pétition des juifs établis en france
adressée à l'assemblée nationale,
le 18 janvier 1790, sur l'ajournement du 14 décembre 1790.


lettre des juifs établis en france à monsieur le président de l'assemblée nationale

monsieur le président,

Nous sommes instruits qu'une adresse des Juifs de Bordeaux vient d'être présentée à l'Assemblée nationale. Cette adresse nous est même parvenue ; & elle nous a déterminés à précipiter le mémoire que nous avons l'honneur de vous adresser, afin que notre sort puisse être décidé en même temps que celui de nos frères de Bordeaux.
Ceux-ci, monsieur le président, ont eu jusqu'à présent, à la vérité, quelques privilèges dont nous n'avons pas joui. Mais nous ne croyons pas qu'il soit dans l'intention de l'Assemblée nationale, que des hommes, dont la religion & les principes sont les mêmes, aient en France une existence différente, parce qu'ils n'habitent pas la même province.
Nos demandes principales sont les mêmes que les leurs ; à l'exception que ce qu'ils demandent à conserver, nous demandons à le conquérir. Mais il y a des choses dont ils ne jouissent pas encore, & qu'ils doivent, en conséquence, demander, pour parvenir à l'entière jouissance des droits de citoyens ; nous les demandons aussi ; & notre cause s'identifie absolument avec la leur.
Nous pensons donc que l'Assemblée nationale ne jugera pas l'une sans l'autre, parce qu'il ne nous paroît pas qu'elle puisse avoir des motifs pour les séparer.
Au reste, nous nous soumettons d'avance avec respect à ce qui sera décidé par cette auguste Assemblée. Nous vous prions, monsieur le président, de vouloir bien l'en assurer, en lui faisant lecture de cette lettre, & en la suppliant de notre part, d'indiquer un jour fixe & prochain, auquel la discussion relative à nos demandes puisse être renvoyée.
Nous sommes avec un profond respect,
de monsieur le président,
Les très humbles & très obéissants serviteurs

  MEYER-MARX,
BER-ISAAC-BERR,
DAVID SINTZHEIM,
THEODORE-CERF-BERR,
LAZARE-JACOB,
TRENELLE, père.
  Députés
CERF-BERR,   ci-devant Syndic-général des Juifs.

pétition des juifs établis en france adressée à l'assemblée nationale,le 18 janvier 1790, sur l'ajournement du 14 décembre 1790.

Une grande question est pendante au tribunal suprême de la France. Les Juifs seront-ils, ou ne seront-ils pas citoyens ?
Déjà cette question a été agitée dans l'assemblée nationale ; & des orateurs, dont les intentions étoient également patriotiques, ne se sont point accordés dans le résultat de leur discussion.
Les uns vouloient que les Juifs fussent admis à l'état civil.
D'autres soutenoient cette admission dangereuse.
Une troisième opinion consistoit à préparer, par des réformes graduées, l'amélioration entière du sort des Juifs.

Au milieu de tous ces débats, l'assemblée nationale a cru devoir ajourner la question ; & le décret du 24 Décembre dernier, relatif à cet ajournement, est peut-être un des actes qui honorent le plus la prudence et la sagesse de cette assemblée.
Cet ajournement a été fondé sur la nécessité d'éclaire davantage une question aussi importante, de prendre des renseignements plus positifs sur ce que font, & ce que peuvent être les Juifs ; de connoître plus exactement ce qui est en leur faveur & ce qui leur est contraire ; de préparer enfin les esprits, par une discussion approfondie, au décret, quel qu'il soit, qui prononcera définitivement sur leur destinée.
On a dit aussi que l'ajournement avoit été fondé sur la nécessité de savoir positivement quelles etoient les véritables demandes des Juifs ; attendu, ajoutoit-on, les inconvéniens d'accorder à cette classe d'hommes des droits plus étendus que ceux qu'elle désire.

Mais il est impossible qu'un pareil motif ait dirigé le décret de l'assemblée nationale.
D'abord, le vœu des Juifs étoit parfaitement connu, & ne pouvoit être équivoque. Ils l'avoient exposé clairement dans leurs adresses des 26 & 31 Août dernier. Ceux de Paris l'ont répété dans une nouvelle adresse du 24 Décembre. Ils demandoient que, toutes les distinctions avilissantes sous lesquelles ils ont gémi jusqu'à ce jour étant abolies, ils fussent déclarés citoyens.
Mais d'ailleurs, comment pourroit-on supposer que les législateurs, qui font remonter tous leurs principes à la source immuable de la raison & de la justice, aient voulu se détourner ici de leur marche accoutumée, pour chercher ce qu'ils doivent faire, non dans ce qui doit être, mais seulement dans ce qui leur est demandé ? Si, par une suite de l'avilissement auquel les Juifs ont été condamnés, il étoit possible qu'ils eûssent montré ou qu'ils montrassent encore quelque insouciance pour la conquête de leurs droits, & que cependant, il fût démontré que ces individus ne peuvent conserver leur état actuel sans compromettre le nom François, & sans nuire essentiellement aux intérêts de la France ; s'il étopit démontré que la régénération, qui est presque consommée, ne pourroit subsister à côté du sort affligeant des Juifs ; croit-on que l'assemblée nationale aurait le droit de faire céder l'intérêt public à des demandes inconsidérées, & qu'il ne fût pas au contraire de son devoir, de relever des hommes qui voudroient rester avilis, en les forçant d'accepter une destinée, dont l'influence ne se bornant pas à eux seuls s'étendroit encore sur tous les François ?

Ce n'est donc point parce qu'on a cru important de connoître, au juste, quelles sont les demandes des Juifs, mais parce que la question a été jugée digne d'un examen approfondi, qu'elle a été ajournée.
Leurs demandes, au reste, comme nous venons de le dire, sont bien connues ; & nous les répétons ici. Ils demandent à être citoyens.
et le droit qu'ils ont d'être déclarés tels ; l'avance qui en résultera pour la France ; les inconvénients qui feroient la suite d'un décret opposé à leur vœux ; tous ces moyens, & d'autres encore, seront exposés dans cet écrit, avec l'énergie qui convient à des homme qui réclament, non une grace, mais un acte de justice.
Enfin, aucune des objections faites par leurs adversaires, ou plutôt par ces adversaires de leur admission à l'état civil, ne restera sans réponse.

Peut-être auroient-ils mieux fait de s'abandonner entièrement aux défenseurs qu'ils ont déjà trouvés, et qu'ils trouveront encore dans l'assemblée nationale (1).
Mais ils ont pensé que sur une question où il s'agit de leur vie ou de leur mort sociales, c'étoit pour eux un devoir indispensable de se défendre eux-mêmes & ils n'ont plu résister à l'impulsion qui les a portés à le remplir.
Ils le feroient d'ailleurs attirés, par leur silence, l'objection favorite de ces hommes qui, toujours prêts à les accuser, auroient fait servir leur indifférence apparente à un reproche d'incapacité ; & ils combattent, au moins, ou préviennent cette objection.

Le plan qu'ils se proposent est vaste. Mais ils feront en sorte de tout abréger ; & souvent, ils se borneront à indiquer les objets, au lieu de les développer. S'ils n'avoient à convaincre que la Justice, ils auroient bien peu de choses à dire. Mais ils ont à combattre un préjugé ; & ce préjugé est si avant encore dans ben des esprits, qu'ils craindront toujours de n'en pas dire assez. On raisonne, d'ailleurs, de leur religion, de leurs mœurs, de leurs loix, comme si on connoissait parfaitement tous ces objets ; & il importera de relever des erreurs, qui sont, à cet égard, répandues, accréditées, & qui perpétuent le préjugé sous lequel les Juifs restent opprimés.

Voici, au reste, le plan de leur mémoire.
- Ils commenceront par établir les principes qui réclament pour les Juifs le droit de citoyens.
- Ils prouveront, ensuite, que la France est elle-même intéressé à ce que ce droit leur soit accordé.
- Ils retraceront & combattront les objections, sur lesquelles on se fonde pour leur refuser l'état civil.
- Enfin, ils démontreront que le droit de citoyens doit être accordé aux Juifs, sans restriction & sans retard ; c'est-à-dire, qu'ils seroit à la fois injuste & dangereux de vouloir les préparer à le recevoir par des améliorations graduées, & qu'il y auroit aussi injustice & danger à ne pas les en revêtir avec la plus grande promptitude.

commençons par les principes qui réclament impérieusement l'élévation des Juifs au rang de citoyens.

Un premier principe, c'est que tous les hommes domiciliés dans un empire, & vivant comme sujets de cet empire, doivent indistinctement participer au même titre & jouir des mêmes droits. Ils doivent tous avoir le titre & posséder les droits de citoyens.
Par leur domicile, en effet, & par leur qualité de sujets, ils contractent l'obligation de servir la patrie ; ils la servent réellement ; ils contribuent à l'entretien de la force publique : & la force publique doit une égale protection & une répartition égale de jouissances à tous ceux qui concourent à la former. Il seroit d'une extrême injustice qu'elle ne rendit pas à tous, dans la même proportion, ce qu'elle reçoit de tous, & que les uns fussent favorisés par elle au préjudice des autres. Ces idées n'ont pas besoin d'un plus grand développement ; leur évidence frappe tous les esprits.

Il n'y a plus maintenant qu'une seule chose à examiner : les Juifs qui vivent en France y sont-ils, ou n'y sont-ils pas domiciliés ? Y vivent-ils, ou n'y vivent-ils pas comme sujets de la France ?
Assurément, on n'aura jamais la pensée de les y regarder comme ETRANGERS ; soit parce qu'ils seroient dans une impossibilité absolue de s'assigner une autre patrie ; soit parce qu'ils naissent, qu'ils s'établissent, qu'ils ont leur famille en France ; que dans certaines villes, ils ont même des quartiers séparés qui leur sont attribués ; soit enfin parce qu'ils payent tous les impôts auxquels le François est assujetti, indépendamment des autres taxes qu'on leur fait encore payer à part.
Les Juifs ne sont donc point des étrangers en France. Ils sont sujets de cet empire ; & par conséquent, ils sont & doivent être citoyens. Car dans un Etat, quel qu'il soit, on ne connoît que deux classes d'hommes, les citoyens & les étrangers. Ceux qui ne sont pas dans la seconde classe doivent être dans la première. Les Juifs, encore une fois, sont donc & doivent être citoyens.

A la vérité, ils sont d'une religion réprouvée par celle qui domine en France. Mais le temps n'est plus où l'on disoit que c'étoit la seule religion dominante qui donnoit le droit aux avantages, aux prérogatives, aux emplois lucratifs & honorables de la société. Longtems on a opposé aux Protestans cette maxime, digne de l'Inquisition ; & les Protestans n'avoient point d'état civil en France. Aujourd'hui, ils viennent d'être rétablis dans la possession de cet état ; ils sont en tout assimilés aux Catholiques ; la maxime intolérante que nous venons de retracer ne pourra plus leur être opposée. Pourquoi continueroit-on de s'en faire un argument contre les Juifs ?

En général, les droits civils sont entièrement indépendans des principes religieux. Et tous les hommes de quelque religion qu'ils soient, à quelque secte qu'ils appartiennent, quelque culte qu'ils pratiquent, pourvu que leur culte, leur secte, leur religion n'offensent pas les principes d'une morale pure & sévère, tous ces hommes, disons-nous, pouvant tous également servir la patrie, défendre ses intérêts, contribuer à sa splendeur, doivent tous également avoir le titre & les droits de citoyens.

