Le judaïsme français dans la première moitié du 19e siècle :
DE LA LÉGALITÉ À L'ÉGALITÉ
par le Grand Rabbin Max WARSCHAWSKI

Le décret de Napoléon

Le 11 décembre 1808, Napoléon signait à son camp de Madrid le décret sur l'organisation des synagogues consistoriales. En voici le texte :

"Napoléon, empereur des Français, roi d'Italie, Protecteur de la Confédération du Rhin :
Vu le règlement délibéré dans l'assemblée des juifs, tenue à Paris le 10 décembre 1806,
Vu nos décrets du 17 mars1808 sur l'exécution de ces règlements ;

Sur le rapport de notre ministre des Cultes, nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :
Article 1er : il y aura dans l'Empire treize Synagogues juives et un Consistoire attaché à chacune d'elles.
Article 2 : la circonscription des synagogues est arrêtée conformément au tableau aménagé au présent décret.
Article 3 : au moyen de la disposition ci-dessus,le siège de ces synagogues est établi dans les communes de Paris, de Strasbourg, de Wintzenheim, de Mayence, de Metz, de Nancy, de Trèves, de Coblentz, de Creveld, de Bordeaux, et de Casal.
Article 4 : notre ministre des Cultes est chargé de l'exécution du présent décret".

Signé NAPOLEON
Par l'empereur, le ministre Secrétaire d'Etat :
 signé Hugues B. Maret

La chute de l'Empire supprima les synagogues consistoriales rhénanes (Mayence, Trêves, Coblentz et Creveld) ainsi que celles d'Italie (Casal et Turin), diminuant la population juive qui dépendait du Consistoire central de 24.956 âmes.

Les circonscriptions consistoriales de l'Hexagone étaient, lors de la signature du décret, constituées ainsi :

Circonscription de :
PARIS :  3.585 âmes dont 2.733 à Paris
STRASBOURG : 16.155 âmes dont 1.476 à Strasbourg
WINTZENHEIM : 10.000 âmes dont 536 à Wintzenheim
METZ : 6.517 âmes dont 2.400 à Metz
NANCY : 4.166 âmes dont 739 à Nancy
BORDEAUX : 3.713 âmes dont 2.131 à Bordeaux
MARSEILLE : 2.527 âmes dont 440 à Marseille

Soit, pour les sept consistoires, un total de 46.663 âmes.

C'est une population de près de 50.000 âmes que devait administrer le Consistoire Central, responsable des Communautés juives auprès du ministère des Cultes.
Selon les décisions de l'assemblée des notables, réunies par Napoléon en 1806, les consistoires départementaux étaient dirigés par un grand rabbin et par plusieurs membres laïcs.

Comme le montre le tableau des circonscriptions consistoriales, peu de départements en France avaient une population juive importante. La plupart d'entre eux ne pouvaient qu'à peine ou pas du tout réunir un minyân.

A l'Assemblée des Notables, les Départements suivants avaient envoyé des députés :
Alpes Maritimes 1     Meuse inférieure 1  
Bouches du Rhône 1   Moselle 5  
Côte d'Or 1   Nord 1  
Doubs 1   Basses Pyrénées 2  
Gard 1   Bas-Rhin 14 dont 2 rabbins
Gironde 1   Haut-Rhin 12 dont 3 rabbins
Hérault 1   Seine 10  
Landes 3 dont 1 rabbin Vaucluse 2  
Meurthe 7     Vosges 3  
Les Départements soulignés seront ceux des consistoires régionaux

Au Sanhédrin participèrent des rabbins du Gard (4), des Landes (1), de la Meurthe (2), de la Meuse (1), du Bas-Rhin (8), du Haut-Rhin (6), de la Seine (2) et du Vaucluse (1).

Ces chiffres permettent d'apprécier le nombre et l'importance des communautés juives en France au début du 19e siècle.

