Epidémies de choléra à Bergheim et Ribauvillé
de 1849 à1855
Michel ROTHÉ


Quelques années avant son décès, le regretté rabbin Daniel Gottlieb, qui s'intéressait beaucoup à notre site et qui lui avait offert plusieurs contributions remarquables, m’avait fait découvrir certains ouvrages de sa bibliothèque, et notamment celui que je vous présente aujourd’hui. Ce ma’hzor [rituel de prières] familial, avait été transmis de génération en génération ; il est marqué du cachet de son ancêtre J. [Jacques] Gugenheim rabbin à Sarre-Union, qui en avait hérité de ses propres aïeux.
On a pu suivre la transmission de ce ma’hzor : son premier propriétaire et sans doute l'auteur de ces lignes, était le rabbin Lazare Bloch (1813-1888) qui occupait le poste de rabbin intérimaire à Ribeauvillé. Sa fille, Sara-Julie épousa Issac Gugenheim, rabbin à Saar-Uion et fut la mère du rabbin Max Gugenheim, qui fut le grand-père du rabbin Gottlieb.

1849 : l'épidémie à Ribeauvillé

Cet ouvrage recèle un document important : une inscription manuscrite sur sa couverture interne, rédigée dans un hébreu très difficile à lire, dont les seuls mots qui apparaissent en clair sont "choléra", écrit en lettres latines, et à côté en caractères hébraïques "חולי רע".
L’aide d’Abraham Malthète a été décisive pour le déchiffrement de ce texte. Il a été traduit en français par Jacques Bing.

[Les 3 premières lignes traitent d'une coutume locale de la prière de la veille de Rosh Hashana - le Nouvel an juif.]

Le premier jour des Selihoth de l'année 610 selon le petit comput [1] a commencé, en raison de nos nombreuses fautes, une épidémie de choléra [2],qui s'est renforcée jusqu'au milieu du mois de Heshvanne 610 [3] ici dans la sainte communauté de Rapschwiller [4]. Nombreux furent ceux qui décédèrent, en raison de nos nombreuses fautes. J'ai décidé que chaque homme, femme et enfant, donnerait l’aumône pour le rachat de son âme, et que la somme récoltée (!) serait amenée à la synagogue, en tout 271 francs, et après la prière de Min’ha, j’ai pris 160 pièces de la somme ci-dessus, afin de procéder à un Pidion Nefesh [5] général au profit des membres de notre communauté, que D. les protège. [À cette occasion], la caisse de charité a circulé parmi tous ceux qui étaient venus participer à la prière dans la synagogue. Ici aussi tous ont contribué en fonction des possibilités que D. leurs avait données. 124 Francs ont été réunis qui ont été distribués à l'approche de la fête de Soukoth [6].
Que D. soit béni parce que par son grand Amour et par sa grande [Justice], il a ordonné à l'ange [7] d'arrêter et qu'il a écarté la mort des fils d'Abraham.
Ecrit ici à Rapschwiller, le 15 du mois de Mar’heshvan 5611 [8], par l'humble Lipman fils de mon père et maître, le feu rabbin David Bloch za"l [9], et qui remplit aujourd'hui ses fonctions.

En outre, nous avons respecté les instructions de M. Michael Laffy, médecin dévoué et expert qui a demandé à chacun de rentrer chez soi entre les offices, et qui a demandé d'ouvrir les fenêtres de la synagogue environ 3/4 d'heure. Avec l'aide de D. le jeûne [10] n'a nui à aucun des membres de la communauté.

Que D. nous garde à jamais de toute maladie et nous permette de voir de nombreuses fêtes de famille. Que Sion et Jérusalem soient consolées.

  1. Dimanche 9 septembre 1849.
  2. "choléra" est écrit en lettres latines, et par homophonie, l’auteur le nomme en hébreu, חולי רעholi rà : une "mauvaise maladie"
  3. Mercredi 31 octobre 1849.
  4. Ribeauvillé
  5. Rachat des âmes
  6. Soit deux semaines après Rosh Hashana
  7. L'ange de la mort
  8. 21 octobre 1850
  9. Que sa mémoire soit une bénédiction
  10. sans doute le jeûne de Yom Kippour

1855 : l'épidémie à Bergheim

En parcourant les éphémérides du rabbin Joseph Bloch, publiés dans le Bulletin de nos Communautés (années 1950), j’ai pris connaissance du décès du rabbin de Bergheim Michel Cerf, mort du du choléra, et du dévouement hors pair de son collègue de Ribeauvillé, le rabbin Lang :

BULLETIN DE NOS COMMUNAUTES N° 19
5. 9. 1855: Mort, pendant l'épidémie du choléra, du rabbin MICHEL CERF, de Bergheim (Haut-Rhin).
Un correspondant de l’ "Univers Israélite" (décembre 1855) en fait le rapport suivant :
" ... Le fléau mortel, dans sa marche capricieuse, a appesanti sa main froide sur notre commune pendant plus de quatre semaines, et grand a été le nombre des victimes et des malheureux. La maison d'Israël compte dans ce contingent funèbre pour treize têtes et pour comble de malheur, une tête illustre, couronnée de toutes les vertus, nous a été enlevée dans la personne de notre vénérable rabbin. Ce jour néfaste, hélas ! a été un jour sinistre pour notre communauté ; une terreur panique s'est répandue dans tous les esprits, et la perte irréparable a été amèrement sentie et déplorée partout où la triste nouvelle est parvenue... [...]

