LES JUIFS D'ALSACE ET LES DROITS DE L'HOMME
par Robert WEYL
SAISONS D'ALSACE n° 86, 1984
Les sous-titres sont de la Rédaction du site


La conquête des simples droits naturels, le droit à la liberté physique et à la sécurité, à la liberté de conscience et au travail, et par conséquent, à la subsistance, le droit à une justice égale pour tous furent l'objet du souci constant des êtres humains, principalement des plus faibles et des plus démunis. Mais des trois grandes familles spirituelles qui peuplent l'Alsace, celle qui se réclame du judaïsme avait plus que toute autre sujet à se plaindre. Juifs et chrétiens se réclament également du Dieu d'Abraham, révèrent le même livre sacré, mais l'interprètent différemment. Dès les premiers siècles de l'ère chrétienne se dessinent, s'amplifient les motifs d'antagonisme générateurs d'intolérance et de haine, menant tout droit aux bûchers du moyen-âge et tout près de nous, à la solution finale d'Auschwitz. Comment en est-on arrivé là ? Essayer de répondre à cette question sera l'objet de notre étude.

Différenciation progressive entre juifs et chrétiens

Juifs et chrétiens arrivèrent dans la vallée du Rhin à la suite des légions romaines. Les Romains, en politiques habiles, montraient la plus grande tolérance à l'égard de toutes les religions, tant qu'elles ne constituaient pas une menace pour l'Etat. Les juifs étaient dispensés de sacrifier à la divinité impériale et pouvaient respecter le shabath. Les cultes chrétiens et juifs étaient encore très voisins, au point que les Romains les confondaient. Ainsi Suétone rapporte que l'empereur Claude chassa de Rome les juifs qui avaient fait grand bruit à cause de Chrestus. Les juifs éloignés de ce qui fut leur sanctuaire en oubliaient jusqu'à la pratique de l'hébreu, hellénisaient ou latinisaient leur nom, et, pour les chrétiens, dogme et exercice de la religion demeuraient encore très vagues et confondus avec ceux du judaïsme.

La coupe trouvée à Kœnigshoffen, conservée
au Musée archéologique de Strasbourg
redessinée par Martine Weyl
Voir l'article de Robert Weyl à ce sujet

Une coupe en cristal gravé trouvée à Kœnigshoffen et datant du 4ème siècle, que l'on considère comme un vase eucharistique, aurait à première vue pu passer pour un verre pour le qiddush. On en était encore au point où leurs routes allaient prendre des directions divergentes. Dans un pays largement paganisé, les communautés juives et chrétiennes, toutes deux monothéistes et issues de la même source, ne nourrissaient aucune haine l'une contre l'autre. Ils pratiquaient toutes sortes d'artisanats et de négoces : tissage, teinture, travail du bronze, du fer et des métaux précieux. Ils étaient ouvriers, négociants, artisans, fonctionnaires de l'empire, exerçaient des professions libérales. Il y avait même des légionnaires juifs ou chrétiens. Tous jouissaient d'une assez large liberté.

En 320, sur un ordre venant de Rome, la religion chrétienne est proclamée religion d'Etat et, en 321, le dimanche est déclaré jour chômé à la place du samedi, mais les mentalités n'en seront pas changées pour autant. L'action missionnaire des chrétiens ne progressera que lentement. Bientôt les barbares traverseront le Rhin, et Clovis, roi des Francs, dans le but d'unifier le pays, acceptera le baptême en 496. L'Eglise triomphante entreprit d'extirper de la pratique religieuse tout ce que le culte chrétien avait conservé du judaïsme. Le pape Grégoire le Grand (540-604) tempêta contre les chrétiens qui se reposaient le samedi et travaillaient le dimanche. Il fallut séparer chrétiens et juifs. On leur interdit de partager leur repas, de se lier d'amitié avec eux, de se marier entre eux, d'assister à leurs offices religieux, d'occuper des emplois publics. Ces défenses sont renouvelées lors des conciles successifs: Vannes (465), Agde (500), Epone (517), Clermont (535), Orléans (538). La répétition de ces interdits montre bien qu'ils n'étaient guère respectés. Et pourtant des moines fanatiques font de leur mieux pour rendre les juifs odieux aux chrétiens. La trahison d'un disciple du Christ est transférée du groupe des apôtres sur l'ensemble du peuple juif. Le peuple juif est déclaré déicide. On exonère ainsi les Romains de toute responsabilité dans la mort du Christ. On s'achemine rapidement vers l'intolérance, l'enseignement du mépris et de la haine, avant d'en venir aux persécutions. Selon un procédé classique, on justifie l'agression en dévalorisant la victime.