Sous le règne de Louis Philippe

Le décret de Napoléon avait bien sanctionné l'organisation du culte israélite en France et l'avait fait de telle sorte que le gouvernement impérial pût, à travers les consistoires, contrôler la fidélité à la loi des citoyens juifs du pays. Mais il faudra attendre une loi de Louis Philippe pour que la religion israélite acquière un statut légal à celui des confessions chrétiennes, par la prise en charge, par l'état, des salaires des fonctionnaires du culte (ministres officiants et rabbins).

La Charte constitutionnelle du 14 août 1830 affirmait la liberté de culte et la protection de l'état pour tous les cultes. Mais seuls les ministres de la religion catholique, professée par la majorité des français et ceux des autres cultes chrétiens, percevaient un traitement du trésor public.

Une loi du 8 février 1831 stipulera :

Article unique : à compter du 1er janvier 1831, les ministres du culte israélite recevront des traitements du trésor public.
Le 22 mars 1831, une ordonnance établit les traitements des grands rabbins à 3.000 francs par an et celui du grand rabbin du Consistoire central à 6.000 francs.
Le 6 août de la même année, une nouvelle ordonnance fixa les traitements des rabbins communaux selon une grille s'échelonnant de 300 à 600 francs par an, d'après l'importance numérique de la population juive du ressort rabbinique et ceux des ministres officiants uniformément à 300 francs, à l'exception des hazanim des synagogues consistoriales, dont le traitement était de 1000 francs.

Voici les bases sur lesquelles furent répartis les postes budgétaires des communautés juives de France 1831-1832 :

Consistoire de STRASBOURG :
postes rabbiniques : grand rabbin 1 à 3000.- ministres officiants :
1 à 1000.- (consistorial)
  18 rabbins 6 à 600.-   13 à 300.-
    9 à 400.-      
    3 à 300.-      
Consistoire de COLMAR :
postes rabbiniques : grand rabbin 1 à 3000.-      
  18 rabbins 1 à 500.-
(Mulhouse)
     
    8 à 400.-      
    3 à 300.-      
Consistoire de NANCY :
postes rabbiniques : grand rabbin 1 à 3000.- ministres officiants : 1 à 1000.- (Nancy)
  5 rabbins 2 à 600.-   1 à 700.- (Besançon)
    1 à 500.-   3 à 300.-
    2 à 300.-      
Consistoire de METZ :
postes rabbiniques : grand rabbin 1 à 3000.- ministres officiants : 1 à 1000.- (Metz)
  rabbin 1 à 600.-   10 à 300.-
Consistoire de PARIS :
postes rabbiniques : grand rabbin 1 à 3000.- ministres officiants : 1 à 2000.-
(premier M.O.)
  rabbin 1 à 700.-
(Dijon)
  1 à 1000.-
(second M.O.)
          1 à 1000.- (Rite portugais)
Consistoire de BORDEAUX :
postes rabbiniques : grand rabbin 1 à 3000.- ministres officiants : 1 à 1000.- (Bordeaux)
  rabbin 1 à 700.-
(St Esprit)
  10 à 700.- (Toulouse)
Consistoire de MARSEILLE :
postes rabbiniques : grand rabbin 1 à 3000.- ministres officiants : 1 à 800.- (Marseille)
          2 à 700.- (Lyon et Nîmes)
          1 à 600.-
          1 à 300.-

Le règlement n'accordait qu'un poste de rabbin ou de ministre officiant dans une communauté, à l'exception de la synagogue consistoriale, qui avait à la fois un grand Rabbin et un 'hazan. Le Gouvernement reconnaissait donc en tout une centaine de communautés.

Dans ces communautés, il y avait en plus du grand rabbin du Consistoire central entre 1830 et 1843, sept grands rabbins salariés par l'état, 44 rabbins, 10 ministres officiants dans les synagogues consistoriales et 44 ministres officiants communautaires.

