LES JUIFS EN FRANCE SOUS LA REVOLUTION FRANCAISE ET L'EMPIRE (suite et fin)

LE CONSULAT ET L'EMPIRE

L'expédition d'Egypte donne à  Bonaparte un point de départ pour attaquer les Turcs en Palestine. En rnars avril 1899, il s'empare de Gaza et de Jaffa, est victorieux au Mont Thabor et marche sur Saint-Jean-d'Acre ; là , les Turcs l'obligent à  reculer et à  se replier sur l'Egypte. Au cours de cette brève campagne, où il découvre sur place l'Orient qui l'a toujours fasciné, Bonaparte rêve d'être celui qui redonnera aux Juifs leur terre ancestrale? Beaucoup de points d'interrogation entourent une déclaration qui aurait été faite en avril 1999, où Bonaparte offre aux Juifs la restauration de leur "existence politique de nation parmi les nations" sur la terre "patrimoine d'Israël".

Mais le moment n'était pas bien choisi. Les Juifs de France, notamment, voient leur place au sein de la nation française où ils viennent d'obtenir l'égalité. Des promesses hasardeuses, sujettes aux aléas d'une guerre, ne sont pas prises au sérieux. Finalement toute l'expédition de Bonaparte se solde par un échec. Bonaparte rentre en France et le coup d'Etat du 18 Brumaire 1799 (9 novembre) fait de lui le Premier Consul. Un des premiers effets de la main forte de Bonaparte est le retour de l'ordre. Cependant, l'espoir de paix est vite déçu. Aux armées de la République succède, en 1803, "la Grande Armée" placée sous le commandement de Bonaparte qui se fait, en 1804, proclamer Empereur. La situation intérieure se ressent évidemment de cet incessant cortège de combats. Mais jusqu'en 1814, on se bat toujours en dehors des frontières. D'où la possibilité d'une complète réorganisation intérieure de la France, épuisée par dix ans de tourmente révolutionnaire.

C'est maintenant que les transformations apportées par la Révolution à  la situation des Juifs deviennent vraiment visibles.

Apparition de Nouvelles Communautés Dispersées à  Travers la France

La liberté de résider n'importe où en France aboutit à  une certaine déconcentration des communautés de l'Est. Les recensements très nombreux réalisés sous l'Empire donnent toutes les précisions voulues sur ce phénomène. Paris attire. La centralisation de la vie française s'y fait encore plus marquée que sous l'Ancien Régime. Désormais les Juifs n'ont plus aucun empêchement d'y habiter. Le nombre de Juifs y augmente lentement d'année en année : moins de 500 en 1780, plus de 2900 en 1810.

Des familles juives s'établissent dans les grandes villes Lyon, Marseille, Toulouse, mais aussi dans des villes de moyenne imporiance Orléans, Brest, Rouen, Dunkerque, Dijon, Versailles, etc.., et même dans de petites bourgades. A l'ancienne division en provinces, a succédé la division de la France en départements. On trouve des Juifs dans deux tiers de l'ensemble des départements, mais souvent moins d'une dizaine de familles dans la même localité.

Cependant la majorité des Juits continue à  rester concentrée dans les mêmes régions qu'avant la Révolution, mais avec des changements sensibles dûs à  la liberté de résidence. A Bayonne, ils peuvent habiter en pleine ville. de même à  Colmar et à  Strasbourg. Pourtant le judaïsme alsacien reste campagnard. En 1806, on compte seulement 1.286 Juifs à  Strasbourg, sur plus de 16.000 pour l'ensemble du département. Les changements s'opèrent encore lentement à  l'époque impériale. Ils s'accenluent au cours du 19ème siècle où les petites communautés disséminées à  travers toute la France se mulliplient. C'est bien plus tard qu'un mouvement de centralisation urbaine fait, cent ans après le Révolution, se grouper à  Paris la majorité des Juifs de France.

Ouverture de L'Eventail Professionnel

Le jeu naturel des vocations individuelles peul désormais s'exercer librement, mais les difficultés économiques, encore très graves sous l'Empire, en modèrent les effets. Pour réduire les risques, les fils restent fréquemment fidèles à  l'humble commerce du père, tout en l'élargissant et le modernisant. Le conservatisme familial est statistiquement plus fort qu'on ne l'aurait attendu. En Alsace, on a fait aux Juifs une réputation d'usuriers, qui en fait des personnages de caricature. On les presse de s'adonner aux "métiers utiles", c'est-à-dire métiers techniques, artisanaux et agricoles. Les enquêtes impériales insistent constamment pour connaître le nombre de Juifs devenus agriculteurs (les chiffres sont dérisoires), ou artisans (les chiffres sont sensiblement supérieurs).