Voici l'article de l’Univers Israélite auquel Joseph Bloch faisait allusion :
LA CHARITÉ ISRAÉLITE.
nécrologie de feu le rabbin michel cerf, de bergheim.
DÉVOUEMENT PENDANT LE CHOLÉRA.

Si le coeur vraiment israélite s'attriste de l'indifférence du siècle en matière religieuse, si la foi éteinte présente une triste image de l'antique croyance, une fille du ciel, à la figure rayonnante, aux couleurs vives et ardentes, se montre infatigable dans sa mission d'animer les descendants du premier des patriarches de l'amour du prochain et de la noblesse des sentiments humains : c'est la charité.
Grâces soient rendues à la bonté céleste qui a jeté ce germe fécond et salutaire de l'humanité dans le coeur du patriarche, qui saignait à la vue des malheureux, innocents on coupables, et dont la postérité la plus reculée peut encore se glorifier de la dignité de son origine.
Oui, les sentiments de charité et de bienfaisance se transmettent et se perpétuent en Israël, et se répandent comme une rosée vivifiante qui guérit la souffrance et soulage les douleurs de ses frères malheureux.
Une triste expérience témoignera, de la manière la plus éclatante, de la véracité de notre assertion.
Le fléau mortel, dans sa marche capricieuse, a appesanti sa main froide sur notre commune pendant plus de quatre semaines, et grand a été le nombre des victimes et des malheureux. La maison d'Israël compte dans ce contingent funèbre pour treize têtes ; et pour comble de malheur une tête illustre, couronnée de toutes les vertus, כתר תורה ובכתר שם טוב [couronné par la Torah et par son renom], nous a été enlevée le soir du mercredi 5 septembre, dans la personne de notre vénérable rabbin, Michel Cerf.
Ce jour néfaste, hélas ! a été un jour sinistre pour notre communauté ; une terreur panique s'est répandue dans tous les esprits, et la perte irréparable a été amèrement sentie et déplorée partout où la triste nouvelle est parvenue.
Que son âme en paix me pardonne de son séjour céleste, si je ne donne qu'une courte notice de ses mille mérites !

Feu notre vénérable rabbin, natif de Saverne, d'une famille très honorable et religieusement renommée, a terminé la soixante-troisième année de sa vie et la trente-troisième de sa carrière rabbinique, après trois jours d'indisposition. Sa maladie, ainsi que sa mort, a été celle d'un juste, presque sans douleurs. C'est encore une de ces colonnes de l'antique édifice religieux qui a disparu. Talmudiste profond et d'une vaste érudition dans la science sacrée, il se cachait toujours sous le voile de la modestie, qualité qu'il poussait à l'abnégation complète. Sa manière de juger tout le monde du bon côté était exemplaire et admirable. Sa maison était toujours ouverte aux pauvres עניים היו בני ביתו et sa table offerte aux veuves et aux orphelins אב ליתומים ולאלמנות. Sans enfant lui-même, il élevait des orphelins avec la tendresse et la sollicitude d'un père, et il était le soutien universel d'une nombreuse famille.
Hélas ! avec lui finit la gloire unique de la communauté, et une étoile de premier ordre s'est éclipsée dans le rabbinat français.

Notre communauté a été frappée de ce malheur lorsqu'un morne silence y régnait déjà. La ville était déserte par le départ d'un grand nombre de ses habitants ; et beaucoup de familles israélites, repoussées des environs, affaiblies par une longue diète et tourmentées par la frayeur, quittaient l'endroit et abandonnaient à la merci de Dieu et les malades et les morts.
A cet égard, il est juste de désigner à la considération publique trois hommes et une femme qui se sont signalés par des actes de courage et de dévouement, en prodiguant, les soins nécessaires aux cholériques, et en rendant les derniers devoirs aux morts; ces noms sont : MM. Léopold Netter, Daniel Levy, Judas Haguenauer, Madame Fanny Picard, femme de M. Nathan Levy.
Non moins louable est le dévouement et le zèle religieux d'un honorable collègue de feu notre rabbin M. Lang, rabbin à Ribeauvillé : aussitôt qu'il a appris la triste nouvelle, et alors que personne n'osait se hasarder au milieu de nous, s'est empressé de venir à Bergheim, au plus fort de l'épidémie, pour rendre les derniers devoirs à son collègue. Son oraison funèbre, sans être préparée, a produit la plus vive émotion parmi les assistants.
Et ce qui mérite surtout d'être porté à la connaissance du public, c'est l'empressement de nos frères israélites pour venir au secours des malheureux. De toutes parts on m'adressait, au profit des pauvres de notre communauté, des dons charitables avec la recommandation expresse de faire participer à ce secours tous les nécessiteux et les pauvres honteux, privés momentanément de leurs moyens d'existence, surtout à l'approche des fêtes de Tischri.
Au nom des malheureux secourus, j'adresse les plus vifs remercîments à ces coeurs généreux qui m'ont honoré de leur confiance ; et pour mieux m'acquitter de l'oeuvre bienfaisante dont ils ont bien voulu me charger, je me suis associé une commission, qui était à même de mieux connaître les affaires et les besoins des individus, et nous avons pu faire, à un grand nombre de familles, quatre distributions en argent, en viande et en vin, outre les dépenses funéraires et une somme de réserve pour l'entretien des orphelins et pour l'hiver, ce dont j'ai l'honneur de vous adresser ci-joint un compte détaillé.