Que résulteroit-il du système contraire, en vertu duquel ce seroit la seule religion dominance & d'autres religions dont les dogmes approcheroient plus ou moins de celle-là, qui pourroient conférer ce titre & ces droits ? Il en résulteroit que ce seroit ériger en principe, que la force doit prévaloir sur la foiblesse, le plus grand nombre sur le plus petit ; tandis que les doits sociaux ne doivent être calculés & mesurés que par la justice.
Il en résulteroit que, dans les pays où ce n'est point la religion catholique qui est la religion dominante, les Catholiques pourroient être légalement soumis à toutes les injustices dont on accable aujourd'hui les Juifs.
Il en résulteroit que qu'il est permis ou de violenter les consciences, ou de les séduire. Car, vous les violentez, en usant de persécutions pour forcer les individus d'abjurer leur culte ; vous les séduisez, en leur offrant plus d'avantages dans la Religion dominante que dans la leur.

Et vous savez que la violence n'est pas plus permise ici que la séduction. Vous savez qu'en matière de croyance, c'est à l'évidence seule, & non à la force, que l'homme doit soumettre sa raison. Vous savez que, par la force, vous ne gagneriez que des indifférens ou des hypocrites, & que la Religion auroit plus à se plaindre qu'à s'applaudirai de pareilles conquêtes. Vous savez enfin, que le juif est attaché à sa Religion, comme vous à la vôtre, & que les injustices ne sont pas plus permises envers, qu'elles ne le seroient contre vous-mêmes ; que c'est d'elle-même & d'elle seule que la conscience peut recevoir ses inspirations ; que nu Etre sur la terre n'a le droit de lui commander ; & qu'il n'y a que Dieu seul qui puisse demander compte aux hommes de leurs opinions relatives à lui, & de la forme sous laquelle ils lui rendent leurs hommages.

Il sera permis aux Juifs se représenter qu'une Religion n'auroit le droit de s'arroger quelque empire sur une autre, que si elle pouvoit offrir, en faveur de l'excellence de son origine, cette évidence irrésistible, dont la lumière doit frapper & convaincre, à la fois, tous les esprits. Mais que, s'il est impossible de supposer qu'elle ait pour tous une telle évidence, il est impossible également qu'elle oblige tous les citoyens ; que, s'il est impossible qu'elle les oblige tous, ce n'est point un délit de ne pas croire à ce qu'elle enseigne ; & que, si ce n'est point un délit, il ne peut point y avoir de peine prononcée contre ceux qui refusent de se soumettre à ses dogmes.

Aussi, le mot de Tolérance, qui, après tant de siècles & tant d'actes intolérans, paroissoit être un mot d'humanité & de raison, ne convient-il plus à une Nation qui veut affermir ses droits sur la base éternelle de la justice. Et l'Amérique, à qui la politique devra tant d'utiles leçons, l'a rejeté de son code, comme un terme qui tendoit à compromettre la liberté individuelle et à sacrifier certaines classes d'hommes à d'autres classes.
Tolérer, en effet, c'est souffrir ce qu'on auroit le droit d'empêcher ; & la religion dominante qui, seule peut-être, à la différence des autres religions, doit avec des ministres avoués par la nation & un culte payé par elle, n'a pas le droit d'empêcher qu'une autre religion s'élève humblement à côté d'elle. On la conséquence nécessaire de ce principe, c'est que les religions différentes ayant toutes des droits égaux, il seroit contradictoire qu'il y en eût une qui donnât un droit de prééminence sur une autre, relativement aux fonctions de citoyens.
Si l'on veut se convaincre davantage de cette vérité, que l'on réfléchisse à la nature de ces fonctions. Elles consistent à payer à l'état les contributions qui sont le prix de la tranquillité & de la sûreté publiques ; à défendre la Patrie tant des divisions intestines que des guerres du dehors ; à concourir par ses talens, par ses lumières, par ses vertus, à la gloire de la Nation. Or, pour remplir tous ces devoirs, est-il nécessaire d'être de telle ou de telle Religion, d'adopter ou de rejetter tel ou tel Dogme ? Quand des hommes, réunis pour la défense commune, servent avec une égale ardeur la chose publique, va-t-on leur demander ce qu'ils croyent ou ce qu'ils ne croyent pas ? S'inquiète-t-on, en un mot, de la nature de leurs Dogmes ? Ce qu'ils font n'importe-t-il pas plus que ce qu'ils croyent ? Dès lors leur culte, quelqu'il soit, peut-il être la mesure des droits qui doivent leur être accordés !

Ainsi, deux principes incontestables assurent aux Juifs le droit de citoyens.
D'abord, leur qualité seule de sujets du Royaume leur assure ce droit ; nous l'avons prouvé.
Leur Religion particulière ne peut pas le leur enlever ; nous venons de l'établir.
C'est donc une suite nécessaire des vrais principes, qu'ils soyent déclarés citoyens ; & il est impossible qu'ils ne soyent pas déclarés tels.

Mais après avoir prouvé ce que la Nation est obligée de faire pour eux, par esprit de justice, il ne faut pas perdre de vue ce qu'elle doit faire par intérêt pour elle-même.

Les Juifs voyent régner la liberté autour d'eux. Ils la voyent & l'adorent. S'ils n'en jouissent pas comme tous ceux qui les environnent, si leur état empiroit par la comparaison perpétuelle de leur sort & de celui des autres hommes ; ah ! (leur sera-t-il permis de le dire) des destinées plus heureuses leur sont promises dans un Etat voisin, où ils viennent d'être restitués dans l'exercice de tous les droits civils : & pourroit-on les blâmer d'aller chercher la tranquillité & le bonheur, où le bonheur & la tranquillité les appellent ?

Jusqu'à présent, dira-t-on, ils étoient avilis ; & n'ont pas néanmoins abandonné la France ! - Non, ils ne l'ont point abandonnée ; mais alors, au moins ils avoient l'espérance d'un meilleur sort ; & s'ils ne l'obtiennent pas à l'époque où nous sommes, dans quel tems veut-n qu'ils espèrent de l'obtenir ? - Ils n'ont pas jusqu'à présent abandonné la France ! Mais jusqu'à présent, tout fléchissoit sous la loi du plus fort ; & la soumission commune servoit d'exemple à la leur. Pourroient-ils aujourd'hui avoir le courage de souffrir des maux excessifs, lorsque la Nation n'a pas eu celui d'en supporter de moindres ? - Ils n'ont pas jusqu'à présent abandonné la France ! Mais jusqu'à présent, c'étoit le préjugé qui les opprimoit, plutôt que la loi elle-même ; & ils ne sont pas encore assez avilis, pour consentir aujourd'hui à se courber sous une oppression légale, lorsque les Représentans de la Nation ont déclaré que tous les hommes sont égaux en droits, & qu'ils ont mis au nombre de ces droits, La résistance à l'oppression (2). En France, les JUIFS ne seroient donc pas des HOMMES !

Sages Représentans de la Nation, ne retenez donc point les Juifs dans l'état d'avilissement auquel ils ont été condamnés jusqu'à ce jour. Ils le disent à regret ; mais vous leur saurez gré peut-être de leur sensibilité & de leur franchise. L'Autriche est à votre porte ; & il seroit à craindre que l'Autriche eût bientôt recueilli dans son sein quelques-uns de ces hommes qu'on voudroit continuer à traiter en esclaves au milieu de vous, & qu'elle traite chez elle en hommes libres. C'est alors que vous vous plaindriez bien davantage & de la langueur du commerce, & de la rareté du numéraire, & de la mendicité qui vous assiège de toutes parts, & qui trouve chez eux, quoiqu'on en dise, des hommes charitables qui la consolent & qui la secourent. Quelques-uns des Juifs sont riches. Presque tous s'adonnent au commerce, puisque les autres occupations leur sont interdites. La France est-elle bien en état de faire à ses voisins le présent de leur activité et de leurs richesses ?

François, n'oubliez pas que toutes les fois que, sur des accusations calomnieuses les Juifs ont été chassés de France, votre intérêt vous a bientôt forcés de les y faire rentrer ; & que l'un de vos Rois (3) dans ses Lettres-Patentes concernant le rappel des Juifs, disoit en propres termes, qu'il ne trouvoit pas d'autres moyens pour rétablir les finances épuisées, qu'en rappelant des gens propres à faire fleurir le commerce & circuler l'argent.
Voyez d'ailleurs l'Espagne, où l'agriculture est languifiante, & où l'agriculture fleuriroit, si trois cens mille Juifs qui en ont été chassés, y existoient encore. Et que le triste exemple de ce Royaume soit une une leçon utile pour le vôtre.

On répondra peut-être à tout cela, que les Juifs ont l'habitude de l'oppression, qu'ils auroient encore le courage de la supporter, & qu'ils ne déserteroient pas la France. - Eh bien, croit-on que l'état d'avilissement dans lequel la plupart d'entre eux sont, pour ainsi dire, repoussé continuellement par les institutions humaines, n'auroit pas une influence extrêmement dangereuse sur le peuple libre au milieu duquel ils vivroient, & qu'il est prudent de nourrir ce honteux spectacle à côté des passions nobles que doit enfanter la liberté ? Il faut ajouter que si les Juifs restoient au milieu de vous sans avoir le droit de citoyens, ils consommeroient vos productions, sans rien produire eux-mêmes ; qu'ils seroient servis par la chose publique, sans que la chose publique fut servie par eux ; qu'ils conserveroient toujours l'esprit de leur corps, sans jamais prendre celui de la Nation ; qu'ils attireroient tout à eux enfin, sans jamais rien faire pour le bien de la Patrie ; & voilà comment ils se vengeroient nécessairement, & par la nature même des choses, de la distinction qui seroit établie entre eux & les autres hommes.

Soit qu'ils abandonnassent le Royaume, soit au contraire, qu'ils continuassent à y fixer leur séjour, le décret qui ne leur accorderoit pas le droit de citoyens, seroit donc également préjudiciable à la France.
Mais qu'une existence civile, & entièrement semblable à celle des autres François leur soit accordée ; & tout-à-coup le commerce prendra dans leurs mains un nouvel essor ; l'industrie, une activité nouvelle.
Bientôt encouragés par l'amélioration de leur destinée, & pouvant à leur gré, diversifier leurs occupations, ils tenteront de fabriquer eux-mêmes des marchandises, que l'Etranger fournit au Royaume, à grands frais.
Ils cultiveront certains Arts, en perfectionneront d'autres, & établiront ainsi une concurrence, toujours, & sous tous les points de vue, favorable au Peuple.
Pourquoi ne reprendroient-ils pas aussi la vie agricole, qui étoit celle de leurs ancêtres en Palestine ?

En un mot, à la différence du moment actuel, où le Commerce, qui est la seule branche d'industrie permise aux Juifs, isole entièrement ces hommes des autres hommes, il arrivera que la faculté qu'ils auront d'acquérir des immeubles, de vendre & d'acheter ouvertement des marchandises, de cultiver des terres, de se présenter dans les Assemblées publiques, multipliera leurs rapports, leu fera perdre insensiblement l'esprit d'isolement, dont la plupart d'entr'eux sont pénétrés, les intéressera, par degrés, au bonheur de la Patrie, comme la leur propre, & en fera de bons & d'utiles citoyens.