Peu après l'an 1000 des rumeurs se propagent. Le Prince de Babylone aurait fait détruire le tombeau du Christ, persécuté les chrétiens de Terre Sainte et décapité le patriarche de Jérusalem. On en tire partout vengeance des juifs, notamment dans de nombreuses villes de la vallée du Rhin. Cette flambée fut de courte durée et, en 1084, Rüdiger, évêque de Spire, octroie aux juifs une charte déclarant que leur présence accroît grandement la renommée de la ville. Il les autorise à avoir des serviteurs et des serfs chrétiens, à posséder champs et vignobles, à porter une arme. Revirement de situation en 1095 lorsque le pape Urbain II prêche la première croisade, car avant de partir vers la Terre Sainte, on massacre les juifs et on pille leurs biens. La vallée du Rhin fut le théâtre de violences indescriptibles. Ceux de Worms, de Mayence, de Cologne, de Trêves, de Ratisbonne, de Metz, de Bamberg sont massacrés ou convertis de force.

Le calme revenu, l'empereur Henri IV autorisa les juifs baptisés de force à revenir à leur ancienne foi. Il se crée ainsi entre l'empereur et les juifs un lien nouveau aboutissant sous Louis le Bavarois en 1343 à la prise en tutelle. L'accalmie dura jusqu'à la seconde croisade, prêchée par le pape Eugène III et Saint Bernard de Clervaux en 1146. On massacre de nouveau les juifs dans la vallée du Rhin, à Cologne, à Spire, à Mayence, à Würzbourg. Le nombre de victimes est moins élevé, mais c'est vers cette époque que naissent deux légendes, celle de l'accusation du meurtre rituel, les juifs auraient eu besoin du sang d'un enfant pour confectionner leurs pains azymes, et celle de la profanation de l'hostie. Le juif se procure à prix d'argent une hostie, s'acharne sur elle à coups de canif. L'hostie saigne, ou se transforme en enfant. Ou bien le juif la jette au feu d'où elle sort intacte, accusant le sacrilège. La première affaire de meurtre rituel apparut à Norwich, en Angleterre, en 1144. En juillet 1236, l'empereur Frédéric II essaye de laver les juifs de tout soupçon, et en 1247 le pape Innocent III promulgue une bulle déchargeant les juifs de l'accusation de meurtre rituel. Peine perdue.

Premières persécutions anti-juives en Alsace - protection des seigneurs

Le 4 juillet 1270 apparaît pour la première fois en Alsace, à Wissembourg, l'accusation de meurtre rituel. Les juifs de Wissembourg furent entraînés sur le bûcher. Jusque là on n'avait guère eu l'occasion de parler des juifs d'Alsace. La Constitution de Strasbourg de l'an 1200 précisait que les juifs fourniraient la bannière de la ville. Il est difficile de dire s'il s'agit déjà de la grande bannière à la vierge orante, à fond d'or. Des historiens en avaient déduit que les juifs jouissaient de la citoyenneté (Bürgerschaft), ce qui n'est pas évident. En 1254 est créée la Confédération des villes du Rhin comprenant Mayence, Cologne, Worms, Spire, Strasbourg et Bâle, assurant la paix sur le Rhin aux

grands et petits, ecclésiastiques et laïques, ainsi qu'aux juifs, qu'ils soient résidants ou de passage.
Saluons ce document, même si sa portée fut de courte durée comme une tentative généreuse, une première charte des droits de l'homme. Dans un document strasbourgeois de 1332, un juif est cité comme témoin dans une affaire de justice. On lui donne le titre de Herr ce qui le place sur un pied d'égalité avec les patriciens. Mais la situation économique des juifs s'aggrave. La création vers le milieu du 12ème siècle de corporations d'artisans et de négociants, s'adjugeant le monopole dans leur profession, élaborant des règlements d'admission et leur donnant un caractère confessionnel, en exclut les juifs. Par ailleurs, et de nombreux documents le prouvent, les juifs étaient propriétaires de biens fonciers, maisons, champs, vignes. La constitution de Strasbourg de 1322 modifia brutalement la situation, déclarant :
es ensol denheine jude eygen noch erbe haun in dirre stat zuo Strazburg noch in dem burg banne dirre stette.