Le projet de 1843

La synagogue consistoriale de la rue Sainte Hélène à Strasbourg
Les circonscriptions rabbiniques différaient par leur étendue et par le nombre des fidèles. Souvent, des rabbins exerçaient leurs fonctions sur plusieurs arrondissements ou départements. Si les consistoires avaient autorité sur un ou plusieurs départements, aucune règle ne définissait les limites territoriales des rabbinats. Aussi, en 1843, le Consistoire central élabora-t-il un projet destiné à répartir les postes rabbiniques en fonction des arrondissements, afin d'éviter que le même arrondissement soit desservi par plusieurs rabbins à la fois.

Voici le texte du projet tel qu'il fut préparé pour le ministère. S'il est parvenu à ses destinataires, il ne semble pas qu'on ait donné suite à ses propositions. Mais le travail avait été fait consciencieusement et nous donne un aperçu de la situation démographique et géographique de la population juive de France au moment où disparaissaient les derniers survivants du Sanhédrin.

La division territoriale de la France sert de base aux circonscriptions rabbiniques.

Dans toute communauté où il y a 200 israélites, il est nommé un ministre ou un rabbin officiant avec un traitement de 300 francs sans augmentations pour une population supérieure, si ce n'est dans les chefs lieux de Département où la profession sera la même que celle-ci après indiquée :

Dans tout canton où il y a 300 israélites au moins il est nommé un rabbin avec le traitement suivant :

Le siège rabbinique est dans la commune où le nombre d'israélites est le plus grand, sauf une circonstance particulière.

Si la population de cette commune est de plus que 5.000 âmes, il est ajouté 100 francs au traitement pour chaque nombre de 5.000 en sus jusqu'à 25.000 seulement.
Quand dans ce canton il y a moins de 300 israélites, on y réunit le ou les cantons limitrophes pour compléter ce nombre.
Si plusieurs cantons réunis n'atteignent pas le nombre, la circonscription comprendra tout l'arrondissement et dans le cas d'insuffisance de la population israélite de l'arrondissement, la circonscription sera formée de tout le Département :

Consistoire de STRASBOURG : Population totale de 19.703 âmes (sans celle de Strasbourg)
postes rabbiniques : 25  ministres officiants : 8
  + 1 grand rabbin    + 1 M.O. consistorial
Budget prévu : 18.400      
Consistoire de COLMAR : Population totale de 17.669 âmes (sans celle de Colmar)
postes rabbiniques : 15  ministres officiants : 15
  + 1 grand rabbin    + 1 M.O. consistorial
Budget prévu : 16.300      
Consistoire de NANCY : Population totale de 6.358 âmes (sans celle de Nancy et de Pont-à-Mousson)
postes rabbiniques : 13  ministres officiants : 11
  + 1 grand rabbin    + 1 M.O. consistorial
Budget prévu : 10.500      
Consistoire de METZ : Population totale de 3.332 âmes (sans celle de Metz et de Vigy)
postes rabbiniques : 9  ministres officiants : 5
  + 1 grand rabbin    + 1 M.O. consistorial
Budget prévu : 9.400      
Consistoire de PARIS : Population totale de 748 âmes (sans celle de Paris)
postes rabbiniques : 1 grand rabbin   ministres officiants : 3 M.O. consistoriaux
Budget prévu : 8.500      
Consistoire de BORDEAUX : Population totale de 1.570 âmes (sans celle de Bordeaux)
postes rabbiniques : 1  ministres officiants : 2
  + 1 grand rabbin    + 2 M.O. consistoriaux
Budget prévu : 6.300      
Consistoire de MARSEILLE : Population totale de 2.791 âmes (sans celle de Marseille)
postes rabbiniques : 4  ministres officiants : 1
  + 1 grand rabbin    + 1 M.O. consistorial
Budget prévu : 6.200      

Le projet complet du consistoire central prévoyait la prise en charge des postes suivants :

Consistoire central : 1 grand rabbin à 6.000.-
Consistoires régionaux : 7 grands rabbins à 3.000.-
Ministres officiants du chef lieu : 7 ministres officiants à 1.000.-
  1 à 2.000.-
  1 à 800.-
  1 à 500.-
Rabbins communaux  : 1 à 900.-
  2 à 800.-
  1 à 700.-
  10 à 600.-
  272 à 500.-
  283 à 400.-
Ministres officiants : 33 à 300.-

Ceci représentait un budget de 75.000 francs environ auquel il faut ajouter, bien que cela ne figure pas, la dotation pour l'Ecole rabbinique de Metz (professeurs et directeur).