Il ne faut point oublier un article important de prospérité pour la France, qui résultera de l'admission des Juifs à l'Etat Civil. C'est un accroissement prodigieux de population.
Si la France étoit un Etat d'une médiocre étendue, & dont le sol fût ingrat & pauvre, le produit de ses terres et de son Commerce ne suffiroit pas aux besoins d'un plus grand nombre d'Habitans ; & par cette raison, une population plus considérable, lui seroit plus nuisible qu'avantageuse, puisque cette population ne pourroit s'effectuer qu'au préjudice de ses habitans actuels.
Mais considérez l'étendue du territoire de la France, la richesse de son sol, le génie industrieux des François ; & voyez si on n'éleveroit pas encore à un plus haut degré de puissance, ce Royaume déjà si puissant, en fécondant toutes les ressources qu'il présente ; en donnant plus d'activité à son Commerce ; en mettant à profit toute son industrie ; en cultivant soigneusement ses terres, en cultivant surtout celles qui sont incultes. Or, vous parviendrez facilement à ces résultats désirables par une population plus nombreuse. Il est donc nécessaire de favoriser la population ; & vous la favoriserez, en donnant aux Juifs tous les droits de citoyens.
Non seulement, en effet, vous conserverez les Juifs qui existent en France ; mais ceux là même, bientôt vous en verrez croitre le nombre au milieu de vous, par l'effet seul de l'amélioration de leur sort. Leurs usages, leurs mœurs, leurs Loix-mêmes, encouragent parmi eux la propagation de l'espèce humaine; & leur population, lorsqu'elle n'est point arrêtée par le malheur, est véritablement hors de rapport avec celle des autres hommes.

On se récriera, peut-être, sur cet accroissement de population. Il auroit été dangereux dans l'ancien état des choses. Il sera très-utile dans celui qui se prépare. Si les Juifs, en effet, sont déclarés citoyens, plus il y en aura, & plus il y aura de bras consacrés au service de la patrie.

Nous n'ajouterons pas qu'en accordant aux Juifs l'existence civile à laquelle ils ont droit, vous attirez à l'instant en France, un grand nombre de ceux qui sont répandus sur la surface du globe, & qui, dans divers Royaumes, sont exposés à tant de traitements odieux, &à tant de barbares insultes. Il est au-dessous de la justice & de la générosité Françoises de calculer ainsi les moyens de bonheur & de prospérité, & de fonder sa richesse sur les dépouilles des autres Peuples. Mais du moins, il sera beau et honorable pour la France d'être un asile ouvert à l'humanité persécutée. Et elle forcera ainsi les autres Puissances ou les autres Nations à être justes comme elle, en leur montrant tout ce qu'on perd à ne pas l'être.

Mesurez donc actuellement les avantages qui résulteront de l'admission des Juifs à l'Etat civil, avec les inconveniens qui résulteroient de cette non-admission ; & voyez ce que vous auriez à faire, si la justice ne vous recommandoit pas, indépendamment de votre intérêt & de votre gloire, de traiter cette classe d'hommes en citoyens.
La justice, votre intérêt, votre gloire, tout réclame donc en faveur des Juifs le titre & les droits dont vous jouissez vous-mêmes.

Cette conséquence dérive essentiellement de principes qu'il est impossible de combattre, & des faits qu'il est également impossible de nier. Il n'y auroit que des considérations particulières relatives aux Juifs, qui pourroient atténuer la force de cette conséquence ; & il faudroit que ces considérations fussent bien puissantes, il faudroit qu'elles démontrassent invinciblement, par les mœurs, par le caractère, par ces usages & par les Loix des Juifs, l'impossibilité & même le danger de faire autre chose de cette classe d'hommes, qu'une classe protégée par la Nation qui lui donne un asile.

examinons & pesons les considérations diverses qu'on oppose au vœu des juifs, & aux principes qui consacrent leur vœu.

Mais avant de retracer ces objections &d'y répondre, il est important de se rappeler qu'il y a deux ans, lorsqu'il s'agissoit d'améliorer le sort des Protestans, il n'y eût pas d'argumens qu'on ne se permît pour faire avorter la Loi qui ne faisoit cependant que les relever de l'oppression sous laquelle ils gémissoient, sans leur donner aucune espèce de droits. Quelques esprits, ennemis de toute innovation, croyoient voir dans l'enregistrement de cette Loi, la subversion de l'Empire François ; & un parti nombreux & violent s'opposa longtems à l'accomplissement des vœux du Monarque & de la saine partie de la Nation. La Loi a été néanmoins enregistrée ; le feu s'est apaisé ; la raison a pénétré dans les esprits qu'elle n'avoit pas convertis encore ; & le décret, qui va bien plus loin que la Loi de 1787, puisqu'il assimile en tout les Protestans aux Catholiques, ce décret n'a trouvé dernièrement aucune opposition dans l'Assemblée Nationale.

Ne soyons donc point effrayés des objections qu'on accumule contre les Juifs. Elles font l'effet d'un préjugé semblable à celui qui vouloit étouffer la réclamation des Protestans ; & et le même sort leur est réservé. Tant qu'un certain ordre de choses existe, il a toujours plus ou moins de défenseurs ; car autrement, il n'existeroit plus. Aussi les innovations, quelles qu'elle soient, rencontrent toujours des obstacles plus ou moins puissans, à raison de la nature & de l'ancienneté des préjugés qu'elles attaquent & des abus qu'elles dénoncent. Mais quand elle sont depuis long-tems sollicitées par la voix publique, quand leur nécessité est reconnue par la partie la plus éclairée de la Nation, le préjugé succombe, les abus sont proscrits, les innovations triomphent ; & l'on finit par être plus étonné des oppositions qu'elles ont rencontrées, que les opposans n'ont jamais pu l'être des innovations elles-mêmes.

Quoiqu'il en soit, examinons les objections faites contre l'admission des Juifs à l'état-civil.
On leur reproche en même-tems & leurs vices qui les rendent indignes de cet état, & leurs principes qui les en rendent à la fois indignes & incapables.

Un coup-d'œil rapide sur la destinée aussi bizarre que cruelle de ces malheureux individus, écartera peut-être la défaveur dont on cherche à les couvrir, &montrera si l'on est en droit de leur faire tous les reproches qu'on leur adresse.
Toujours persécutés depuis la destruction de Jérusalem ; poursuivis tantôt par le fanatisme, & tantôt par la superstition ; tour-à-tour chassés des Royaumes qui leur donnoient un asyle, & rappelés ensuite dans ces même royaumes ; exclus de toutes les professions & de tous les métiers ; privés même de la faculté d'être entendus en témoignage contre un Chrétien (4) ; relégués dans des quartiers séparés, comme une autre espèce d'hommes avec qui il ait à craindre d'avoir des communications ; repoussés de certaines villes qui ont le privilège de ne les point recevoir ; obligés, dans d'autre, de payer l'air qu'ils y respirent, comme à Ausbourg, où ils payent un florin par heure, &à Brême, un ducat par jour ; astreints dans plusieurs endroits, à de honteux péages.

Voilà le tableau d'une partie des vexations, exercées encore aujourd'hui contre les Juifs.
Et l'on oseroit se plaindre de l'état d'avilissement où quelques-uns d'eux peuvent être plongés ! On oseroit se plaindre de leur ignorance et de leurs vices !

Ah ! n'accusez point les Juifs ; car, ce seroit faire retomber, sur les Chrétiens eux-mêmes, tout le poids des accusations.
Les vices de quelques-uns d'entr'eux sont l'ouvrage des peuples qui leur ont donné un asyle ; l'avilissement des autres est le fruit des institutions qui les ont environnés.
Pour tout dire, en un mot, ce n'est point par l'avilissement & les vices qu'on leur reproche aujourd'hui, qu'ils se sont attirés les vexations dont on les a accablés ; mais ce sont ces vexations qui ont produit leur avilissement & leurs vices.

C'est parce qu'ils avoient une religion opposée à la religion dominante ; c'est parce qu'ils croyoient la leur supérieur à toutes autres, & qu'ils le disoient peut-être un peu hautement, c'est parce qu'ils ne voyoient aucunes loix comparables aux leurs, qu'ils ont commencé par exciter contre eux la jalousie & la haine. Ils n'étoient alors ni vicieux, ni vils. Mais on ne supporte pas longtemps un esprit d'orgueil & des prétentions de supériorité dans les autres. Ils ont donc commencé par être haïs. Bientôt, comme on s'osoit pas s'avouer les motifs d'une pareille haine, on a cherché à la justifier, & à se la pardonner à soi-même, en épiant en eux des ridicules ou des vices. Quelques Juifs méprisables ont servi la haine populaire ; & le mépris dû à eux seuls s'est étendu à tous : ils étoient d'ailleurs peu nombreux ; leurs adversaires étoient en grand nombre ; & l'opinion publique, qui, dans les siècles reculés surtout, recevoit facilement toutes les impressions, s'abreuvant, comme à plaisir, de tous les récits exagérés qu'on lui présentoit contre les Juifs, s'est élevée de toutes parts contre eux avec une puissance dont on a peine à concevoir toute l'étendu. - De-là, ces vexations étudiées, ces insultes érigées en loix, tous ces signes de mépris dont les divers peuples à l'envi, ont accablé les Juifs. Et, comme il est dans la nature de l'homme de se roidir contre la persécution ; comme il est dans la nature également de haïr les persécuteurs, & de chercher quelquefois à s'en venger ; comme il est dans la nature, enfin, lorsqu'il est avili, de tomber dans l'indolence & dans l'abattement, de fuir des regards qui lui rappellent sans cesse l'infériorité à laquelle on le condamne, ou de paroitre en leur présence qu'avec un extérieur timide & rampant, les Juifs, ou plutôt la plupart d'entre eux, ont eu envers les Chrétiens des torts qu'il est impossible de déguiser, & sont tombés dans un état vraiment déplorable d'avilissement.
Mais on voit que dans l'origine ils ne méritoient aucuns des odieux traitemens qu'on s'est permis contre eux. On voit, par conséquent, qu'ils ne sont aujourd'hui que ce qu'on les a faits ; c'est-à-dire, vils, parce qu'on les a avilis, & entachés de quelques vices, parce qu'on les y a, en quelque sorte, condamnés.

Leurs vices, encore une fois, sont donc l'ouvrage des Peuples qui leur ont donné un asyle ; ils ne sont point la cause, mais l'effet des injustices exercées contre eux.

Entrons maintenant dans plus de détails.
On leur a fait un crime de l'usure.

Prêteur d'argent juif, bois peint, Allemagne v. 1800
Mais d'abord, tous ne sont pas usuriers ; & il seroit aussi injuste de les punir tous du délit de quelques uns, que de punir tous les Chrétiens de l'usure commise par quelques uns d'eux, & de l'agiotage exercé par plusieurs.
Depuis un grand nombre d'années, d'ailleurs, les Tribunaux n'ont retenti que de loin en loin de plaintes en usure contre les Juifs. Et, souvent, les Chrétiens qui les accusoient ont succombé dans leurs plaintes (5).