En 1336 un ancien aubergiste, Johann Zimberlin, plus connu sous le nom de Kœnig Armleder se fit chef de bande, massacrant sur son passage les juifs de Thann, Rouffach et Ensisheim. Les rescapés trouvent refuge à Colmar où Armleder les assiège. L'insolence d'Armleder inquiète les seigneurs et les magistrats des villes qui se réunissent à l'initiative de l'évêque de Strasbourg. Il y avait Albert, comte de Hohenberg, avoué d'Empire en Alsace, le duc d'Autriche, Berthold II de Bucheck, évêque de Strasbourg, le seigneur-abbé de Murbach, le seigneur de Rappoldstein, les magistrats de Strasbourg, Haguenau, Sélestat, Obernai, Rosheim, Mulhouse, Brisach et Neubourg. Ils s'engagent à prendre les armes contre Armleder et ses bandes. En 1339, Rodolphe d'Andlau signe avec Armleder un pacte par lequel celui-ci s'engage à vivre en paix et en bonne intelligence avec les juifs, et ceci durant dix ans.

Les seigneurs se réunirent encore à plusieurs reprises afin de maintenir la paix dans le pays. A Strasbourg, en 1338, l'ammeister Berthold Schwarber et son Conseil accordent leur protection à seize familles juives contre un droit de protection de mille livres. En 1343, l'empereur Louis de Bavière décrète que désormais les juifs lui appartiennent :

Ir uns und das Riche mit Leib und mit Gut an gehoert und mugen das mit schaffen, tun und handeln, was wir wollen und wie uns gut dun chat. - en traduction : "Vous nous appartenez corps et biens, et nous pouvons en user et faire avec vous comme nous voulons et comme bon nous semble".
Désormais chaque juif de plus de douze ans versera au Trésor impérial annuellement un florin, en signe d'allégeance et de servitude. La capitation était instituée. D'ailleurs cette charte ne fait que régulariser une situation de fait. Lorsque quelques années auparavant la ville de Mulhouse avait massacré ses juifs, l'empereur avait réclamé mille livres à titre d'indemnité. En 1338, le même Louis de Bavière avait cédé pour quatre mille livres à la ville de Colmar les juifs qui y habitaient.

Ainsi, d'hommes libres qu'ils étaient à l'origine, les juifs deviennent les serfs de la chambre impériale servi camerae nostrae. Le juif ne peut rien avoir en propre, tout ce qu'il acquiert devient la propriété de l'empereur, non la sienne. Le juif ne peut vivre et il ne peut survivre que grâce à l'argent, car le droit à la vie, il doit l'acheter à intervalles réguliers. S'il ne peut payer, il sera expulsé ou périra dans une sombre affaire de meurtre rituel. Comme l'écrit Léon Poliakov, l'argent finit par acquérir pour le juif une signification quasi sacrée. Mais cet argent si précieux, ils s'en départaient avec une facilité extrême, sur l'injonction de leurs rabbins, lorsqu'il s'agissait de racheter des prisonniers ou d'intervenir financièrement en faveur de frères accusés de meurtre rituel. Comment gagner cet argent si précieux ? Toutes les professions leur demeurant interdites, il ne leur restait que le prêt à intérêt, l'usure. La tradition juive rappelée par Rashi (1040-1105) réprouvait l'usure: Celui qui prête à intérêt à un étranger sera détruit. Mais l'adaptation aux circonstances devint une nécessité. Faute de pouvoir faire autrement, ils devinrent banquiers, métier honni par l'Eglise. Il existait certes aussi des usuriers non juifs notamment les Lombards, mais c'est l'usurier juif qui en devint en quelque sorte l'archétype, alors que les statistiques démontrent que le mouvement d'argent qui passa entre leurs mains était faible par rapport à la masse monétaire globale, et ceci est vrai aussi bien pour le moyen-âge que pour le 18ème siècle sur lequel nous sommes bien documentés.

Les juifs forment dans l'Empire des communautés structurées. L'empereur, en échange de sa protection, lève des taxes collectives qui renforcent leur cohésion. Ils bénéficient souvent, et ce fut le cas à Strasbourg, de la protection du magistrat local, et leur situation matérielle est bonne. Ne pouvant investir dans des immeubles ou des terres, ils disposaient souvent de fortes sommes en numéraire ou de véritables trésors confiés en gage. Les banquiers Jeckelin et Mankind avaient reçu en gage rien moins que la couronne du markgraf de Bade, et l'on se souvient du trésor emmuré trouvé à Colmar en 1863 et dont quelques objets indiscutablement juifs indiquent l'origine. Les juifs avaient de puissants alliés dans le magistrat même de la ville de Strasbourg, mais la situation du magistrat elle-même était devenue précaire. Les corporations nées au milieu du siècle précédent devenaient de plus en plus puissantes et de plus en plus remuantes. Elles convoitaient la magistrature suprême. Or le magistrat était depuis des siècles entre les mains des patriciens, une haute bourgeoisie qui se situait socialement sur un plan d'égalité avec la noblesse et bien au-dessus de la masse des artisans et boutiquiers. Il fallait un événement grave pour renverser le pouvoir en place. Ce fut la peste noire qui en fournit l'occasion.