L. HALLEL, instituteur.


L'abondance des matières nous empêche de publier ce compte. Mais nous considérons comme un devoir d'ajouter un renseignement particulier qui nous est parvenu et que M. Hallel, par une modestie que chacun saura apprécier, a passé sous silence. On nous écrit de Bergheim que M Hallel a déployé le zèle le plus infatigable pour venir au secours des pauvres enfants que l'épidémie a rendus orphelins. I1 a redoublé de travail et d'ardeur et a rendu à la communauté des services qu'on n'oubliera point. A la place de feu le rabbin, il a rempli les fonctions de בעעל תקועה [sonneur du shofar] et et prononcé un discours remarquable le premier jour de Rosch Haschana. Il a adressé à nos coreligionnaires de près et de loin des lettres pour solliciter leur secours en faveur des malheureux ; il a soutenu et encouragé par ses paroles et son exemple les familles qui voulaient fuir et ajouter ainsi à la désolation générale. En un mot, M. Hallel, dans les plus tristes circonstances, s'est montré un digne fonctionnaire religieux et un noble coeur.
S. BLOCH.
(extrait de de l’Univers Israélite, décembre 1855)


Le choléra en Alsace au milieu du 19ème siècle
par Bernard SCHWACH
Président du Cercle de Recherche Historique de Ribeauvillé et Environs (CRHRE)
extrait de
Bien Vivre à Ribeauvillé (revue municipale) n°54, mars 2022


"Souvenirs du choléra morbus", à Paris, par Honoré Daumier.
© National Library of Medicine, USA.
Le choléra arrive en Alsace en 1832 et cinq pandémies successives déferlent sur la province : 1832, 1849, 1854, 1865, 1884.
La contamination se fait par l'eau que l'on boit, mais également par les contacts directs. Au début, on en rend responsables les miasmes qui flottent dans l'air, poussés par le vent sont accusés : ils sont chassés en tirant au canon ou au fusil et en allumant de grands feux d'herbes aromatiques.
Les médecins préconisent d'établir des cordons sanitaires étanches et de placer les malades en quarantaine.
Les déplacements entre villages sont réglementés. Ce n'est qu'en 1884 que le bacille a été identifié par Robert Koch qui préconise de bouillir l'eau et les aliments, de se laver régulièrement et de désinfecter les maisons touchées.

1849 : le choléra à Ribeauvillé

Toutes les communes d'Alsace sont alertées de "l'invasion d'une nouvelle épidémie de choléra dont la marche est toujours ascendante". Cela rend urgent la nomination d'une commission sanitaire permanente qui surveillera l'exécution des mesures de salubrité publique préconisées par le gouvernement.

Dès le 9 septembre, vingt cas sont déclarés officiellement en ville. Cette maladie touche essentiellement la classe indigente qui habite dans des ruelles sombres et des maisons insalubres. Les quatre médecins de la ville, les sieurs Staub, Weisgerber, Lévi et Lambert, sont réquisitionnés. Les recommandations sont les suivantes : les personnes atteintes de ce mal ne doivent pas être accueillies dans les hôpitaux de la ville pour éviter de nouvelles contaminations.

La municipalité décide d'acheter au sieur Zürcher une maison hors la ville qui sera aménagée en dortoir et dotée de douze lits pour y installer les malades. Un crédit spécial est voté pour acquérir le bien et le mobilier. En octobre, 204 cas sont recensés sans tenir compte des 43 décès déjà enregistrés. Le mal gagne du terrain chaque jour. Les autorités sanitaires départementales dépêchent un médecin spécialiste de cette maladie.

La commission sanitaire édicte progressivement des règlements de salubrité publique. On demande aux habitants d'enlever les immondices qui encombrent les rues, d'aérer les maisons, de curer les fosses d'aisances, d'enlever les tas de bois qui gênent l'écoulement des eaux usées dans les rigoles, de laver le linge régulièrement, d'exposer les literies à l'air et de remplacer régulièrement la paille dans les paillassons...

La police est chargée de désinfecter les maisons touchées par l'épidémie. Quelques quintaux de sulfate de fer sont achetés pour cet effet.

Au mois de novembre le maire demande au curé de "supprimer les nombreuses sonneries annonçant les décès et qui répandent une sorte de terreur dans le public, entamant des suites funestes".

Très vite le cimetière catholique devient trop petit pour enterrer les morts. Le magistrat ordonne d'enterrer les défunts de la classe indigente dans une fosse commune, ce qui soulève quelque indignation dans la classe populaire.


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