Réfléchissez, enfin, à la condition des Juifs. Exclus de toutes les professions, inadmissibles à tous les états, privés même de la faculté d'acquérir un immeuble, n'osant & ne pouvant débiter ouvertement les Marchandises dont ils font le commerce, à quelle extrémité les réduisez-vous ? Vous ne voulez pas qu'ils meurent ; & cependant vous leur refusez tous les moyens de vivre : vous les leur refusez, & vous les écrasez d'impôts. Vous ne leur lassez donc véritablement d'autre ressource que l'usure ; & surtout, vous ne lassez que cette ressource à la classe la plus nombreuse de ces individus, aux besoins desquels l'intérêt légitime d'une modique somme d'argent est bien loin de pouvoir suffire.

Ces considérations sont d'une vérité si frappante, qu'elles ont été reconnues & consacrées d'une manière légale. Il y a toujours des momens où l'injustice est sentie, & où l'on sent en même temps, le besoin où l'on est de la modifier & de la tempérer : & les actes de faveur ou d'indulgence qui émanent alors de la puissance publique, ne sont véritablement que des actes de justice & de nécessité.

On a donc senti que, si l'usure étoit & devoit être défendue aux Citoyens, à qui tant de moyens sont ouverts pour assurer & améliorer leur existence, elle ne pouvoit ni ne devoit l'être à des hommes à qui tous, excepté celui-là seul, sont interdits.Et la Loi, & les Tribunaux ont permis l'usure aux Juifs, comme l'unique ressource que la nation, qui leur refusoit tout, devoit au moins leur laisser. Sans parler des Empereurs Charles V & Ferdinand I, qui en Allemagne, ont permis aux Juifs de percevoir des intérêts plus forts que ceux de la loi, nous citerons en France, les Lettres-Patentes de 1632, qui autorisent les Juifs à prêter à SEIZE pour cent ; & nous ajouterons que divers Arrêts du Parlement de Metz leur ont permis de prêter à DOUZE.

D'après de telles considérations & de tels faits, seroit-il donc encore possible de reprocher aux Juifs des usures rendues nécessaires par les institutions des peuples qui leur donnent un asile, & autorisées par les loix de ces mêmes peuples ; des usures, d'ailleurs, dont on ne se plaint que vaguement, & si vaguement, qu'on voit, dans les tribunaux, moins de Juifs encore que de Chrétiens accusés de ce genre de délit ?
Il est donc prouvé, sus les tous les rapports, qu'il ne seroit ni juste, ni même convenable d'insister sur les imputations d'usure faires aux Juifs.

A ces imputations, on en joint d'autres, également destituées de fondement.
On leur reproche & leur avilissement et leur ignorance.

Mais qu'est-ce qui donne des lumières ? C'est l'éducation. Qu'est-ce qui remplit l'âme de passions nobles & élevées ? C'est le désir & l'espoir d'occuper une place dans la société, de parvenir aux dignités, aux emplois, de se créer à soi-même un poste, où l'on puisse être utile à la Patrie & à ses Concitoyens.

Faut-il s'étonner maintenant que les Juifs, tenus perpétuellement à une distance infinie des autres hommes, dégradés du titre de Citoyens, non-seulement comptés pour rien dans la société, mais accablés de mépris par elle, ayent langui, pour la plupart, dans un état d'abjection & d'avilissement, qui, à son tour, a produit & entretenu leur ignorance ?
Quels avantages eussent-ils recueilli de leurs lumières, & et pourquoi dès-lors eussent-ils sacrifié un tems considérable à en acquérir, puisqu'à l'avance il leur étoit interdit d'en faire usage ?

Ah ! il faut bien plutôt s'étonner qu'au milieu des institutions dirigés contre eux & des traitemens injustes auxquels ils étoient exposés, leur avilissement n'ait pas été plus grand & leur ignorance plus profonde. On voit aujourd'hui parmi eux, & même en France, des hommes que leurs sentimens & leurs lumières rapprochent des autres Citoyens. On en voit, qu'une âme élevée entraîne aux plus généreux sacrifices envers la chose publique. On en voit qui, dans différentes circonstances, dans les tems de guerre & de famine, ont rendu à la Nation les services les plus signalés. On en voit, enfin, qui se livrent avec succès à l'étude de la philosophie & des lettres, & dont les écrits honoreraient des citoyens François. Certes, de pareils hommes sont bien dignes de quelque considération particulière ; car l'on doit compter pour quelque chose tous les obstacles qu'ils ont eu à vaincre, & l'intervalle immense qu'ils ont eu à franchir.

Non, les Juifs ne sont pas encore ni aussi ignorans, ni aussi avilis qu'ils devroient l'être, à raison de leur bizarre et malheureuse destinée. Ce qu'ils font, au reste, ils le font par la force impérieuse des circonstances qui les ont environnés. Mais qu'on écarte ces circonstances ; que tout change autour d'eux, & ils changeront aussi ; & les vices dont on les accuse, les défauts qu'on leur impute, tout ce qu'on leur reproche, enfin, disparoîtra, quand les causes de ce qui existe auront-elles-mêmes disparu.
Dans le tems de leur existence politique, ils étoient, comme tous les autres peuples de la terre, livrés aux sciences, aux arts, aux objets d'administration publique ; & ils comptoient, parmi eux, plusieurs hommes distingués, dans ces différentes parties.

Aujourd'hui, dans les villes de Vienne & de Berlin, où ils ne sont pas persécutés, & où ils reçoivent, au contraire, de grands encouragemens, on comprend aussi, parmi eux, plusieurs hommes de lettres & plusieurs savans.
C'est à Berlin qu'est mort en 1786 le fameux Moses Mendelshon, l'un des plus grands philosophes & des meilleurs écrivains du siècle ; génie vraiment rare, à qui les Allemands ont donné le titre de Platon moderne, & à qui ils destinent un monument public.
C'est aussi à Berlin qu'existe aujourd'hui le Docteur Bloch, Professeur d'Histoire naturelle, de Physique, de Mathématiques & de Chymie ; homme rare encore, & qui passe pour l'un des plus instruits & des plus profonds qui soient nés en Prusse.
A Berlin, c'est à un Juif, au célèbre Docteur Hertz, que le Roi a confié l'éducation de ses enfans ; & ce Juif a le titre de Conseiller Aulique du Roi.

Enfin, considérez les Juifs, dans les contrées de la France où ils ont été le moins persécutés.
Voyez-les surtout à Bordeaux, où ils jouissoient de privilèges considérables. Quelque voix s'est-elle, depuis longtems, élevée pour les accuser ?

On dit qu'en Pologne où ils possèdent une grande province, ils font labourer leurs champs par des esclaves chrétiens, pendant qu'ils pèsent des ducats, & qu'ils calculent ce qu'ils peuvent ôter des monnoies, sans s'exposer aux peines portées par la loi. - D'abord, le délit habituel qu'on leur suppose d'altérer les monnoies est imaginaire. Si quelques-uns avoient pu s'en rendre coupables, ce ne seroit pas une raison pour l'attribuer à tous. - Est-il vrai, ensuite, qu'ils s'occupent exclusivement du commerce, pendant qu'ils font labourer leurs champs par des esclaves chrétiens ? Ce seroit la faute de la constitution de la Pologne, où l'on ne compte que deux classes d'hommes, des nobles & des esclaves, & où le commerce se trouve, par conséquent, abandonné entièrement aux Juifs. Mais l'assertion n'en est pas moins hazardée. Dans l'Ukraine & dans la Lithuanie, on voit des milliers de Juifs qui cultivent eux-mêmes leurs champs.

L'assertion relative aux Juifs de Pologne ne prouve donc rien.
Et il résulte, au contraire, de tout ce que nous avons dit auparavant, & des exemples que nous avons cités, que partout les Juifs deviendront meilleurs, lorsqu'on aura cessé de les persécuter.
Leurs organisation physique est, en effet, la même que celle des autres hommes ; & si la société ne les traite pas différemment, pourquoi différoient-ils eux-mêmes dans la manière de la servir et d'exister dans son sein ?

On répond que, dans le cas même où tout changeroit autour des Juifs, les Juifs ne feroient remarquer en eux aucune espère de changement ; & que tous leurs usages seroient constamment les mêmes, parce que leurs principes sont invariables.

Et ici, se multiplient, contre ces malheureux individus, des objections sur lesquelles on se repose avec d'autant plus de complaisance, qu'elles sont, en apparence, moins dirigées contre eux-mêmes que contre leur propre religion ; & qu'on se sauve ainsi de la défaveur attachée à combattre des hommes qui sont dans le malheur.

On dit que leur morale autorise la tromperie & la mauvaise foi ;
Que l'usure envers les étrangers est un des préceptes de leur religion ;
Que leur religion leur commande également de haïr les étrangers ;
Que dans la religion Juive, il y a un très-grand nombre de fêtes, qui forceroient les Juifs à l'inactivité, tandis que les autres Citoyens travailleroient à la chose publique ; que toutes les semaines particulièrement, il y auroit peur eu, par l'institution de leur Sabbat, et l'obligation où ils seroient de chommer le Dimanche, un jour de plus, que pour les autres Citoyens, consacré au repos ;
Que leur Religion défend le Service Militaire ; que, d'un autre côté, ils ne pourroient faire ce service avec les autres Citoyens, le jour du Sabbat ; qu'ils n'y seroient nullement propres, attendu l'usage où ils sont de se marier très-jeunes ;
Que la différence de leurs mets, en fait un Peuple à part, qui ne peut avoir de communication intime, ni de rapports directes avec les autres hommes ;
Qu'il leur est impossible de s'affectionner au Pays qu'ils habitent, parce qu'ils soupirent continuellement après une nouvelle Patrie, & qu'ils ne prendroient jamais l'esprit public.
Voilà les objections qu'on a faites, ou qu'on pourroit faire contre eux. Voilà les argumens, en vertu desquels on prétend que les Juifs sont inadmissibles au titre & aux droits de Citoyens.

Il faut répondre séparément à chacune de ces objections.

Est-il vrai, d'abord, que la Religion des Juifs autorise la tromperie & la mauvaise foi ? Certes, aucun article de la Loi de Moïse ne contient des préceptes aussi contraires au bonheur de la Société ; & les accusateurs des Juifs seroient bien embarrassés d'en citer un seul. - Appelleront-ils, au secours de leur assertion, quelques commentaires de cette Loi . Mais ce n'est point par des commentaires mal interprétés, ou par des ouvrages obscurs de quelques Juifs apostats, que l'on doit se permettre de juger de la Religion des Hébreux. Combien la Religion Catholique seroit elle-même décriée, si l'on se permettoit de juger de ses dogmes & de ses principes, par les commentaires de quelques-uns de ses Théologiens ! Les Juifs nient donc formellement que leur Religion autorise les délis sociaux, qu'on met au nombre de ses préceptes.