La peste noire

Les épidémies n'étaient pas exceptionnelles au moyen-âge, mais aucune n'atteignit en ampleur ni en intensité celle qui débuta en 1347 et qui fit, en trois ans, quelque vingt-cinq millions de victimes à travers l'Europe. Elle apparut partout à la fois, en Savoie, à Venise, en Calabre, à Toulouse, à Berne, à Zurich, à Zofingen. Des correspondances furent échangées entre les magistrats des villes. Berne écrivit à Bâle, à Strasbourg, à Cologne pour les avertir que les juifs empoisonnaient les puits. En septembre 1348, le pape Clément V, dans une bulle, disculpe les juifs : là où il y avait des juifs, ils mouraient comme les autres, et là où il n'y on avait pas, les chrétiens mouraient pareillement. En 1349, une assemblée est Convoquée à Benfeld réunissant l'évêque de Strasbourg, des délégués de la noblesse, les magistrats de Strasbourg, de Fribourg-en-Brisgau et de Bâle. Contre l'avis du seul magistrat de Strasbourg, déclarant les juifs innocents du crime dont ils étaient accusés, l'assemblée décida l'extermination des juifs. Cette décision consterna le magistrat de Strasbourg, qui décida de ne pas l'appliquer. L'ammeister Peter Schwarber, les deux stettmeister Conrat de Winterthur zum Engel et Gosse Sturm connaissaient les juifs et les tenaient pour incapables d'empoisonner les puits. D'autres strasbourgeois, comme Rulman Merswin, un riche négociant-banquier de réputation internationale, s'indignent.

Devant l'attitude menaçante de quelques artisans, on décida de mettre un certain nombre de juifs à l'abri dans une maison située au bord de la Bruche, d'où on pourrait les faire évacuer par bateau (in das unterste Haus an der Breusch namens Stolzenecke. Mathias von Neuenburg). Pour les corporations, le prétexte pour éliminer le magistrat en exercice était trouvé. On pouvait, par la même occasion, assouvir sa haine des juifs et s'approprier leur fortune. Les corporations s'étaient assuré l'appui de quelques membres de la noblesse, dont Claus Zorn von Bulach et Zorn Lappe. Du dimanche 8 au samedi 14 février 1349 devait s'écouler ce que le chroniqueur Jakob Von Kœnigshoffen devait appeler eine unmuesige Woche. Le dimanche les artisans envahirent la demeure de l'ammeister, l'injurièrent et réclamèrent l'arrestation des juifs. Peter Schwarber fit arrêter les meneurs qui toutefois réussirent à s'enfuir et à ameuter les corporations. Le lundi, les corporations en armes se réunirent, et Zorn Lappe réclama la déchéance du magistrat. Impressionnés, les deux stettmeister donnèrent leur démission. Peter Schwarber tint tête un certain temps puis finit par céder.

Mardi, la déchéance du magistrat fut proclamée, et un nouveau conseil fut constitué. Le chef de la corporation des bouchers, Hans Betschold, fut proclamé ammeister, Claus Zorn von Bulach et Gosse Engelbrecht stettmeister. Mercredi, le nouveau conseil prêta serment. Jeudi, les bourgeois de Strasbourg, réunis devant la cathédrale, prêtèrent serment au nouveau conseil. Vendredi, l'ancien ammeister Peter Schwarber est mis en accusation, condamné à être expulsé de la ville, sa fortune confisquée et partagée, moitié à ses enfants, moitié au conseil. Le conseil décréta que tous les juifs de Strasbourg seraient amenés sur leur cimetière pour y être brûlés vifs, à l'exception de ceux qui se feraient baptiser. Samedi 14 février 1349, la foule entraîna la population juive sur le cimetière situé hors les murailles, là où nous trouvons aujourd'hui la Place de la République, entre le monument aux morts et le canal. L'ancienne localisation sous la terrasse de l'hôtel du Préfet, ou encore rue Brûlée, que nous retrouvons de temps en temps sous la plume d'historiens contemporains, est inexacte. Les chroniqueurs parlent de deux mille victimes. Ce chiffre est probablement exagéré. Les restes des malheureux furent enfouis à Rotherkirch, localité aujourd'hui disparue, et que rappelle la rue de l'Eglise rouge à Schiltigheim.

