Les neuf patries du petit-fils de
Yankev-Lev de Galgocz
Gilbert ROOS


Gilbert Roos
Notice technique pour Juif alsacien multipatride
La légende veut que le chat ait neuf vies sur lesquelles il peut se rabattre successivement en cas de besoin. Bien que ni moi ni mon frère Roger, ni à ma connaissance aucune branche de notre famille ne porte le nom de Katz (Chat en Allemand), tel ces félins et dans le même esprit, j'ai neuf patries.

Notre grand père maternel Yankev-Lev ben Asher Halevi, que sa famille et ses amis désignaient sous le nom de Poldi, diminutif viennois de Léopold, que Roger et moi connaissions sous le nom de Opa et l'Etat Civil français (la France est ma patrie) sous celui de Léopold Hirschfeld est né le 23 aout 1874 à Galgocz, ville qui avant cela se nommait Freystadt ensuite Frastak et enfin actuellement Hlohovec, ceci au gré des annexions diverses. Cette petite ville se trouve dans le canton de Nytra dans la région de Tmava pas très loin de Bratislava en Slovaquie (ainsi par le droit du sang, la Slovaquie est aussi un peu ma patrie) à une heure de route de Vienne.

Opa fut en fait prénommé Lipot, version locale de Léopold, par ses parents Anton et Katalina née Szessler et qui était une cousine de Léopold Sessler qui non content d'avoir francisé l'orthographe de son nom, était plus connu à Paris sous le nom de Leopoldes, l'animateur du très renommé "Club du Faubourg" que fréquentaient intellectuels et politiques entre les deux guerres et ancêtre des Clubs de la Presse de la télévision actuelle. A l'époque Galgocz était une petite ville hongroise (il n'y a donc aucun doute qu'en vertu du droit du sang, la Hongrie soit aussi ma patrie) qui comptait une relativement importante population juive qui avait produit rabbins et sages de renommée internationale.

Anton Hirschfeld était un juif austro hongrois parfaitement assimilé dans son langage, son apparence et ses habitudes vestimentaires, mais qui en réalité ne manquait pas de réciter son Shemone essré trois fois par jour, où qu'il soit. Lorsqu'il était dans la rue à Vienne ou à Bratislava, la tradition familiale rapporte que pour réciter son Shemone essrédiscrètement lorsqu'il n'était pas rentré chez lui à l'heure limite, il se mettait au pied de l'un des impressionnants monuments impériaux qui parsèment ces deux capitales, et en faisant mine de l'admirer en détail, récitait les 18 bénédictions, tourné vers Jérusalem comme le veut la règle.

Depuis combien de temps les Hirschfeld étaient-ils austro-hongrois ? Je l'ignore. Je sais qu'ils étaient sans doute originaires de Hohenems une petite ville autrichienne près de la frontière suisse du coté de Saint Gall et que c'est à Hohenems qu'ils semblent avoir changé leur nom d'origine qui était Levi en Hirschfeld, sans doute à l'époque napoléonienne (Les documents se trouveraient au Musée Juif de Hohenems). Par la suite, Anton devait déménager de Galgocz à Vienne en Autriche (toujours le droit du sang, toujours ma patrie) où Maman, sa petite fille Kaethe est née le 5 juillet 1907. Il avait une affaire de légumes en gros au "Nashmarkt" qui existe toujours dans cette ville, stand à la base des diverses entreprises Hirschfeld qui ont pris leur essor au XXe siècle dont le quasi monopole du foie gras frais et l'emballage métallique.

