La différence est la richesse du monde
Jacky ISRAËL, pédiatre
Cet article a été publié dans les DNA-Saverne, il est reproduit ici avec l'aimable autorisation de son auteur

Jacky Israël est le dernier enfant juif né à Marmoutier (NDLR)


Dr. Jacky Israël
J'ai longtemps cru qu'une cigogne m'avait amené à mes parents comme tous les autres enfants des années 50, ceux du baby-boom qui a suivi la fin de la deuxième guerre mondiale ! Comme tous mes proches et mes lointains ancêtres, j'ai vécu jusqu'à la fin de mes études dans la même petite commune, semi-rurale et semi-industrielle, située entre la plaine et la forêt.

Ma langue maternelle était l'alsacien aussi bien pour les mots tendres qui sécurisent le nouveau-né et le jeune enfant et lui permettent d'acquérir les capacités pour se socialiser et découvrir ensuite le monde environnant, que pour le langage de relation proprement dit, puis les gros mots un peu plus tard.

Nos parents nous donnent une base affective qui nous accompagne toute notre vie grâce à une petite enfance imprégnée d'affects et de sensorialité. Comme pour les madeleines de Proust, je me souviens de la saveur des gâteaux que faisaient ma mère (kugelhopf, bredele, tartes au fromage, à la quetsche, à la rhubarbe) des Saint-Nicolas en chocolat ou en pâte, des œufs de Pâques ou des lapins en chocolat. Je n'oublie pas les nuits de Noël sous la neige avec ce grand silence interrompu par le tintement de la clochette de l'enfant Jésus (Christ Kindel) accompagné de l'inévitable père fouettard (Hans Trapp) qui me donnait une correction (symbolique) sans que je sache pourquoi.

Au contact de l'école

Ma maman me chantait des comptines alsaciennes (Hans im Schnockeloch) et me racontait des histoires de sorcière qui frôlaient la réalité (la "Julie" va venir te chercher si tu n'es pas sage). Comment ne pas citer les jeux de la petite enfance qui allaient des parties de billes aux escapades dans la nature et la menace du garde champêtre quand nous chapardions des cerises, ou quand nous mettions le feu à l'herbe sèche ?

La place de la Mairie a Marmoutier, au fond, l'Abbatiale

C'est au contact de l'école et des autres copains et copines que j'ai découvert mon image et mes différences. Il était normal pour moi de suivre les traditions familiales puisque c'étaient mes références. Il était plus facile pour moi d'accepter d'aller à la synagogue plutôt qu'à l'église, de ne pas écrire ou rouler en voiture le samedi, que de renoncer à goûter les saucisses de Strasbourg chez un copain, de ne jamais connaître la "promotion" d'être désigner enfant de chœur, même si j'avais le privilège de décorer le sapin de Noël à l'école, en raison de mes bons résultats certaines années. Lorsque mes copains allaient au catéchisme dans la magnifique église, je les quittais avec un pincement d'envie de connaître, ou de faire pareil ?

"Je me sentais humilié"

S'il est normal que les enfants se chamaillent, s'injurient, il m'a été très difficile d'accepter des injures antisémites qui n'étaient pas si rares que çà à l'école communale. Je n'en comprenais pas le sens, s'il y en avait un, et je me sentais très humilié sur le plan personnel.

Comme tout enfant, j'aurais aimé être comme tout le monde, pareil dans tous les sens du terme, même si j'ai fini par accepter d'assumer cette différence que je n'avais pas choisie, par respect pour mes parents, pour moi-même et surtout, par rapport à l'histoire des différents génocides qui ont marqué le judaïsme.

Si j'ai appris l'histoire juive (l'Ancien Testament) dans les cours de religion, la réalité de ce qui avait précédé ma naissance et l'atrocité de l'Holocauste m'ont longtemps été cachés/ Mon  oncle me racontait des souvenirs supportables de son séjour en Allemagne en tant que prisonnier de guerre, protégé par la Convention de Genève, mais ne m'a jamais expliqué ses conditions de vie (dénutrition, travail pénible et forcé), qui ont eu des conséquences non seulement désastreuses sur sa santé par la suite, mais aussi sur son mode de vie.

Mon père engagé volontaire chez les chasseurs alpins bien avant la guerre, était sur la ligne Maginot et son régiment s'est retiré à Carcassonne pendant toute la durée de la guerre. Lors de la débâcle, le curé du régiment lui a confié un bénitier en or en lui disant : "tu es le seul juif du régiment et je ne peux compter que sur toi pour le récupérer après".

Recueillis et cachés par "les Justes"

Toute ma famille a été recueillie et cachée pendant toute la guerre par une famille chrétienne qui est devenue ma famille d'adoption sans laquelle je ne serais pas là aujourd'hui, comme des milliers d'autres juifs français qui ont été sauvés par des familles catholiques ou protestantes, ceux qu'on a nommé "les Justes".

A côté de ces histoires pleines d'humanité et de tolérance, existait une autre réalité atroce, abominable, insupportable celle des déportations et de la solution finale au problème juif. Je l'ai découverte bien plus tard dans les documents, les films, les livres et depuis peu de temps, à travers des témoignages, dont celui de Jean Samuel (l'ami de Primo Lévy).

Il est impossible de comprendre, encore moins d'accepter que l'on supprime des hommes sous prétexte qu'ils sont juifs, et pourtant cela est tristement vrai et l'impensable se reproduit aujourd'hui pour d'autres hommes. Tous ces actes antisémites ne peuvent-ils rappeler aux juifs de très mauvais souvenirs, comment expliquer cela à nos enfants ?

Actes de résistance

Je suis le premier de ma famille à avoir quitté mon village natal [Marmoutier] puisque l'arbre généalogique de ma famille, aussi bien du côté maternel que paternel, remonte à l'existence du Code civil, chaque branche étant d'un village différent. Mes parents, grands et arrière-grands-parents sont enterrés dans ce beau cimetière de la commune (plusieurs fois profané) situé à l'orée de la forêt sur une butte entourée de deux ruisseaux. Les inscriptions en français sur la partie arrière des tombes de juifs décédés entre 1870 et 1918 étaient déjà des actes de résistance. Ils se sentaient à la fois Français, Allemands et Juifs, et j'assume à mon tour cet héritage.

Ma famille retrace l'histoire banale de bien des familles juives alsaciennes qui ont participé à la vie collective et qui ont marqué leur passage chacune à sa façon, dans son environnement local avec une cohabitation harmonieuse avec les chrétiens, permettant à chaque individu de laisser sa trace.

L'Alsace est un magnifique jardin constitué par une mosaïque de champs différents, parsemé de villages colorés et entouré d'un côté par les Vosges et l'autre par le Rhin. Chaque village a ses coutumes, son habitant, son accent spécifique. Qu'adviendrait-il de tout cela si tout était pareil et homogène ? L'espère humaine ne peut évoluer qu'en enrichissant son patrimoine des différences des uns et des autres. Tout le monde connaît les risques d'une monoculture, c'est l'épuisement de la terre, il en est de même pour l'humain. La différence, qu'elle soit culturelle, religieuse, géographique, est la richesse du monde, elle doit être respectée comme facteur d'évolution et non comme risque d'invasion.


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