Quant à l'usure, qu'on dit aussi autorisée par la Religion, ils s'élèvent, avec autant de force, contre cette assertion que contre la précédente. Il ne peut y avoir que des versets du Deutéronome mal interprétés, qui ayent pu donner lieu à cet étrange blasphème contre la Loi des Juifs. Ces versets sont ainsi conçus : Non foenerabis fratri tuo ad usuram, pecuniam ; nec fruges, necquamlibet aliam rem. Sed alieno (6).
Mais la véritable traduction de ces versets est celle-ci :
"Tu ne prêteras à intérêt à ton frère, ni argent, ni grains, ni autre chose"
"Mais tu prêteras à intérêt à l'Etranger".
Il y a, en effet, dans la langue hébreuse, un terme particulier pour exprimer l'usure, & un autre pour exprimer l'intérêt ; or c'est le second qui est employé par la Loi, lorsqu'elle parle du prêt à l'Etranger : on la calomnierait donc, en lui supposant un autre sens que celui qu'elle offre réellement, & en confondant avec l'usure qui est défendue, l'intérêt qui ne peut pas l'être.

Cette loi, à la vérité, établit une différence entre les Etrangers et les Juifs. Elle dit : Vous ne prêterez point à intérêt à votre frère ; mais vous prêterez à intérêt à l'étranger : c'est comme si elle disoit, "vous pourriez exiger, de tous ceux à qui vous prêterez, un intérêt légitime ; mais je vous recommande entre vous un esprit particulier de bienfaisance & de désintéressement, je vous défends de demander à votre frère l'intérêt que vous demanderez à l'étranger".
Une telle loi peut-elle être un objet de blâme ? Et le législateur des Hébreux, qui vouloit faire régner des rapports plus intimes, un commerce de secours plus actif entre les divers membres de la nation, qu'entr'eux & les étrangers, ne faisoit-ils une loi fondée à la fois sur la nature & sur la justice ? tous les jours, dans quelque pays & dans quelque religion que ce soit, ne fait-on pas pour ses amis, pour ses proches, pour les hommes avec qui l'on a des rapports habituels, tout ce qu'on ne se détermineroit pas aussi facilement à faire, & tout ce qu'il seroit même impossible, tout ce que les facultés ne permettroient pas de faire pour des étrangers ? Il ne faut haïr personne ; il faut agrandir, autant qu'il est possible, le cercle de la bienfaisance. Mais il est permis d'avoir dans son cœur des objets particuliers de prédilection ; & la préférence qu'on leur donne, n'est pas de la haine contre le reste des hommes.

C'est ici le lieu de répondre au reproche fait à la religion Juive, de recommander la haine contre les étrangers.

Ah ! c'est encore une indigne calomnie contre cette religion. Si, quelque part, Dieu a voulu inspirer à son peuple une sainte colère contre d'autres peuples, c'est contre les habitans seuls de la terre de Canaan, qui avoient mérité sa proscription. Mais partout, il prescrit aux Juifs de ne faire aucun tort aux étrangers, de ne pas les maltraiter ; il leur dit, au contraire, de les aimer, de leur donner du pain ; de visiter les malades ; de fournir des vêtements à eux qui sont dans le besoin. En un mot, les maximes de la religion Judaïque sont si humaines, quelles recommandent à ceux qui moissonnent et à ceux qui vendangent de laisser des épis et des grappes pour le pauvre & pour l'étranger.
(…)
On lit, dans le Talmud, qu'un paysan s'étant présenté chez le juif Hilelle, pour apprendre de lui ce que c'étoit que la loi de Moïse, Hilelle répondit : Mon fils, aimer son prochain, comme on s'aime soi-même, voilà la loi de Moïse : le reste n'en est que le commentaire.
Nous osons demander maintenant si une religion, qui parte sur une pareille base, peut être accusée de prêcher la haine contre les étrangers ? Et ici, nous croyons devoir invoquer les principes qu'elle renferme, pour combattre, par un nouvel argument, l'accusation qu'on se permet contre elle, relativement à l'usure. Ne seroit-il pas, en effet, de la plus absurde inconséquence, que, d'un côté, cette religion recommandât tant d'amour, de bienfaisance, de charité envers les étrangers, & que, de l'autre, & en même temps, elle recommandât de les vexer par de scandaleuses usures ? Elle ne recommande donc point l'usure contre les étrangers.
Elle ne dit point de les haïr, puisque, par tout, elle établit des principes & exprime des sentiments contraires à ceux de la haine.
Elle ne prescrit pas davantage la tromperie & la mauvaise-foi.
ces trois argumens, par lesquels on cherche à démontrer l'impossibilité d'élever les Juifs au rang de Citoyens, leur ont donc été injustement opposés ; & il n'y a pas d'apparence qu'ils reparoissent dans la discussion qui aura lieu.

Mais on leur reproche le nombre de leurs fêtes, qui leur donnent bien plus de jours de repos qu'aux autres Citoyens.

D'abord, ce nombre qui a été porté à cinquante-six par un de leurs adversaires, doit être réduit à treize (7) ; & encore sur ces treize, la plupart se rencontrent avec le jour de leur Sabbat & avec les fêtes des catholiques. Le nombre qui reste est donc trop peu important, pour qu'il mérite une réponse particulière.

Ils ont, à la vérité, à raison de leur Sabbat qui revient toutes les semaines, cinquante-deux jours de repos qu'ils ne partagent point avec les catholiques. Et l'on objecte que, par respect pour les observances religieuses de ceux-ci, étant obligés de chommer le dimanche, ou du moins de ne pas travailler publiquement, ils auront chaque semaine deux jours de suite consacrés au repos.

La réponse des Juifs sera bien simple ; c'est qu'ils se soumettent à une apparente inaction les jours de fête célébrés par les catholiques ; & qu'eux seuls auront à en souffrir. C'est que la plupart des métiers & des professions ne s'exercent pas en commun, mais isolemment ; que le repos des uns ne dérange par conséquent pas les opérations des autres ; que les Juifs chercheront à gagner par une plus grande activité, les pertes de temps qu'ils prouvent ; qu'au reste, s'ils travaillent un moindre nombre de jours que les catholiques, ils feront des profits moins considérables que ceux-ci, que voilà le seul inconvénient qui en résultera ; mais qu'on ne peut leur opposer un inconvénient qui n'et que pour eux seuls, & qui n'est, en aucune manière préjudiciable aux autres.

On répondra qu'il seroit préjudiciable à ceux-ci, en ce que le service Militaire, auquel les Juifs seroient assujettis le jour du Sabbat, ne seroit pas fait par eux. On fait même une objection plus forte, en disant que
la Loi de Moïse défend le service Militaire, & que d'ailleurs, elle y rend les Juifs absolument impropres.

Pacte fédératif du 14 juillet 1790. On remarquera la déclaration des Droits de l'homme en forme de tables de la Loi.
Voir à ce sujet l'article de R. neher-Bernheim.
Avant de répondre à chacune des objections, il est portant d'observer que, dans le cas même où le service Militaire seroit interdit aux Juifs par leur Religion, ce ne seroit pas un motif pour leur refuser le titre & les droits de Citoyens.
N'y a-t-il donc d'autres professions que celle des armes, d'autres métiers que celui de la guerre ? La Conscription, qui avoit pour objet de faire de tous les Citoyens des Soldats, sans considération pour leur tempérament, pour leur goût, pour leurs fortunes, vient d'être rejettée par l'Assemblée National. Chacun est libre de consacrer sa vie ou de la dérober à l'exercice des armes. On peut être bon Citoyen sans être soldat.
Et en effet, si l'on sert bien la patrie, qu'importe que ce soit dans le tumulte des camps ou dans l'intérieur tranquille des villes ?

La religion des Quakers & des Anabaptistes leur interdit la guerre ; & cependant, ils n'en sont pas moins de bons Citoyens.
Le Quaker, en particulier, est séparé par une infinité d'usages des hommes avec lesquels il vit ; & il sert aussi bien qu'eux le pays qu'il habite.
Quand il seroit donc vrai que la religion des Juifs leur défendît le service militaire, on ne pourroit se fonder sur une pareille défense, pour leur refuser les droits de Citoyens, puisque le service militaire est une charge dont on peut s'affranchir, & que celui qui s'en affranchit a d'autres moyens d'être utile à la chose publique.

Mais on s'est trompé, en parlant de la défense imposée aux Juifs par leur religion. Nulle part, on n'en trouve de traces dans la loi de Moïse.
Voudroit-on dire que le service militaire leur est interdit, parce que, le jour du Sabbat, il leur est défendu de porter les armes ; & que de hommes qui ne sont pas tous les jours disposés à marcher & à agir ne peuvent être soldats . Mais la défense particulière de porter les armes le jour du Sabbat n'existe pas plus, d'une manière indéfinie, dans la loi de Moïse, que la défense générale du service militaire. Seroit-il vraisemblable que Moïse, qui a fait les loix des Israëlites, & qui les a formés à la guerre, leur eût interndit, indéfiniment, les combats un jour de la semaine . Ne les eût-ils pas rendus la proie des assaillans, en les mettant par sa loi, dans l'impossibilité de se défendre, s'ils étoient attaqués le jour du Sabbat ? Il ne faut donc pas même soupçonner que la loi dont on parle puisse exister.

Nous ne dissimulerons pas cependant qu'après leur retour de la Perte, les Juifs s'imaginèrent, superstitieusement, qu'il ne leur étoit pas permis de se défendre le jour du Sabbat, & que Dieu seul devoit les secourir. Mais s'étant aperçus, dans une guerre mémorable, où périt un grand nombre de Juifs, qui ne voulurent pas se défendre, que le principe qu'ils s'étoient faits étoit aussi absurde que dangereux, ils décidèrent qu'ils se défendroient le jour du Sabbat s'ils étoient attaqués, mais que, ce jour-là, ils ne seroient jamais les aggresseurs (8).

Cette décision étoit encore resserée dans des bornes trop étroites ; & on lit dans le Talmud (9), qu'il est du devoir de tout Juif de faire sans distinction quelque ouvrage que ce soit le jour du Sabbat, si, par là, la vie d'un seul homme peut se sauver.
Tous les faits d'ailleurs, tant anciens que modernes, démentent hautement le reproche fait à la religion Juive, de contrainte à une entière inaction, pendant le jour du Sabbat, les soldats Juifs. - Dans le dernier siège de Jérusalem, n'ont-ils pas combattu indistinctement tous les jours ? - Ils ont servi en Macédoine, sous Alexandre ; en Egypte, sous les Ptolémées ; à Rome, sous Pompée, César & Antoine ; & l'histoire ne dit pas qu'il y avoit un jour de la semaine où ils étoient obligés de se reposer ; ce jour de repos étoit même impossible dans la continuelle activité des armées.

Nous ajouterons qu'il y a quelques années, un Juif Portugais, au service de la Hollande, déploya, dans un célèbre combat entre les Anglois & les Hollandois, une bravoure si distinguée, qu'il excita l'émulation de ses compatriotes, & que ceux-ci ayant demandé au grand Rabbin d'Amsterdam, la permission de servir sur les flottes, il l'a accordée, & a donné sa bénédiction à une résolution aussi noble, en enjoignant seulement aux combattans d'observer le Sabbat, & les autres rites & préceptes de la loi, AUTANT QUE LE SERVICE LE PERMETTROIT.

Ainsi, d'un côté, il est prouvé que la loi de Moïse ne contient, relativement au service militaire, aucune défense qui doive empêcher les Juifs d'être admis aux droits de Citoyens ; & de l'autre, il est également prouvé que les défenses qu'elle pourroit contenir seroient incapables de nuire à cette admission.
L'objection tirée de la prétendue impossibilité où sont les Juifs d'entrer dans le service militaire, disparoit donc entièrement.