Livre de prières annoté de Ella Hirschfeld "Oma"
Avant la guerre de 1914, les Poldi, comme on les appelait dans la famille, ont acheté une splendide villa à Baden près de Vienne comme résidence d'été. Ils s'y sont repliés au début de la guerre pour des raisons de facilitées de ravitaillement, mais aussi je crois, parce que la Cour impériale y avait déménagé pour la durée des hostilités. Poldi a dû se dire que si François Josef II, et à sa mort en 1916, son fils Karl ne se sentaient pas en sécurité à Vienne, c'était encore plus dangereux pour des Juifs, et puis les Poldi aimaient assez l'animation sociale et culturelle générée par la présence à Baden de la cour. Je me rappelle que Orna, notre grand-mère, parlait toujours avec grand respect et nostalgie du jour où elle a vu de près l'Impératrice Zita qui passait à côté d'elle dans sa calèche découverte. Elle nous décrivait encore un demi-siècle plus tard les détails de sa robe grise et de son chapeau. Pour elle, c'était toujours son impératrice. Par la suite, dans mes diverses activités auprès du Parlement Européen, j'ai souvent côtoyé ou déjeuné avec Otto von Habsburg, le fils de Zita et prétendant au trône d'Autriche qui était un excellent ami de Pierre Pflimlin, le maire de Strasbourg de l'époque.

Mélanie Stoessler, l'épouse d'Opa et mère de Maman était morte en 1909 (?) et Opa, selon la tradition juive épousa sa propre belle-sœur Ella, qui avait 16 ans à l'époque de son mariage. Les sœurs Stoessler bien que natives de Brno dans l'actuelle République Tchèque (encore une patrie-droit-du-sang), habitaient avec leurs parents, à Môdling, petite ville située entre Vienne et Baden. Yankev Lev de Galgocz faisait d'une pierre deux coups : il respectait les préceptes religieux et mettait dans son lit du même coup une (très) belle et (très) jeune épouse que nous allions appeler, Roger et moi, "Orna" le moment venu. Je ne crois pas que l'admirateur fervent de la gente féminine qu'était Yankev Lev de Galgocz ait eu de longues hésitations ou scrupules à appliquer ce règlement draconien imposé par la religion juive !

Du côté de notre père, Oscar Roos qui est né à Haguenau le 21 mai 1891, nous descendons de Juifs espagnols (une patrie de plus) qui se sont rendus aux Pays Bas (encore une patrie) pour échapper à l'Inquisition en 1492. Les Pays Bas étaient sous souveraineté espagnole, mais ne pratiquaient pas l'Inquisition. Mon père avait coutume de dire que nous descendions de "l'aristocratie du judaïsme, les Juifs espagnols". Notre nom à consonance hollandaise semble confirmer cette ascendance néerlando-espagnole. Etant marchands de bois, la famille Roos a remonté lentement le Rhin au fil des siècles, se rapprochant ainsi des forets productrices de bois du Palatinat, des Vosges et de Forêt Noire. Mon arrière grand-père Israël Roos eut un fils, Salomon, mon grand-père, né à Ingenheim/Pfalz où ils habitaient dans la Ochsenstrasse.

J'ai une photo de moi dans cette rue mitraillette au poing lorsque j'étais en occupation en Allemagne au cours de l'hiver 1950-51. Ingenheim qui est à moins de 100 kilomètres de Strasbourg est situé près de Neustadt an der Weinstrasse en Allemagne (encore une patrie, même si ce n'est pas de gaîté de cœur) où était situé le chantier de bois des Roos. Je ne suis pas retourné à Ingenheim depuis l'hiver 1950-51 où j'y étais, comme je le disais plus haut, en manœuvres alors que j'étais cantonné à Landau qui est proche. A propos de militaires, j'ai eu une chance formidable.

Trop jeune pour la seconde guerre mondiale, rappelé en France à Epinal en 1956 lors de la guerre d'Algérie avant les autres pour remplacer pour trois mois un capitaine qui en fait prenait ses congés avant d'être muté en Afrique du Nord, libéré et donc non rappelable pour l'Algérie car on ne pouvait être rappelé deux fois. Comme, après les sept ans passés là bas nous ne sommes pas restés aux USA, (une patrie de plus, car ayant habité ce pays de l'âge de 11 ans à 18 ans, années qui forgent la personnalité, il est normal que je me sente un peu américain) j'ai échappé à la guerre de Corée et à celle du Viet Nam. Pendant ce temps, Roger, moins favorisé par le sort, a fait près de trois ans comme médecin militaire en Algérie dans des conditions souvent assez dures.