L'évolution se fait très lentement et les bénéfices de la liberté professionnelle ne seront largement visibles qu'après 1830. Mais dès les années 1795, l'idéalisme révolutionnaire auquel s'ajoutent les exigences de la conscription napoléonienne, pousse les Juifs dans la carrière rnilitaire. C'est par le moyen de l'armée que s'opére pour beaucoup de Juits,la transformation professionnelle la plus radicale. Alors que presque aucun Juif ne profite encore, sous l'Empire, des études universitaires, nous en voyons un certain nombre entrer dans les écoles supérieures militaires. Beaucoup, recrutés comme simples soldats, gravissent rapidement lés échelons et accèdent au rang d'officiers. Les petits-fils de Cerf Berr sont nombreux dans les armées de Napoléon. L'un d'entre eux, Marc François Jérôme Wolff, est colonel en 1808. Il se convertit cette année-là  au christianisme et devient ensuite général et baron d'Empire. Mais se n'est pas par besoin de carrière qu'il se convertit. Un autre, resté Juif, devient général : Henri Rottembourg; son nom est gravé sur l'Arc de Triomphe de l'Etoile.

La conscription des jeunes recrues est considérée par le Gouvernement comme un test pour mesurer le degré d'intégration des Juifs dans la société française. Pour les Juifs, l'enrôlement dans l'année impériale est la preuve de leur dévouement à  la France qui leur a accordé l'égalité. Mais en Alsace, il y a des réticences ; nouvelle raison pour que les Juifs d'Alsace n'aient pas bonne presse auprès des autorités impériales. La Constituante avait voté l'égalité civique des Juifs, sans condition préalable et sans autres obligations que celles normalement imposées aux autres citoyens. Napoléon a d'autres exigences. II a reçu des plaintes contre les Juifs. Ils vivent à  part et, malgré l'émancipation, restent fidèles à  leurs usages spécifiques ; ils pressurent les paysans par des prêts usuraires en Alsace et dans tout l'Est de la France. Ils essayent d'échapper à  la conscription. La convocation de l'Assemblée des Notables, puis celle du Sanhédrin, est, pour Napoléon, l'occasion de connaître la vraie nature de l'attachement des Juifs à  la France et de peser les chances de réussir leur intégration au sein de la nation française.

L'Assemblée des Notables - 1806

Sanhédrin des Juifs de l'empire, 9 février 1807. Bibliothèque nationale, Paris
Revenant d'Autriche après la victoire d'Austerlitz, Napoléon s'arrête à  Strasbourg. Le préfet se fait auprès de lui l'écho des plaintes formulées à  l'égard des Juifs: ce sont tous des usuriers et des colporteurs malhonnêtes. La population, lui dit-on, est tellement excitée contre eux que les pires excès sont à  redouter. l'Empereur rentre à  Paris, impressionné par ces dépositions. Là, toute une campagne de presse vise à  calomnier les Juifs, et propose l'abolition de presque toutes leurs libertés. Le jeu est mené par le parti des ultra-catholiques, animé par Bonald Fontanes et Chateaubriand. Il s'y joint bientôt le comte Molé qui orchestre toutes les entreprises impériales concernant les Juifs.

En avril 1806 ont lieu, devant le Conseil d'Etat, les premiers débats sur la nécessité d'appliquer aux Juifs des lois d'exception. Elles aboutissent à  une première décision : un décret daté du 30 mai 1806 accorde un sursis d'un an au paiement des dettes contractées envers les Juifs par les cultivateurs de huit départements de l'Est de la France. Le même jour, un décret convoque une assemblée des notables juifs de tous les points de l'Empire, afin de "délibérer sur les moyens d'améliorer la nation juive". Les préfets sont chargés de désigner les "notables". En dépit du choix laissé à  l'arbitraire, l'Assemblée de 112 membres est assez représentative du judaïsme de l'Empire.

La séance inaugurale a lieu le 26 juillet 1806. Elle siégera neuf mois, jusqu'au 6 avril 1807, non sans de grandes difficultés pour les membres venus de province et des régions annexées à  l'Empire (région du Rhin, Italie du nord). Les réunions se tiennent dans une ancienne chapelle désaffectée, attenante à  l'Hôtel de Ville de Paris. L'Assemblée se nomme un bureau et un président : Abraham Furtado. Sa tâche essentielle est de répondre à  douze questions fondamentales posées par Napoléon.