Peter Schwarber finit ses jours à Benfeld. Le banquier Rulman Merswin, écœuré par tout ce qu'il avait vu, se retire du monde. Il rachète le couvent de l'Ile Verte et y installe une communauté laïque de recueillement. Il écrit des ouvrages mystiques, le Livre des Sept Rochers, tableau des vices de la société, et Vision des Neufs Rochers que l'homme doit gravir pour accéder à la pureté. Ces massacres, nous les retrouvons un peu partout, à Benfeld, Sélestat, Molsheim, Lauterbourg, Obernai, Wissembourg, Colmar, Mulhouse. Les lieux de supplice ont conservé à travers les siècles des noms caractéristiques : Judenloch, Judenrain, Judenthurm. L'année 1349 représente une cassure dans l'histoire des juifs d'Alsace.

L'enseignement du mépris


Juifs tétant les pis d'une truie
reproduction d'un relief pour l'exposition
Les Juifs et le judaïsme dans l’art médiéval en Alsace
Une telle accumulation de haine aboutissant à l'extermination totale et de la manière la plus odieuse de toute une population d'hommes, femmes, vieillards et enfants, demande une explication. Certes l'Eglise ne souhaitait pas la disparition des juifs. Elle leur avait même assigné une place dans son eschatologie. Les chrétiens avaient besoin de juifs vivants pour démontrer par leur misère physique et leur déchéance morale la vérité de l'enseignement du Christ, leur conversion générale devant marquer la fin des temps. Cette attitude annoncée par Origène dès le IIIe siècle fut définie par le pape Grégoire le Grand (540-604). Dans ce but, le clergé élabora patiemment ce qu'après Jules Isaac il est convenu d'appeler l'enseignement du mépris. L'image du juif haï, le chrétien l'aura sous les yeux au cours des jeux et des Mystères de la Passion. Le peuple ne fera aucune différence entre les juifs contemporains du Christ et ceux qu'il côtoyait tous les jours. On sait que le théâtre au moyen-âge fut d'une violence extrême et d'un réalisme sadique : on assiste à des tortures, colorées de liquide rouge simulant le sang, de crucifixions au cours desquelles l'acteur succombait parfois, de simulation de viol de vierges et martyres. Le spectacle suscitait une émotion que l'on a peine à imaginer aujourd'hui. Le spectateur éprouvait l'irrésistible besoin d'éventrer un de ces juifs maudits. S'il en était besoin, l'imagerie qu'il découvrait au flanc des cathédrales, juif forniquant avec une truie, juif aux trente deniers, juif au diable lui servait d'aide-mémoire.

L'année 1349, qui fut celle de l'anéantissement du judaïsme d'Alsace, marque aussi un échec pour la chrétienté, l'enseignement du Christ aboutissant à un bain de sang et au martyre des innocents. Elle marque aussi un recul pour l'humanité dans sa marche hésitante vers la justice sociale et la spiritualité, un retour vers la bestialité primitive. Les rescapés des massacres trouvèrent refuge en Allemagne, dans la lointaine Pologne et jusque dans les pays baltes. Une minorité resta en Alsace, dans les villages qui voulurent bien les accepter.

Désormais, les juifs se replient sur eux-mêmes. Ils enveloppent dans un mépris sans limites la chrétienté et ses œuvres. Ils considèrent les chrétiens comme des bêtes féroces et malfaisantes dont il faut se garder. Si les chrétiens espéraient pouvoir les convertir par la force, ils devaient constater leur erreur. Le martyre, ils l'acceptèrent avec joie. Comme l'enseignait le rabbin Meïr Rothenburg,

"Celui qui a pris la ferme décision de rester fidèle à sa foi et de mourir s'il le faut en martyr, ne ressent pas les souffrances de la torture. Qu'on le lapide, ou qu'on le brûle, qu'on l'enterre vivant ou qu'on le pende, il reste insensible, aucune plainte ne s'échappera de ses lèvres."

Des élégies écrites au moyen-âge, rappelant le supplice de tant des leurs, sont encore lues chaque année lors des fêtes solennelles du Nouvel an, de Kippur et le jour du 9 Av., non pas dans un esprit de vengeance, mais pour demander à l'Eternel, en faveur du mérite de nos martyrs, le pardon de nos péchés. Ces évocations, pour émouvantes qu'elles soient, ne peuvent être comparées aux jeux de la Passion.

Vers 1369, surmontant sa répugnance, un petit groupe de juifs sollicite humblement son pardon et souhaite vivre à Strasbourg au milieu des bourreaux de leurs frères. La manance leur est accordée. Quelques autres familles sont acceptées en 1383. La même année, le magistrat fait venir un médecin juif, Meister Gutleben, avec sa famille et ses domestiques,

afin que par sa science, il puisse venir au secours des bourgeois et des magistrats.

