La guerre de mon père, Nephtali dit Henri Grumbach, de Bollwiller
rené grumbach, jérusalem - ha’haver avraham ben nephtali
Extrait de l'Almanach du KKL, 2020


A Bollwiller, la présence d’une communauté juive organisée est certifiée au 15ème siècle. Après la guerre de trente ans qui dévaste l’Alsace (1618-1648) puis le rattachement de l’Alsace à la France, de nombreux juifs, dont le maquignon Scheyle (Yehoschua) Grumbach, s’établissent à nouveau à Bollwiller grâce à la "protection" du Seigneur Protestant Von Rosen. La communautése développe rapidement autour de sa synagogue, son mikvé, son école juive, son hospice et sa fabrique de Matsoth. A son apogée en 1826, Bollwiller recense 316 juifs pour 1072 habitants.
Bollwiller est renommée grâce à l'excellence de ses horticulteurs-pépiniéristes : les familles Bauman, Herrise et Gay. Au début du 20ème siècle, la géologue Amélie ZURCHER, native du village, découvre la présence de potasse dans les sous-sols de la région. Les mines de potasse vont transformer la contrée.

Après l’annexion de l’Alsace à la Prusse en 1870, de nombreux juifs choisissent de partir en France mais aussi en Suisse, en Algérie ou en Amérique avec le risque de perdre leur judaïsme loin de leur communauté.
En 1905, à Bollwiller on recense 115 juifs, il y a deux aubergistes, un boucher, un boulanger, un tailleur et plusieurs "commerçants" juifs. La plupart des familles portent le nom de Grumbach. Le rabbin en poste, Samuel Haymann SCHÜLER, est un érudit et l’instituteur, M. Nathan RAAS fait la classe à une quinzaine de filles et de garçons dans un local situé à l’entrée de la synagogue.

Mon père, Nephtali dit Henri Grumbach est né le 10 février 1895 à Bollwiller. Son père, Jules (Avraham), est marchand de bestiaux comme ses ancêtres.
Une nouvelle guerre se profile à l’horizon. Elle éclate en août 1914 et déjà l’armée française descend des Vosges et occupe Bollwiller et la région de Mulhouse. Mon père rassemble discrètement quelques copains : "Si nous profitions de la présence de l’armée française pour rejoindre la France et son armée ?". Mais l’un d’eux dit :
"Moi, j’ai fait des études de droit allemand. Si je pars en France, je perds tout le bénéfice de mes études". L’armée française se retira rapidement et les Allemands revinrent. Ayant constaté des évasions, ils mobilisèrent tous les hommes de 17 à 45 ans dont le jeune étudiant en droit allemand qui tomba, un mois plus tard, au champs d’honneur. Mon père, âgé de 19 ans, partit avec tout le monde et dû attendre plus de deux ans pour réaliser son rêve : rejoindre l’armée française.

 
Henri GRUMBACH, le soldat allemand                      et Henri GAY, le soldat français
Les mobilisés de Bollwiller partirent donc à pied, le premier jour, jusqu’à Wolfgantzen près de Neuf-Brisach où ils passèrent la nuit dans la grange d’une ferme locale. Il faisait très chaud ce mois d’août. Le lendemain, tous les copains avaient la gorge sèche. Mon père prit un seau, partit traire les vaches et fit la distribution. Par son métier, c’était un virtuose de la traite !
Puis ce fut la traversée du Rhin vers l’Allemagne et la sélection des hommes en vue de leur intégration dans l’armée. Certains, trop jeunes, n’étaient pas encore incorporables. Pour ne pas les laisser oisifs, ils furent affectés dans des fermes car celles-ci manquaient de bras, tous les hommes étant à la guerre. Ce fut le cas de mon père qui eut le droit de récolter des pommes de terre.

La période mobilisable ne tarda pas à venir. En uniforme, ce fut le départ vers le front russe avec deux hivers dans le froid et la glace.
"Je dirigeais mon fusil vers les branches d’arbres car je considérais les Russes comme alliés de la France. En plus, parmi eux il y avait des coreligionnaires ! Cela n’empêcha pas les russes de trouer ma main d’une balle et de m’expédier à l’hôpital !". Monpère n’oublia pas cette bonne infirmière qui, au moment de sa guérison, lui enseigna de frotter le bas du thermomètre pour faire monter la température et obtenir deux-trois semaines supplémentaires à l’hôpital, appréciables par ces grands froids.