Dans son discours d'ouverture, le comte Molé fait comprendre aux délégués la menace qui pèse sur eux. "Sa Majesté, dit-il, veut que vous soyez Français ; c'est à  vous d'accepter un pareil titre et de songer que ce serait y renoncer que de ne pas vous en rendre dignes". La réponse à  certaines de ces questions est simple, par exemple Ia quatrième demandant si, aux yeux des Juifs, les Français sont leurs frères ou des étrangers. Celles ayant trait au patriotisme des Juifs et à  leur dévouement à  la patrie française soulèvent dos réponses enthousiastes et émouvantes.

Mais d'autres sont plus délicates à  trancher, notamment les questions relatives aux mariages avec des non-Juifs. Sur ce point particulier comme sur d'autres, il faut trouver une réponse qui, sans enfreindre les lois religieuses, trouve néanmoins grâce aux yeux de l'Empereur. Les délégués ne perdent pas de vue que, de leurs réponses, dépend le sort des Juifs de France. Ils parviennent à  mettre au point des réponses acceptables par la loi juive et par Napoléon. Pour le point particulier des mariages mixtes, par exemple, ils répondent que les mariages contractés entre Juits et Chrétiens ne peuvent recevoir une bénédiction religieuse juive. Les époux ne peuvent contracter qu'un mariage civil. Mais un Juif ayant épousé une chrétienne ne cesse pas, pour autant, d'être considéré comme Juif par ses coréligionnaires.

Les notables montrent, dans leur mission délicate, une noblesse et une dignité qui étonne même leurs détracteurs. Napoléon croyait trouver une centaine d'usuriers ignorants et insociables : c'est ainsi qu'on lui dépeignait les Juifs, surtout ceux d'Alsace. Il est le premier étonné de rencontrer des hommes fiers, très instruits de leur religion et dotés d'une large culture humaine. La possibilité sérieusement envisagée d'annuler le décret d'émancipation de 1791 est écartée.

Restait à  faire accepter comme lois les réponses données par l'Assemblée. Napoléon lance l'idée de réunir, comme dans l'antiquité, un Sanhédrin dont les décisions seraient contraignantes pour les Juifs de l'Empire. L'annonce en est faite par une lettre circulaire d'invitation, très solennelle, en date du 6 octobre 1806. Cette lettre mémorable, rédigée en hébreu et en français émane de l'Assemblée des Notables ; elle est signée par son président Abraham Furtado et explique la grandeur du projet : "Un grand Sanhédrin va s'ouvrir dans la capitale d'un des plus puissants empires chrétiens et sous la protection du prince immortel qui le gouverne. Paris va offrir ce spectacle au monde; et cet événement à  jamais mémorable sera, pour les restes dispersés des descendants d'Abraham, une ère de délivrance et de félicité".

Les Communautés sont invitées à  choisir des représentants "connus par leur sagesse et amis de la vérité et de la justice" pour les envoyer à Paris.

Le Sanhédrin de Paris - 1807

Composé de 71 membres, comme à  l'époque du Second Temple, le Grand Sanhédrin de Napoléon est présidé par le Rabbin David Sinzheim. Il compte 45 rabbins et 26 membres laïcs. Le Grand Sanhédrin siège un mois exactement (9 février 9 mars 1807), dans la salle des réunions de l'Assemblée des Notables, mais aménagée différemment.

La séance d'ouverture a lieu en grande pompe. Les membres portent un vêtemenl spécial, longue robe noire avec ceinture et rabat ; le président est coiffé d'un bonnet à  deux cornes, bordé de fourrure. Le travail avait été préparé par l'Assemblée. Le Sanhédrin a pour rôle de donner leur formulation définitive aux réponses de l'Assemblée, qui deviennent les Décisions du Sanhédrin.

Napoléon y voit un achèvement grandiose. Tel un nouveau Moïse, il dote le peuple juif d'une Loi nouvelle : c'est du moins ainsi qu'il se fait représenter sur médaille et gravure. En réalité, le Grand Sanhédrin n'a eu qu'une influence très limitée. Il n'a même pas réussi à  passionner l'opinion juive du temps. Ses décisions ont entraîné généralement, en France, l'obéissance, mais plus par la force des circonstances et l'évolution générale que par respect pour l'autorité du Sanhédrin. Finalement, l'Empereur décide d'intervenir lui-même dans les destinées des Juifs de France.