Dira-t-on qu'il y a une espèce de service militaire, étranger à celui des armées, & auquel tous les Citoyens qui ne sont pas enrôlés dans celles-ci, sont rigoureusement assujettis ; que ce service est celui de ces gardes nationales, qui jusqu'à présent ont si bien travaillé à opérer la révolution, & qui désormais contribueront à la maintenir ; qu'ici la conscription est, pour ainsi dire, établie, puisque le service est obligatoire & personnel ; que dès-lors, on ne peut plus opposer, comme au sujet du service des armées, la liberté où l'on est de s'enrôler ou de ne pas s'enrôler ; & que des hommes à qui la loi défendroit de porter les armes un certain jour de la semaine, & sépareroit ainsi des autres Citoyens, ne pourroient être assimilés à eux pour avoir leur titre & exercer leurs droits ?

Cette objection n'auroit aucune force, dans le cas même où il ne seroit pas prouvé que la défense, sur laquelle on se fonde, n'existe pas. Le service, en effet, dont il s'agit, n'est pas journalier ; il n'exige, dans le cours d'une année, qu'un certain nombre de jours proportionnés au nombre des Citoyens ; ces jours pourroient être arrangés de manière à ce qu'ils ne se rencontrâssent pas avec eux fêtés par les Juifs ; & il n'y a aucun chef de milice qui se refusât à ces arrangement, qui ne seroient ni difficiles pour lui ni préjudiciables aux Citoyens. Si, d'ailleurs, une nécessité impérieuse leur en faisoit la loi, on les verroit, le jour même de leur fête, marche, agir et se défendre avec autant de courage que leurs compagnons d'armes.

Mais c'est beaucoup trop insister sur une objection, qui, de toutes manières, comme on le voit, est destituée de fondement.
Nous ne répondrons plus que deux mots, pour terminer tout ce qui concerne le service militaire, à cette objection résultante de ce que la Loi des Juifs les rend impropres à ce service.

D'abord, qu'importeroit qu'ils y fussent impropres ? Et feroit-on une raison pour leur refuser les droits de Citoyens ; puisqu'ils pourroient exercer d'autres professions utiles à la société ; puisqu'il y a une liberté absolue de s'enrôler ou de ne pas s'enrôler ; puisqu'enfin ils pourraient être traités, relativement à la seconde espèce de service dont nous venons de parler, comme un grand nombre de Citoyens, qui ne pouvant servir en personne, contribuent par des taxes particulières, à cette charge ou à cette fonction publique ?

Mais en quoi & comment les Juifs seroient-ils impropres au service militaire ? N'ont-ils pas formé autrefois un peuple de guerriers ? Et leur Loi, qui autrefois, les rendoit propres à la guerre, pourroit-elle, aujourd'hui, les y rendre impropres ?
Ils se marient jeunes, dit-on. Mais ils ne se marient pas avant l'entier accroissement de leurs forces. Mais la profession des armes, d'ailleurs, ne convient-elle qu'à des célibataires ? Mais enfin, ceux qui se voueroient à cette profession, ne pourroient-ils pas, come tant d'autres hommes qui sont de leur religion, prolonger leur célibat ?
Il suffit, au reste, de les considérer dans les tems anciens, & de voir ce qu'ils font maintenant sur les flottes de la Hollande, pour réfuter ce reproche qui leur est fait d'inaptitude au service militaire.

Ils y sont impropres par un autre motif, ajoute-t-on ; par leur manière de se nourrir, différente de celle des autres hommes ; & par l'embarras, l'impossibilité même où l'on seroit de pourvoir à cette nourriture. Mais la plupart des mets leur sont communs avec les Catholiques ; & quant à ceux qui leur sont particuliers, il leur est possible, ou de s'en abstenir pendant quelque tems, ou de les préparer eux-mêmes.
Ce n'est point cette différence entre leur manière de se nourrir & celle des Catholiques, qui doit être un obstacle à leur admission aux droits de Citoyens. Il y a tant d'autres rapports intéressans par lesquels, ces hommes de religions diverses peuvent se rapprocher les uns des autres, que ceux-là seuls doivent être considérés. Et ces rapports, qui sont ceux de bienfaisance, de charité, (…) seront communs aux Juifs comme aux Chrétiens, quand tous ensemble ne formeront qu'un peuple de frères et de Citoyens.

On prétend que cette communauté touchante ne se formera jamais ; parce que
les Juifs sont au milieu des peuples qui leur donnent un asyle, une tribu particulière qui, tournant sans cesse les yeux vers une autre Patrie, aspire continuellement à abandonner la terre qui la porte, & à qui il est impossible de s'affectionner au pays qu'elle habite.

La lampe éternelle (ner tamid) symbolise la
Présence de D.ieu à la synagogue - © M.Rothé
Il y a une manière péremptoire pour les Juifs de répondre à cette objection. C'est en citant leur Talmud, qui leur impose la loi de ne s'occuper de leur rentrée en Palestine, que lorsque de hautes merveilles leur annonceront le Messie. Leur religion ne leur défend donc pas, & leur intérêt leur fera un devoir de s'attacher aux lieux qui renfermeront leurs possessions, & qui leur offriront le bonheur.

Ainsi, ni la religion, ni les mœurs, ni les rites & usages des Juifs ne s'opposent à leur élévation a titre de Citoyens, & ne sont incompatibles avec les fonctions que ce titre impose.
On doit déjà être convaincu de cette vérité. Mais on le seroit encore davantage, si l'on conoissoit plus exactement cette religion, ces mœurs, ces rites & usages, dont on parle si souvent sans les connoître.
Il est du devoir des Juifs d'en retracer ici le rapide tableau, afin de réparer les outrages faits à la vérité, et de justifier en même-temps la légitimité de leur vœu.

Leur religion renferme trois principes principaux : L'unité de Dieu ;
L'immortalité de l'âme ;
Les peines & les récompenses futures
.
leur culte est fondé sur trois principaux rites : La Circoncision ;
Le Sabbat ;
Et les Fêtes qui leur sont particulières.

Leurs loix étoient nombreuses ; une grande partie ne s'observe plus, parce qu'elle ne peut plus être observée.
Une de ces loix ordonnoit que l'homme épousât la veuve de son frère, mort sans postérité. Elle n'existe plus.
La polygamie leur étoit permise autre fois. Elle n'a plus lieu aujourd'hui, excepté dans quelque coin de l'Orient.
Le divorce leur est permis ; mais il est extrêmement rare. Nous ne parlons pas de leurs autres loix (10). Ils sentent la nécessité que tous les Citoyens d'un vaste Empire soient soumis à un plan uniforme de Législation.

Nous arrivons maintenant à leur morale & aux usages qu'elle a produits. Elle a été souvent calomniée ; on va juger si elle méritoit de l'être. La charité envers leurs frères indigens est une de leurs premières vertus. Ils ne manquent jamais de payer aux pauvres la dixme que les Chrétiens payoient au Clergé, & soumettent même, à cette espère d'impôt volontaire, le produit de leur industrie.
Ils ont un respect religieux pour les auteurs de leurs jours ;
Ils ne meurent point sans recevoir la bénédiction de leurs pères, ou sans la donner à leurs enfans
Leur instituteur est respecté par eux, autant qu'un père ;
Une vénération profonde est portée aux vieillards ;
Enfin, ils s'interdisent le commerce, en gros, des blés ; & leur religion prononce une sorte d'anathême contre eux qui entassent cet objet de première nécessité.
Les principes de leur morale sont donc aussi touchans que purs ; & si leurs actions n'ont pas toujours paru conformes à ces principes, c'est par un effet de la haine qui leur étoit vouée, & des injustices exercées contre eux.

Mais, sans avoir besoin de développer ici les conséquences qui résulteront d'un autre ordre de choses, on voit que ni la Religion, ni la morale, ni les Loix des Juifs, ne contiennent de principes anti-sociaux. Les Juifs sont donc faits, comme tous les autres membres de la société, pour être Citoyens ; puisqu'ils peuvent, comme eux tous, contribuer à son bonheur, & leur Religion ne peut former aucun obstacle à l'accomplissement de leur vœu, puisqu'elle n'est, relativement à ceux qui ne la professent pas, qu'un assemblable particulier de dogmes & de cérémonies, qui n'importent nullement au bien général de l'Etat.
Voilà des maximes que la raison & la justice avoueront sans doute, & qui doivent afférer aux Juifs le succès de leurs réclamations.

Mais le préjugé du Peuple est mis en avant. On dit que l'admission des Juifs à l'Etat civil sera pour eux un arrêt de mort, & que, par intérêt pour eux-mêmes, il faut leur refuser cette admission.

Ah ! par intérêt pour eux, au contraire, accordez-leur ce qu'ils réclament & ce que vous devez leur accorder. C'est précisément l'état de nullité, de honte, d'abjection profonde, auquel vous condamneriez les Juifs ; c'est l'authenticité de votre refus qui sembleroit être une approbation solennelle des haines populaires, qui exciteroit ces haines au lieu de les étendre, & qui autoriseroit le plus à de nouveaux excès, en lui montrant, dans les Juifs, des hommes au-dessous de lui, & voués dès lors à une dégradation éternelle (11). Le peuple, comparant la Déclaration des Droits, si souvent lue, relue par lui est si facile d'abuser, avec la malheureuse destinée des Juifs, ne pourroit pas même voir en eux des hommes ; il n'y verroit que les vils instruments de ses passions, le jouet honteux de ses caprices ; & son préjugé s'enracineroit ; & la haine deviendra inextinguible ; & la fureur, qui si souvent éclaté contre les Juifs, seroit plus facile encore à s'enflammer ; tandis qu'un décret solennel en leur faveur, un décret demandé à l'avance; & sanctionné ensuite par la saine partie de la Nation, seroit à la fois le blâme du passé & une leçon pour l'avenir. Illustres Représentans de la Nation, hâtez-vous donc de manifester votre vœu ; & le Peuple, accoutumé à vous croire, à vous respecter, à vous obéir, vous croira, vous respectera, vous obéira, quand vous lui direz de voir dans un Juif, son concitoyen & son frère.

Un motif de crainte s'empare des esprits ; & l'on dit que les Juifs, qui ont en Alsace, plus de 12 millions d'hypothèques sur les terres, deviendroient dans un mois propriétaires de cette province; ou; dans dix ans, ils l'auroient entièrement conquise, & que cette Province ne seroit plus qu'une Colonie Juive

A-t-on bien calculé la valeur des hypothèques des Juifs sur les terre d'Alsace ; & est-il bien vrai d'abord qu'elles s'élèvent à douze millions . Pourquoi ne pas dire d'ailleurs que les Juifs sont débiteurs de la moitié des hommes dont ils sont, par les hypothèques, créanciers apparens ? Peut-on supposer, ensuite, que les Juifs, qui ont un intérêt si puissant de ménager l'esprit du Peuple, voudroient au contraire l'armer contre eux, en profitant, si à la hâte, du bienfait qui leur seroit accordé ?

Mais au reste, admettons dans toute son étendue, l'assertion avancée contre les Juifs : si leurs créances sont légitimes, si leurs hypothèques sont légales, si, en vertu de ces hypothèques, ils ont le droit bien incontestable de posséder les terres qui y sont affectées, pourquoi n'useroient-ils pas de ce droit ? Seroit-ce parce qu'ils sont Juifs ? Mais qu'importe cette qualité de Juifs, et quel rapports a-t-elle à la faculté d'acquérir, ou de posséder un immeuble ?