Le projet auquel il ne sera pas donné suite apparemment, cherchait à faciliter, par des regroupements administratifs, la gestion des communautés françaises. Celles-ci étaient jusqu'alors réparties de la manière suivante :

En 1843 il y avait en tout (Alsace, Moselle exclues) des postes rabbiniques dans les communautés suivantes :

Consistoire de NANCY : Grand Rabbinat
 

Lunéville, Dieuze, Phalsbourg, Verdun, Epinal

Consistoire de PARIS : Grand Rabbinat
  Dijon
Consistoire de BORDEAUX : Grand Rabbinat
  St Esprit
Consistoire de MARSEILLE : Grand Rabbinat

Soit en tout : quatre grands rabbinats et sept rabbinats
L'Alsace et la Moselle possédaient dans leur trois consistoires, trois grands rabbinats et trente-sept rabbinats.

Le projet de 1843 prévoit la prise en charge par l'Etat de sept grands rabbins et de soixante neuf rabbinats en plus du grand rabbin du Consistoire central.

Si nous établissons le total du budget proposé par rapport à celui existant en 1843, nous passerions d'avion 75.000 à 82.000 francs, auxquels il faudrait ajouter le budget de l'École rabbinique.

Le projet du Consistoire central est resté dans les cartons du ministère, peut-être parce que le 25 mai 1844, paraissait l'ordonnance royale qui portait règlement du culte israélite et fixait les relations de l'État avec la communauté israélite, telles qu'elles existeront jusqu'à la séparation de l'Eglise et de l'Etat. (En 1845, le Roi signait en plus une ordonnance concernant les juifs d'Algérie).
Les seuls changements qui surviendront à partir de 1846 concerneront les montants des traitements, qui étaient pour les ministres officiants et pour les rabbins communaux des salaires de misère (de 300 à 600 francs par an). Grâce aux interventions successives de Crémieux, ces traitements augmenteront peu à peu, sans jamais parvenir à égaler ceux des ministres du culte chrétien.

Conclusion

Dans cette étude nous avons essayé de décrire le cadre administratif du judaïsme consistorial depuis l'empire jusqu'à la législation de 1844.

Pourquoi avoir choisi des ceux limites ?
L'Empire, par le décret de 1808, avait donné au judaïsme français une assise légale, reconnue par l'Etat. Mais ce n'est que sous la Monarchie de Juillet que les Juifs de France connaîtront une égalité relative avec les autres confessions dépendant du ministère des Cultes.

La situation créée par le décret de 1831 et par l'ordonnance du 25 mai, restera sensiblement la même jusqu'à la guerre de 1870.

Les bouleversements survenus alors en Alsace et en Lorraine, provoqueront des migrations dans la population juive et les communautés primitives de "l'intérieur" se peupleront davantage ou disparaîtront au profit des communautés nouvelles.

Nous n'avons pas dans le cadre de cet article, évoqué l'Ecole rabbinique de Metz, devenue plus tard séminaire israélite de France, l'institution unique pour la formation de rabbins du régime concordataire. Au cours du 19e siècle, le recrutement des élèves rabbins s'est fait presque exclusivement en Alsace et en Moselle. De ce fait, la communauté juive de France -même les communautés séfarades de Bordeaux ou de Marseille- auront pendant longtemps des chefs spirituels issus de l'Est de la France.


© A . S . I . J . A .