Les deux Décrets du 17 Mars 1808

Le décret sur l'organisation des communautés et l'établissement des Consistoires impose aux Juifs un moule calqué sur l'organisation administrative de la France, départementale et centralisée : un consistoire et un rabbin dans chaque département. Au sommet, à  Paris, un Consistoire Central et son grand Rabbin. En rupture complète avec les structures communautaires d'avant la Révolution, l'organisation consistoriale est imposée du dehors et s'ajuste difficilement, mais de manière durable, aux besoins organiques des communautés. Du dehors aussi est imposé le costume des rabbins, rendu obligatoire dans ce qu'on appelle désormais "l'exercice de leurs fonctions" : mariages, enterrements, sermons à  la synagogue. L'étude, l'enseignement, les décisions religieuses constituent un aspect secondaire seulement de leurs activités, car le gouvernement calque leur rôle sur celui des prêtres ou des pasteurs.

Le décret sur "la répression des abus imputés aux Juifs" est valable dix ans et renouvelable éventuellement. Il soumet de nouveau les Juifs à  une législation d'exception qui porte atteinte à  l'égalité civique. Connu sous le nom de "décret infâme", ce texte comporte essentiellement quatre points :

  1. Toutes les dettes contractées vis-à -vis des Juifs sont susceptibles d'ajournement, de réduction ; dans certains cas, elles peuvent être tout simplement annulées. Les Juifs portugais ne sont pas soumis à  ces mesures discriminaloires qui ruinent de nombreuses familles.
  2. Pour avoir le droit de commercer, les Juifs sont soumis à  une réglementation particulière ; ils doivent obtenir des patentes spéciales octroyées par décision du Conseil municipal de leur localité.
  3. Les Juifs ne peuvent pas s'établir librement dans les départements du Haut-Rhin et du Bas-Rhin s'ils n'y résidaient pas avant 1808.
  4. Les Juifs sont astreints au service militaire, sans avoir le droit (comme les non-Juifs) de payer pour un remplaçant.

Avant même la publication officielle du "décret infâme", Furtado tente d'intervenir auprès de Napoléon pour arrêter le projet ; en vain. Après la promulgation du décret, les protestations se multiplient. Les Juifs se sentent de nouveau soumis à  un régime de discrimination et la déception est profonde.

Mais en 1818, à  l'expiration des dix années de validité, le décret ne sera pas renouvelé par le nouveau souverain Louis XVIII, et son souvenir s'effacera.

Hors de France

Les conquêtes de Napoléon lui donnent le contrôle des Pays Bas, de la plus grande partie de l'Italie et de l'Allemagne, et de la région de Varsovie. Partout où il pénètre, l'Empereur se veut l'incarnation des grandes idées révolutionnaires; parmi elles, l'égalité entre tous les hommes. Les Juifs accèdent ainsi l'émancipation sous la pression extérieure, étrangère, tout en étant indiscutablement, sur ce point, bénéficiaires de l'occupation française.

Ils montrent beaucoup de réticence à  répondre à  la fameuse Circulaire du 6 octobre 1806, et sont peu enclins a envoyer des délégués au Sanhédrin ; seul un très petit nombre d'entre eux se rend finalement à  Paris. Ces communautés semblent avoir mieux compris que les communautés françaises les dangers de la réorganisation imposée par Napoléon ou peut-être avaient-elles simplement une plus grande liberté de choix et de manoeuvre. C'est d'Italie pourtant que viennent à  Paris les Rabbins Segré et Cologna, qui sont nommés assesseurs du Rabbin David Sintzheim, Nassi (président) du Sanhédrin.

Des Jugements Contradictoires

Déjà même à son époque, l'attitude de Napoléon à  l'égard des Juifs et les résultats de sa politique ont été jugés de manière contradictoire. Derrière les prières de circonstance prononcées de manière officielle dans les synagogues de France et des pays conquis, lors des victoires ou des visites de l'Empereur, il faut deviner une admiration très réelle et des louanges sincères. Leur formulation dans le style alambiqué de l'époque et indispensable à  l'orgueil impérial ne doit pas faire croire à  une pure hypocrisie. Bien des milieux juifs ont cru au rôle important joué par Napoléon dans l'amélioration du destin juif. Le jeu de mot sur le nom de l'Empereur, "la bonne part" (Buena parte) est le reflet d'une certaine espérance, surtout durant les débuts de l'Empire. L'image s'est ensuite ternie, et parfois Napoléon est devenu un véritable objet de haine, dont l'influence est interprétée comme dangereuse et même nocive. En dehors de la France, où les sentiments ont pu s'exprimer d'une manière plus libre, on retrouve ces opinions contradictoires. Jusqu'en Russie, où, hors de l'invasion des armées impériales en 1812, interprétée par certains comme la guerre de Gog et Magog, les Hassidim sont partagés pour savoir si l'Empereur des Français est porteur d'un message de liberté pour Israël, ou, au contraire, d'une menace qui doit être combattue.

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