Ils formeroient, dit-on, une Colonie Juive ? Et qu'importe encore ? On ne s'accoutumera donc jamais à séparer la qualité de Juif de celle de Citoyen ! On verra le Juif partout, et le Citoyen nulle part ! Non, ce ne seroit point une Colonie Juive, mais une Colonie Citoyenne, qui seroit étéblie en Alsace. Il n'y aura, dans les diverses parties du Royaume, que des Citoyens, enveloppés dans la classe générale ; soumis aux Loix communes ; punis, s'ils se rendent coupables de quelque délit ; honorés, s'ils se conduisent avec honneur.

Les Juifs étant Citoyens, pourront donc, sans inconvéniens, être plus nombreux ici que là, avoir plus de propriétés dans un lieu que dans un autre ; comme les Protestans sont, sans inconvéniens, plus nombreux & plus riches, dans le Languedoc, que dans les autres Provinces. Il n'y a point, pour cela, de Colonie de Protestans ; il n'y aura pas davantage de Colonie de Juifs. Les noms de secte de sont rien, & c'est par le seul titre de Citoyens, que les individus d'un même empire doivent se rapprocher les uns des autres, tant pour leur intérêt particulier, que pour l'intérêt public. Ainsi, point d'inconvéniens que les Juifs, en devenant Citoyens, devinssent propriétaires des terres qui leur appartiennent ; puisque, par l'effet des loix communes, ils ne pourroient être autre chose que ce que sont ajourd'hui les différens propriétaires du Royaume. Mais, nous le répétons, ils sont les premiers intéressés à éteindre dans l'esprit du peuple le préjugé qui le domine encore ; & ils se garderont bien de tous les actes qui pourroient rendre à le perpétuer.

Les Colonies dont on parle deviendroient-elles d'ailleurs assez puissantes, pour être dangereuses ? Il y a aujourd'hui cinquante mille Juifs en France ; si dans quelques années, par une suite de l'amélioration de leur sort, leur population se doubloit, que seroit-ce que cent mille Juifs à côté de vingt-cinq millions d'habitans ? Sous tous les points de vue, l'objection que nous venons de combattre ne peut donc être un obstacle à l'admission des Juifs à l'état civile.

Voilà toutes les objections humaines épuisées. Les voilà toutes détruites. Mais le ciel en fournit encore aux adversaires des Juifs ; & voici l'argument qu'ils tirent de la religion Catholique, de cette religion qui est une religion de paix, de bienfaisance, de charité.
Ils prétendent que Dieu a condamné les Juifs à un malheur éternel ; & les Catholiques ne peuvent ni ne doivent contrarier les décrets de la Divinité (12).

Mais les Juifs ne seront-ils pas toujours malheureux, par leur seule dispersion sur la terre . Ne seront-ils pas toujours malheureux, tant que, par leur réunion complette, ils ne formeront pas un peuple puissant, tel que celui qui existoit à Jérusalem ? Et dès-lors, cette prophétie de malheurs, qu'on leur oppose sans cesse, ne continuera-t-elle pas à s'accomplir ? La cessation de toutes les injustices humaines envers les Juifs, la concession de tous les droits civils, ne peuvent donc être considérés comme un combat de la terre contre le ciel, puisque les hommes, en faisant ce qu'ils doivent, n'empêcheront point la colère divine, qui est indépendante de leurs actions, de s'exercer, comme auparavant, contre les Juifs. Est-ce aux hommes, en effet, à vouloir interpréter les décrets de la Divinité ? est-ce à eux à se charger de la vengeance ? Lorsque Dieu a dit que les Juifs seroient malheureux, a-t-il commandé aux hommes de les rendre tels ? Leur a-t-il dit : "Il y aura une portion de vos semblables, à qui il vous sera permis de tout refuser impunément, que vous pourrez, impunément, haïr & traiter en esclaves ?" C'est à la Providence à exécuter, à son gré, ses desseins. Et c'est aux hommes à remplir leur véritable mission sur la terre, celle de rendre tous les hommes heureux.

Dira-t-on que la destinée des Juifs est immuable ; que leur sort est d'être toujours malheureux ; que tous les efforts, qui voudront arrêter le cours de leurs malheurs, seront constamment impuissans ; & cherchera-t-on a prouver toutes ces assertions, par la révocation du bill de 1753, qui, en Angleterre, avoit accordé aux Juifs les droits de Citoyens ?
Certes, on pourroit dire aussi qu'en 1740 le Roi des deux Sicile, devenu depuis Roi d'Espagne, avoit accordé aux Juifs des privilèges distingués ; mais qu'un prétendu prophète d'un ordre monastique ayant annoncé que le Roi n'auroit pas d'héritiers mâles, s'il conservoit les Juifs dans son royaume, le Roi consentit à les bannir & les bannit en effet. Pourquoi ne citeront-on pas cet acte étrange de superstition, comme un argument contre l'admission des Juifs à l'état-civil ?

A l'égard de la révocation rapide du bill de 1753, elle ne sera, pour aucun esprit impartial, un objet d'étonnement, quand on saura qu'en 1753 le préjugé contre les Juifs étoit encore plus enraciné & plus violent en Angleterre, qu'il ne l'est aujourd'hui en France ; & la preuve de ce fait, c'est la cruauté des loix portées, dans ce premier royaume, contre ces malheureux individus. Il y avoit une telle haine contr'eux, sous les règnes de Guillaume le Conquérant & de ses successeurs, jusqu'à celui d'Edouard Ier, que ceux même qui contractoient quelque alliance avec les Juifs, étoient comparés à tout ce que la nature, dans ses écarts, peut offrir de plus révoltant, & qu'il étoient condamnés à être enfermés vivans dans la terre. De pareilles loix ont fini, à la vérité, par être réprouvées par les descendans de ceux qui les avoient portées. Maies elles peignent l'esprit du peuple Anglois à l'époque où elles étoient encore en vigueur ; elles prouvent que cet esprit pas pu s'affoiblir tout-à-coup, que la haine ne pouvoit s'éteinde que par degrés, & qu'en 1753 le préjugé devoit encore être plus fort qu'il ne peut l'être aujourd'hui en France, om, malgré la barbarie des loix, il n'en a jamais existe d'aussi cruelles que celles que nous venons de citer. Le préjugé, d'ailleurs, se tempère en France par la douceur des mœurs françoises. Mais pouvoit-il être tempéré de même en Angleterre ? Il falloit tout y attendre de l'influence du tems, de celle de la liberté (…).

Il faut considérer, d'un autre côté, que les lumières qui commencent par affoiblir & qui finissent par détruire entièrement les préjugés, sont, dans ce moment, plus universelles & plus étendues en France, qu'elles ne l'étoient en 1753, en Angleterre. Ainsi, la révocation du bill de 1753 n'a été en Angleterre que l'effet de plusieurs circonstances qui, n'existant point en France, n'y forceront point la révocation du décret réclamé par les Juifs, et qu'ils osent dire que toute la nation réclame pour eux.
(…) Aucune objection ne peut donc résister à cette justice impartiale & sacrée, qui veut que les Juifs, qui sont des hommes, soient traités en hommes.

Tous les raisonnemens qu'on a présentés ont été réfutés par d'autres raisonnemens. Toutes les considérations ont été vaincues par d'autres considérations plus fortes. Tous les faits ont été combattus par d'autres faits ; & il ne doit rester, dans les esprits, que l'intime conviction de la nécessité d'une loin favorable aux Juifs, & dans les âmes, que le désir ardent qu'une telle loi soit bientôt proulguée.

mais on propose des tempéramens ; on dit hautement qu'ils sont nécessaires ; que, sans ces tempéramens, la concession de tous les droits civils faite aux Juifs auroit les plus grands dangers ; on demande, en conséquence, ou que les Juifs se rendent, pendant quelques années, dignes de la loi qu'ils réclament, où qu'on les prépare à la recevoir par des améliorations successives & graduées.

Sceau du Préposé général de la Nation juive en Alsace Cerf Berr de Medelsheim ( 1726-1793)
Dessin à la plume Robert Weyl. Voir l'article.
Ah ! tout seroit perdu, si de pareilles idées pouvoient trouver faveur dans les esprits.
Mais avant de faire voir tous les inconvéniens qui en seroient la suite, qu'il soit permis aux Juifs de représenter que, si c'est une justice de leur accorder le titre & les droits de Citoyens, ce seroit une injustice manifeste de retarder pour eux le moment de cette concession. Qu'il leur soit permis de dire qu'il n'est pas au pouvoir des hommes de ne pas cesser d'être injustes, aussitôt qu'ils s'aperçoivent, & qu'ils reconnoissent qu'ils l'ont été. Qu'il leur soit permis de dire, enfin, que si tous les jours, on invoque avec succès cette axiome plus juste encore qu'humain, qu'il vaut mieux sauver cent coupables que de voir périr un innocent, les mêmes principes de justice ne veulent pas qu'un seul homme, qui seroit digne de posséder les droits de Citoyen, soit sacrifié à un plus grand nombre d'hommes qui ne seroient pas encore dignes de cette possesion. Or, ici, ce n'est pas un seul homme, parmi les Juifs, c'est plusieurs, c'est un très-grand nombre, qui sont dignes d'être Citoyens, & qui doivent l'être. Seroit-il juste de les priver de leurs droits, de les condamner à l'isolement & à l'opprobre, parce que d'autres hommes, parmi eux, avilis, parce qu'ils doivent l'être, avilis, parce qu'il seroit extrêmement difficile qu'ils ne le fûssent pas, ne paroissent pas encore dignes du titre & des droits de Citoyens ? Si ceux-ci n'en sont pas encore dignes, ils le deviendront. S'ils n'en sont pas dignes encore, faut-il, pour cela, en priver les autres ?

Que la loi, qui peut & doit également atteindre tous les Citoyens, punisse tous ceux qui, par quelque bassesse ou quelque délit, se montreroient indignes de ce titre ; & tous les dangers seront prévenus ; & tous les inconvéniens seront sauvés , & la société, lorsqu'elle éprouvera quelque trouble ou quelque préjudice, sera vengée. En un mot, sous prétexte qu'il y a des Juifs encore avilis & indignes des droits civils, qu'il n'y ait pas, contre tous, une loi générale de proscription ; c'est-à-dire, une loi injuste, qui envelopperoit l'innocent avec le coupable, & le bon avec le mauvais citoyen.

La justice rejette donc tous les tempéramens, qui pourroient être proposés relativement à l'état des Juifs.
Voyez, maintenant, quels seroient les inconvéniens qui en résulteroient.