Un contrat de six ans lui assurait un traitement de cinquante florins par an, avec dispense de droit d'entrée et dispense de l'obligation de prêter serment.

Les médecins municipaux juifs n'étaient pas exceptionnels au moyen-âge : il y avait Salomon Pletsch à Francfort (1394), Baruch à Weimar (1464), Oeringer à Rothenburg (1519), il y eut même des femmes médecins juives célèbres, Sara à Würtzburg, Zerlin à Francfort. Que la ville de Strasbourg se soit attaché les services d'un médecin juif trente-quatre ans après avoir massacré une population haïe, que des chrétiens confient leur santé et leur vie à cet être méprisé et voué, selon eux, à la damnation éternelle, a quelque chose de troublant. Le concile de Béziers, en 1246, avait interdit sous peine d'excommunication de faire appel à un médecin juif "car il vaut mieux mourir que de devoir sa vie à un juif " et cet interdit fut renouvelé à Albi (1254) et à Vienne (1267). Et pourtant princes et bourgeois ont recours aux médecins juifs. Nous découvrons aussi dans ce monde chrétien plein de violences et de contradictions, au milieu d'une population haïssant viscéralement les juifs, mais se faisant soigner par un médecin juif, la petite population juive de Strasbourg ayant retrouvé une certaine aisance. Il existe une correspondance de 1381, entre l'infant Juan, le futur roi d'Aragon Juan Ier et Joseph Rose, connu aussi sous le nom de Shushan, de Strasbourg en Allemagne. L'infant invite son correspondant ainsi que son associé Salomon de Vesoul habitant Paris, à venir s'installer en Aragon, lui promettant des franchises et des facilités d'installation, espérant tirer quelqu'avantage de la présence de ces deux financiers sur ses terres.

Pour reprendre une hypothèse de Sombart, il se pourrait que l'activité financière des juifs de ce temps ait été favorisée par la création de la lettre de change. L'instabilité de leur vie, leurs fréquents changements de domicile, le camouflage obligatoire de leur fortune ont peut-être joué un rôle dans cette nouvelle forme de transfert de fonds, plus discret que le transport en numéraire. De toute manière, la petite population juive de Strasbourg fut définitivement expulsée vers 1392. Les juifs de Haguenau eurent plus de chance, puisque simplement expulsés en 1349, ils furent réadmis vers 1360. On trouve de petits groupes, d'environ six ou sept familles disséminées en Alsace, à Kaysersberg, Ribeauvillé, Hattstatt, Bergheim, Mulhouse, Sélestat, Turckheim, Obernai, Molsheim, Rosheim... En 1366, le cimetière de Rosenwiller existait déjà et servit de lieu de sépulture à une grande partie des juifs d'Alsace.
Si les juifs ont pu survivre sur les terres de l'ancien Saint-Empire germanique, ceci tient principalement au morcellement du pouvoir sur ces terres. Rejetés ici, ils étaient acceptés ailleurs, ce qui n'était pas possible dans les pays à fort pouvoir central comme la France ou l'Angleterre.

Les persécutions massives de 1349 ne se renouvelèrent plus au cours de l'histoire des juifs d'Alsace, mais demeurèrent dans la mémoire collective au point que, lorsqu'en 1793, les révolutionnaires exercèrent leurs exactions dans le Sundgau, les juifs d'Alsace cherchèrent refuge en Suisse. Et lorsqu'en 1848, après la chute de Louis Philippe, certains voulurent profiter de la vacance du pouvoir pour se livrer à des brutalités et mettre à sac les maisons juives, les juifs se crurent revenus aux pires heures du moyen-âge. A Rosheim, à Mutzig, ils se réunirent dans les synagogues et là, en prière, ils attendirent leurs bourreaux. Cette menace de pogrome se ramena finalement au pillage des quelques maisons juives, principalement dans le Sundgau, mais aussi dans quelques villages du Bas-Rhin. On voit que les juifs d'Alsace de 1848 ne croyaient pas que la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 les concernait, ce qui est historiquement exact, puisque ses rédacteurs ne pensaient ni aux juifs ni aux hommes de couleur.

