit-fils de Beer Hertz par sa mère Rivka ... !
A défaut de pouvoir préciser les liens entre la famille de Cerf Beer, les Joseph, et les Beer ou Hertz de Beidelstein, nous identifions ici un même cercle de familles apparentées.


Nos remerciements vont en priorité à M. Walter PETTO, historien sarrois qui nous avait amicalement envoyé voilà quelques années de nombreux documents et articles sur ce sujet ; nous lui avions promis de rédiger cette contribution, prête seulement, hélas, après son récent décès.
Nous ne voulions pas manquer de signaler notre dette à son égard.

Pascal Faustini

(Cet article a été publié dans L'almanach du KKL 2009/2010)

***


Notes

1.  André-Marc Haarscher, Les Juifs du Comté de Hanau-Lichtenberg entre le XIVe siècle et la fin de l'Ancien Régime, collection Recherches et Documents, tome 57, Société Savante d'Alsace, 1997. retour

2.  L'affermage est une convention par laquelle un propriétaire (le seigneur) abandonne à quelqu'un (l'admodiateur ou le fermier) pour un temps déterminé (bail) la jouissance d'un domaine ou d'une exploitation (voire la perception de certains droits) moyennant une redevance en argent ou en nature (parfois les deux). retour

3.  La castine est un calcaire utilisé comme fondant et comme épurateur dans l'élaboration de la fonte en haut fourneau. retour

4.  Contrat conservé au Landeshauptarchiv de Coblence, Abteil 22, n° 2630, cité par Herbert SCHULER, Fischbach 1718-1978, Fischbach, 1978, pages 438 à 441. retour

5.  Idem, p. 442. retour

6.  Jean DALTROFF, "Moïse Blien, ou l'exceptionnelle carrière d'un fournisseur alsacien des armées du roi et prêteur d'argent au XVIIIe siècle", Archives Juives, 1989. retour

7.  Actes conservés au Generallandesarchiv de Karlsruhe, Bestand 229. retour

8.  Sur les Alexandre de Bouxwiller, consulter André-Marc.HAARSCHER, op. cit. ; pour les contrats de mariages mentionnés dans le schéma généalogique, voir André Aaron FRAENCKEL, Mémoire juive en Alsace, contrats de mariage au XVIIIe siècle, ed. du Cédrat, Strasbourg, 1997. retour

9.  Erich NOLTE, "Der Fall Salomon Alexander"", Zeitschrift für die Geschichte der Saargegend, 16e année, Saarbrücken, 1968. retour

10. Archives départementales de la Meurthe-et-Moselle :
- 3 F 502, Etat nominatif des chefs de familles juives établies dans le bailliage d'Allemagne, "tant auparavant le traité de Riswick qu'après" (document daté d'environ 1705).
- Etat nominatif des familles juives admises en Lorraine, annexé à la déclaration du duc Léopold du 20 octobre 1721, in Recueil des édits du règne de Léopold Ier, Nancy 1733. Le document original est perdu, il n'est connu que par sa publication dans le recueil cité ci-dessus, tome II, pages 510-511. retour

11. Jean FLEURY, Contrats de mariage juifs en Moselle avant 1792, réédition par le Cercle de généalogie juive, Paris, 1999. retour



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