Par ces tempéramens qui auroient pour objet, ou de regarder le moment de la civilisation des Juifs, ou de leur donner des loix particulières, ou de les soumettre à une surveillance qui ne seroit établie que pour eux, ou enfin de ne leur accorder qu'une portion des droits civils, vous feriez croire au peuple que les Juifs sont, en effet, des hommes différens des autres hommes ; & vous repousseriez dans le fond des cœurs le préjugé qui est prêt à s'en échapper ; vous le perpétueriez, au le de le condamner & de la détruire. Tous les auteurs qui ont écrit en faveur des Juifs ont partagé, suivant nous, la même erreur (14) ; c'est de vouloir ou adoucir, par degrés, le sort des Juifs, au lieu de le rendre sur le champ tel qu'il doit être ; ou de faire à leur égard des règlemens particuliers, au lieu de les astreindre aux loix générales. Ils voudroient, par exemple, que le nombre des Juifs fut limité dans chaque ville ; que toutes les foisque le nombre excéderoit celui qui est fixé, on en fit refluer quelques-uns dans d'autres endroits ; que dans les villages, on n'admit que ceux qui sont artisans ou artistes, & non ceux qui seroient livrés au commerce ; qu'on les obligeât de s'instruire ; qu'un Commissaire Royal surveillât les assemblées, qu'ils seront obligés de tenir pour les affaires indispensables relatives à leur religion ; que, dans ces assemblées, tout fût traité en langue vulgaire. Nous le disons hautement ; plus on feroit de ces règlemens particuliers, & plus on fortifieroit la ligne de démarcation qui a existé jusqu'à présent entre les Juifs & les Chrétiens ; tandis que les efforts communs doivent tendre à l'effacer entièrement.

Il faut que les Juifs aient leurs loix religieuses ; il faut q'ils aient des réglemens intérieurs relatifs à l'exécution de ces loix. Mais dans tout ce qui concerne l'ordre civil, évitez toute distinction entr'eux & les Chrétiens ; évitez tout ce qui pourroit, à chaque instant, réveiller d'anciennes haines ; qu'en toutes choses les Juifs se trouvent mêlés, confondus, unis avec les François. Voilà, nous le croyons, les seuls principes conformes au maintien des droits sociaux. Voilà les seuls qui puissent entretenir la paix & cimenter la concorde dans un état.

Tout ce qu'on n'auroit pas osé, d'ailleurs, ou tout ce qu'on n'auroit osé, qu'avec des précautions infinies, à une époque plus reculée, on peut & on doit l'oser dans ce moment de régénération universelle, où toutes les idées & tous les sentimens prennent une nouvelle direction ; & il faut se hâter de l'oser. Pourroit-on craindre encore l'influence d'un préjugé contre lequel la raison réclame depuis si long-temps, lorsque tous les anciens abus sont détruits & toutes les préjugés anciens renversés ? Les changemens nombreux qui s'opèrent dans la machine politique, ne déracineront-ils pas de l'esprit du peuple la plupart des idées qui le dominoient ? Tout change autour de lui ; il faut que le sort des Juifs change en même temps ; & le peuple ne sera pas plus étonné de ce changement particulier, que de tous ceux dont il se voit chaque jour environné.

Voici donc le moment, le véritable moment de faire triompher la justice : attachez l'amélioration du sort des Juifs à la révolution ; amalgamez, pour ainsi dire, cette révolution partielle à la révolution générale ; et vos efforts seront couronnés ; & le peuple ne murmurera point ; & le temps consolidera votre ouvrage, & le rendra inébranlable. L'occasion est unique peut-être, pour que ce grand acte de justice n'éprouve aucune résistance ; & les Représentans de la Nation, qui ont fait tant de bien à travers tant d'obstacles, ressentiront quelque satisfaction à n'avoir ici qu'une volonté à exprimer, & point d'obstacles à vaincre.

On a cherché à effrayer les Juifs, en leur disant que l'ajournement du 24 Décembre étoit indéfini, & que l'assemblée nationale, par un esprit de prudence, en avoit saisi l'idée avec empressement, pour se dispenser de juger la question. Ah ! qu'ils ont rejetté bien loin ce moyen insidieux qu'on a mis en usage, pour essayer de tromper leurs vœux & de décourager leurs espérances ! Comme ils ont soutenu, au contraire, qu'il étoit impossible que des Législateurs qui, dans toutes les circonstances, avoient montré un respect si profond pour les droits de l'humanité, des égards si touchans pour le malheur, montrâssent aujourd'hui une prudence, qui seroit à la fois (ils oseront le dire) de la pusillanimité & de l'injustice !
Les Juifs ne sont plus, à la vérité, exposés à tous les traitemens odieux sous lesquels ils gémissoient autrefois.
On ne leur dit plus, comme sous le règne de Dagobert Premier & de Léon l'Isaurien, qu'il faut opter entre le baptême ou la mort.
On ne leur enlève plus, comme on le faisoit dans d'autres temps, leurs enfants impubères, pour élever ces enfans dans les principes de la Religion Catholique.
On n'a plus cette atroce & absurde barbarie, mise en usage sous le régime féodal, de forcer d'abord les Juifs à se convertir, & de confisquer ensuite leurs biens lorsqu'ils s'étoient convertis, afin que cette confiscation fût une sorte d'indemnité des capitations énormes qu'on leur faisoit payer, pour leur qualité seule de Juifs.
On ne les brûle plus, on ne les massacre plus légalement ; on ne les soumet pus, certains jours de l'année, à des cérémonies aussi cruelles qu'avilissantes.
Mais on les traite comme des esclaves, & avec plus de mépris encore.
Mais, dans certaines villes, on les relègue dans des quartiers à part, où il leur est enjoint d'habiter des maisons étroites & malsaines.
Mais on les écrase de taxes arbitraires. On leur fait payer un droit de protection (14), d'un côté ; un droit d'habitation (15) de l'autre ; un droit de réception (16). Et tous ces droits (17) existent encore & sont, dans ce moment-ci même, réclamés (18).
Mais enfin, à l'exception de quelques-uns d'eux qui ont reçu du Gouvernement des privilèges particuliers, ou qui ont, en leur faveur, des Lettres-Patentes, tous sont privés de la faculté d'exercer un art, d'embraser une profession, d'acquérir & de posséder un immeuble. Si quelques-uns d'eux, en Alsace, acquièrent un asyle, voilà bientôt un Catholique, qui, sans droit de parenté, mais par le seul droit d'oppression, exerce contr'eux un retrait appelé, retrait de préférence. Tous enfin, sans exception, tous & par-tout, sont privés de la faculté d'être éligibles aux emplois & aux charges d'une société dont ils sont membres.

Et c'est lorsqu'un tel état de choses existe encore ; c'est lorsque tant d'injustices sont encore réunies contr'eux, qu'on oseroit dire que l'assemblée nationale a ajourné indéfiniment la question relative à leur sort ! C'est lorsque cette assemblée attaque tous les préjugés, détruit tous les abus, fixe les droits des hommes, & règle en même tems leurs devoirs ; c'et enfin, lorsqu'elle régénère le Royaume ; c'est au milieu de toutes ces circonstances, & entraînée par le mouvement qu'elle s'est donné à elle-même, qu'on voudroit qu'elle s'arrêtat, à la vue des préjugés & des abus qui lui sont dénoncés ; qu'on voudroit qu'elle méconnût les droits d'une clase d'homme, qu'elle dispensât d'autres hommes de leurs devoirs, & qu'elle condamnât à un malheur éternel cinquante mille individus, dont il est en son pouvoir de briser, à l'instant, les fers !

Et ce seroit, lorsque tous les préjugés se taisent, & qu'il est si facile de leur porter un dernier coup ; ce seroit lorsqu'un intervalle immense sépare le moment acuel des temps anciens, & que ce qui reste à faire en faveur des Juifs est bien moins considérable que ce qui a été fait jusqu'à présent par l'influence réunie des lumières & du temps ; ce seroit lorsque tout sollicite, tout réclame impérieusement l'amélioration du sort des Juifs; que l'assemblée nationale se rendroit sourde à tant de voix, qui la pressent de parler & d'agir !
Ah ! de pareilles craintes sont chimériques, & la seule pensée en est importune.

Armoiries de Théodore Cerf Berr (1765-1836)
Dessin à la plume Martine Weyl. Voir l'article à ce sujet.
Illustres Représentans de la Nation ; vous êtes humains ; vous mettrez donc un terme aux malheurs des Juifs ; vous êtes justes ; vous les revêtirez du titre & des droits qu'ils réclament.
Hâtez seulement l'époque solennelle de votre justice. Hâtez-la ; car les malheureux sont impatiens : & on leur pardonne de l'être, lorsqu'après de longues & de si longues infortunes, leur âme a été enfin ouverte à l'espérance.
Hâtez-la ; car le peuple finiroit peut-être par se méprendre sur la nature de vos intentions ; & les Juifs, que vous avez accueils avec bienveillance, dont vous avez entendu les plaintes avec bonté, à qui vous avez promis solennellement de prononcer, dans la présente session, sur leur destinée, pourroient être victimes du délai que vous apporteriez à la décision de leur sort.

Et vous, peuple, qui assez longtemps avez persécuté les Juifs, voyez, sans déplaisir & sans inquiétude, leur élévation prochaine : vous venez de recouvrer des droits qui vous sont chers ; n'empêchez pas les Juifs de conquérir, à leur tout, ceux dont ils doivent être revêtus ; que votre bonheur ne soit point troublé par l'image de l'infortune ; qu'il ne le soit point par les effets toujours funeste de l'envie. Consentez, au contraire, à faire de toutes parts des heureux, afin de l'être davantage vous-même. Vous avez été injuste envers les Juifs ; les Juifs ont peu avoir des torts envers vous ; que tout s'ensevelisse dans l'oubli ; que les vieilles haines s'éteignent ; qu'un même esprit anime désormais les Juifs et les Chrétiens ; que tous ensemble se pénètrent de la nécessité de concourir, par des efforts communs, au même but : & l'acte de justice qui émanera de l'assemblée nationale sera, en même temps, un acte mémorable de réconciliation entre les divers individus des deux religions. Ils rendront séparément leurs hommages à la Divinité ; ils auront leurs loix religieuses à part ; mais ils serviront en commun, & avec une égale ardeur, la chose publique ; toutes leurs loix civiles & politiques seront les mêmes ; ils auront les mêmes principes, le même zèle, la même âme : pour tout cire en un mot, ils ne seront que des citoyens & des françois ; & dans tout ce qui intéressera la prospérité de la nation & le bonheur du Roi, dans tout ce qui concernera les devoirs de charité & de bienfaisance qu'ils doivent exercer les uns envers les autres, on ne remarquera entr'eux aucune différence ; & ils se montreront rivaux de patriotisme & de vertus.

  MEYER-MARX,
BER-ISAAC-BERR,
DAVID SINTZHEIM,
THEODORE-CERF-BERR,
LAZARE-JACOB,
TRENELLE, père.
  Députés
CERF-BERR,   ci-devant Syndic-général des Juifs.

Source : http://gallica.bnf.fr/
Les passages omis sont des passages illisibles.

Note de la Rédaction :
Le 27 septembre 1791, l'Assemblée constituante, malgré l'opposition de certains députés alsaciens, accordera les droits civiques à tous les Juifs de France, faisait des Juifs d'Alsace des citoyens à part entière. Elle supprimera les taxes et les impôts spéciaux qui distinguaient les Juifs de leurs voisins chrétiens, et leur imposera les mêmes obligations qu'à tous leurs concitoyens. Les Juifs pourront, dès lors, exercer toutes les professions, acquérir des immeubles, habiter où ils voudront et se marier à leur gré.
Cf. l'article du Grand Rabbin Warschawski : Histoire des Juifs d'Alsace.

© A . S . I . J . A .