Anti-judaïsme à l'aube du protestantisme

Il n'y a pas beaucoup à écrire sur la vie des juifs d'Alsace entre les massacres de 1349 et la fin de la guerre de Trente ans en 1648. Il n'est pas exagéré de dire qu'elle fut misérable. Les familles vivaient isolées ou réunies en petits groupes. On peut rarement parler de communautés. Ferdinand, bailli de haute Alsace, interdit l'établissement de plus d'une famille par village de la Régence d'Ensisheim. Nous n'avons trouvé aucun village où le nombre des familles était supérieur à sept ou huit. Les règlements concernant les juifs se font tracassiers. On leur impose des vêtements particuliers, plus tard la rouelle de tissu jaune, les signalant ainsi à la population chrétienne. Leurs activités économiques sont très limitées et étroitement surveillées. Ils doivent se cloîtrer dans leurs maisons durant la semaine sainte. Interdiction de tenir synagogue, interdiction de se marier sans permission spéciale, interdiction de prêter sur hypothèque ou sur gage d'objets précieux, interdiction d'avoir plus de bétail que nécessaire pour les besoins de la famille, interdiction de se lier avec les chrétiens, de jouer avec eux des jeux de société, de leur offrir du pain azyme, de discuter religion avec eux, de les inviter lors d'une circoncision. Les juges les soumettent à des serments humiliants, les pieds nus placés sur une peau de porc. Etaient-ils condamnés, leur supplice revêtait une forme infamante, et l'on s'arrangeait pour que l'agonie fût longue.

Pour les seuls juifs, le moyen-âge s'attardait, se prolongeait, alors que l'Europe s'éveillait à la Renaissance des lettres et des arts. Venant d'Italie, l'intérêt pour l'Antiquité suscite chez les érudits chrétiens le désir de connaître également l'hébreu et la littérature juive. C'est également en Italie que l'on commença à imprimer en hébreu, des bibles, commentées ou non, la Mishna, une partie du Talmud, des grammaires, des dictionnaires, des ouvrages philosophiques et même, à l'instigation du pape Sixte IV, des ouvrages cabbalistiques traduits en latin. En Allemagne, Johann Reuchlin composa sa propre grammaire et son propre dictionnaire. Il eut deux maîtres juifs qui lui firent connaître Rashi et Kimhi. On aurait pu s'attendre à ce que tant de passion pour la langue hébraïque s'accompagnât d'un intérêt pour ceux qui, à travers les siècles, n'avaient cessé de la cultiver. Il n'en est rien. Nous assistons à une tentative de dépossession de leur patrimoine littéraire. Jadis on s'emparait de leur or, puisque celui-ci ne pouvait provenir que de rapines, maintenant on s'empare de leur patrimoine spirituel. Les chrétiens n'étaient-ils pas les véritables héritiers d'Abraham, et cet héritage ne leur revenait-il pas de droit ?

En tous cas, nous savons ce que les humanistes pensaient des juifs. Beatus Rhenanus écrit :

Aucun peuple n 'a jamais autant haï les autres que le peuple juif, aucun à son tour ne leur répugnait autant, et aucun ne s'est à juste titre attiré des haines aussi implacables.
Peter Schwartz écrit :
Les juifs sont durement châtiés de temps en temps, mais ils ne souffrent pas innocemment, ils souffrent à cause de leur méchanceté: car ils trompent les gens et ruinent les campagnes par leur usure et par leurs meurtres secrets ainsi que chacun le sait, c'est pourquoi ils sont tellement persécutés, et non pas innocemment. Il n'est pas de peuple plus méchant, plus rusé, plus avare, plus impudent, plus remuant, plus venimeux, plus coléreux, plus trompeur, plus ignominieux.
Même Johannes Reuchling, qui sauva le Talmud de la destruction ordonnée par l'empereur Maximilien à la requête d'un juif converti, Joseph Pfefferkorn, écrivit :
Tous les jours ils outragent, souillent et blasphèment Dieu en la personne de son fils, le vrai Messie Jésus-Christ. Ils l'appellent un pécheur, un sorcier, un pendu. Ils traitent de Haria, de furie, la sainte Vierge Marie. Ils traitent d'hérétiques les apôtres et les disciples. Et nous, chrétiens, ils nous considèrent comme de stupides païens.
On trouvera dans l'œuvre de Geiler von Kaisersberg, de Sebastian Brant, de Wimpheling, des passages tout aussi haineux ou méprisants.