En 1917, l’Allemagne retira des divisions de soldats aguerris de Russie, en proie à la Révolution, pour porter un coup décisif sur le front de l’Ouest où la bataille faisait rage. Mon père retrouva son Alsace d’abord à Wittenheim (non loin de Bollwiller) où, sans permission, en vélo, il alla embrasser ses parents et emmener de l’argent à toutes fins utiles. L’idée d’évasion était toujours présente.
Le régiment de mon père se positionna sur le front dans le Sundgau (Sud de l’Alsace) à Largitzen. Il était ordonnance d’un lieutenant. Celui-ci eut droit à une permission et mon père le remplaça au bureau et au téléphone. Des rumeurs d’évasions d’Alsaciens étaient dans l’air. Les autorités militaires réagirent. Le téléphone sonna dans le bureau du soldat Grumbach
"Tous les Alsaciens doivent faire leurs bagages et être retirés du Front». Mon père se concerta avec deux copains alsaciens qui acceptèrent de déserter ensemble de l’autre côté. Au lieu d’emballer, ils déballèrent leurs affaires et mirent deux pantalons, deux pulls … car l’hiver était froid ce 27 janvier 1917, jour anniversairedu Kaiser Wilhelm II.
Mon père courut vite acheter un salami pour la route dans une boucherie juive proche où il eut la surprise de trouver une jeune fille juive de Bollwiller, Blanche Picard. Il lui donna comme mission de prévenir secrètement ses parents de son évasion proche.

Cette même nuit, pendant que le régiment fêtait l’anniversaire de l’empereur, le trio s’évada à travers la forêt. Le groupe fut coupé en deux par l’arrivée d’une patrouille. Mon père et un copain arrivèrent devant les lignes françaises. Les Français ouvrirent le feu.
"Ne tirez pas, déserteurs alsaciens !" cria mon père qui parlait le français. Les tirs s’arrêtèrent et deux vieux soldats vinrent les réceptionner.
"Qu’est devenu votre 3ème camarade ?"

René Grumbach devant les tableaux de décorations de son père Henri
Celui-ci ne possédait pas la langue française. Au lieu d’appeler, il siffla. En face, ils crurent que c’était un signal d’attaque allemande. Ils ouvrirent le feu et touchèrent mortellement le soldat Riegert de Rustenhardt. Quand l’Etat-major apprit que ce soldat en uniforme allemand voulait déserter pour rejoindre leur armée, il eut l’honneur d’être enterré comme soldat français.

Grâce à sa connaissance de l’allemand et de toutes les traditions et méthodes de cette armée, mon père eut le droit de rentrer dans les services d’espionnage à condition de changer de nom. Ce fut Henri Gay, Un nom bien connu à Bollwiller !
Son plus grand fait d’arme fut de sauver de la destruction la ville de Saint-Mihiel, non loin de la région de Verdun.

Un avion allemand atterrit en panne derrière les lignes françaises. Un aviateur et un commandant d’artillerie furent faits prisonniers. "Que faites-vous en uniforme d’artilleur dans un avion ?"
"Mes supérieurs m’ont accordé la faveur d’un baptême de l’air".
L’Etat-major français ne crut pas un mot de ces déclarations. Le soldat Grumbach alias Gay eut droit à un uniforme d’officier supérieur allemand et aussi celui de partager la cellule du prisonnier durant quelques nuits. La vérité, tirée du nez de l’Allemand, fut bien différente. Pas loin de Saint-Mihiel, l’artilleur avait placé et camouflé de nombreuses batteries d’artillerie devant soutenir un grande offensive en préparation. Sa mission, dans l’avion, était de vérifier le bon camouflage de ses canons. L’artillerie française fit le nécessaire pour que ces canons fassent silence.

Mon père est démobilisé en 1919, après une période d’espionnage, le long du Rhin, des réactions de la population allemande à la présence des troupes françaises.
Mon père, Nephtali dit Henri Grumbach, fut honoré par la Médaille des Engagés Volontaires, la Médaille militaire et celle de Chevalier de la Légion d’Honneur pour ses actions héroïques pendant la guerre de 1914-1918.


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