Luther espéra bien rallier les juifs à sa doctrine, mais ceux-ci restèrent de glace : ils n'avaient pas plus envie de passer à la religion luthérienne qu'au catholicisme. La Réforme était une affaire entre chrétiens qui ne les concernait pas. En 1523, Luther publia Das Jesus Christus ein geborener Jude sei, pamphlet par lequel il essayait de démontrer aux juifs que le Christ était le vrai Messie. Son argumentation était faite pour s'allier les sympathies des juifs :

Nos imbéciles, les papistes et les évêques, les sophistes et les moines en ont usé avec les juifs de telle manière qu'un bon chrétien aurait cherché à devenir juif. Si j'avais été juif, j'aurais préféré me faire porc plutôt que chrétien, voyant comment ces nigauds et ces ânes bâtés gouvernent et enseignent la foi chrétienne. Ils ont traité les juifs comme si ceux-ci avaient été des chiens et non des hommes; ils n'ont fait que les persécuter. Les juifs sont les parents de sang, les cousins et les frères de Notre-Seigneur: si l'on peut se louer de son sang et de sa chair, ils appartiennent à Jésus-Christ bien plus que nous.
Son insuccès auprès des juifs rendit Luther furieux. Ses propos devinrent passionnés, haineux, violents et orduriers lorsqu'il parle des juifs.
Sache, ô Christ adoré, et ne t'y trompe pas, qu'à part le diable, tu n'as pas d'ennemi plus venimeux, plus acharné, plus amer, qu'un vrai juif, qui cherche véritablement à être juif.
Un autre passage tiré d'un autre pamphlet Schem Hamephoras est encore plus caractéristique pour cette période :
Le goy maudit que je suis ne peut pas comprendre comment ils font pour être tellement habiles, à moins de penser que lorsque Judas Iscariote s'est pendu, ses boyaux ont crevé et se sont vidés, et les juifs ont peut-être envoyé leurs serviteurs, avec des plats d'argent et des brocs d'or, pour recueillir la pisse de Judas avec les autres trésors, et ensuite ils ont mangé et ont bu cette merde et ont de la sorte acquis des yeux tellement perçants qu'ils aperçoivent dans les Ecritures des gloses que n'y ont trouvées ni Matthieu ni Esaïe lui-même, sans parler de nous autres, goyim maudits...

Il refusa, en 1537, de recevoir Josselmann de Rosheim, venu lui demander d'intercéder en faveur des juifs de Saxe menacés d'expulsion. Josselmann avait été reconnu comme chef de la Nation juive dans l'Empire Befehlshaber gemeiner Jüdischkeit, Oberster über alle Juden deutscher Nation, Befehlshaber unser Judenschaft im Heiligen Reich. Les juifs l'appelaient Shtadlan (porte-parole). Durant un demi-siècle il plaida la cause des juifs devant les plus hautes instances. Il intervint aussi auprès des paysans en révolte qui s'apprêtaient à mettre Rosheim à sac, et réussit à les convaincre à n'en rien faire, mais ses interventions ne furent pas toujours couronnées de succès.

Quant au programme de Luther à l'égard des juifs, il peut se résumer ainsi: il faut brûler leurs synagogues, confisquer leurs livres, les faire travailler, mais de préférence les expulser hors du pays, "ce n'est pas nous qui sommes allés les chercher à Jérusalem". Le passage à la Réforme de la ville libre de Strasbourg et de l'important comté de Hanau-Lichtenberg fut sans conséquences pour les juifs d'Alsace. Strasbourg conserva une politique anti-juive et leur refusa toujours la manance. Dans les villages du comté de Hanau-Lichtenberg où les juifs avaient trouvé asile, les choses continuaient comme par le passé.

On a retrouvé les mémoires de Asher Lévy, né en 1598, qui passa une grande partie de sa vie à Reichshoffen. Il s'agit d'un journal portant sur la période de 1598 à 1638, tenu par un homme d'une grande religiosité, possédant une vaste culture juive. Il exerce des activités diverses, il est instituteur hébraïque, sacrificateur, circonciseur, scribe, chantre lors des grandes fêtes, il vit chichement en faisant de petites affaires de change, en commerçant avec des céréales et des marchandises diverses, affaires où il semble perdre plus d'argent qu'il n'en gagne. A travers le récit d'un homme qui connut souvent la maladie et la misère, on découvre l'Alsace au cours de la première moitié de la guerre de Trente ans, avec ses terribles épidémies (choléra, peste, typhus...), la famine (il écrit que sa mère est morte autant de privations que de maladie), le passage des bandes armées et leurs exactions, et les efforts d'un petit juif pour survivre avec sa famille au milieu de tant de malheurs. Il raconte sa fuite à l'approche d'une bande armée en emportant ce qu'il avait de plus précieux, un enfant juché sur ses épaules, et deux miches de pain dans ses mains. Sa pauvreté ne l'empêche pas d'accueillir plus pauvre et plus malheureux que lui. Ce journal dont il existe une traduction allemande est peut-être le document le plus fidèle et le plus authentique sur ce que pouvait être la vie quotidienne d'un juif durant la première moitié du 17ème siècle.


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