Notre père lui, n'a pas non plus eu de chance de ce côté-là. A peine ses études de médecine terminées en 1914 à Tübingen, il rentre à Haguenau pour l'été. La Feldgendarmerie s'est présenté chez mes grands-parents, route de Strasbourg ou plutôt, Strassburgerstrasse comme elle s'appelait à l'époque, dans la matinée de Tisha be Av 1914 ( "Tishebov" comme on dit chez nous) avec un avis de mobilisation et Tante Trudel, la cadette de la famille a été dépêchée à toute vitesse, nattes flottant au vent, par ma grand-mère Sophie, la fille de Meier Meier de Rastatt qui portait prénom et nom de famille identiques et était boucher - casher bien évidemment - pour avertir son grand frère à la synagogue qu'il était mobilisé. Trudel nous racontait souvent cette histoire. Le deuxième ou troisième jour de la guerre Papa a amputé sous le feu des français, la jambe de l'un de ses voisins haguenovien qui était dans son régiment. La première Croix de Fer attribuée durant cette guerre là lui a été remise pour son acte de courage par le Roi de Bade. Nous avons toujours le diplôme dans les archives familiales. Après quatre ans de guerre, au moment où ont éclaté les troubles d'octobre 1918 dans l'armée allemande Papa a fait le choix de rentrer en Alsace à pied avec ses camarades depuis la Russie où avaient été envoyées les unités alsaciennes à qui le Kaiser ne faisait pas confiance face aux français. Par la suite, ses ennuis n'e furent pas terminés Né en Alsace sous le régime allemand et de parents allemands, il n'était pas question pour lui de bénéficier d'une réintégration dans la nationalité française, donc pas non plus question pour lui en tant qu'étranger de s'établir médecin. Il n'a eu sa naturalisation qu'au moment de ma naissance. Etait-ce par mariage ou après ? Je ne le sais pas plus que je ne sais donc si je suis né de père français ou père allemand.

Escale à Madeira en route vers New York, automne 1940.
Au fond le bateau SS Angola de la ligne Lisbonne-Rio

En attendant il travaillait dans l'affaire de bois familiale. En 1930, il s'établit enfin médecin à l'entresol du 2, rue de la Mésange. La mobilisation en 1939, la fuite aux Etats Unis en 1940-41 mirent un terme provisoire à sa carrière. A New-York, tout en travaillant le jour pour subvenir à nos besoins, il étudiait de nuit avec un médecin juif allemand réfugié lui aussi, le Docteur Feuering de Karlsruhe afin d'obtenir le diplôme de médecin américain leur permettant d'exercer là bas. Il put enfin s'établir médecin sur West End Avenue en 1943 et dut à nouveau recommencer à s'établir lors du retour à Strasbourg en 1947 où il pratiqua la médecine jusqu' à ce que sa santé se détériore vers 1960. Il nous quitta le 20 septembre 1962.On ne peut pas dire que les juifs alsaciens aient eu une vie calme et tranquille à cette époque. Et encore, lui au moins s'en était sorti vivant.

Bref, voilà donc bien neuf patries, comme les neuf vies des chats : La France, les USA, l'Autriche, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, l'Espagne, les Pays Bas et malgré mon aversion, l'Allemagne, auxquels huit pays il faut bien entendu rajouter celui qui est ma seconde patrie comme pour tout juif, Israël, pays que je représente dans l'Est de la France en tant que consul honoraire depuis 2001. Cela fait bien neuf patries. C'est beaucoup pour un seul homme, et pour peu qu'on y rajoute encore une bonne dose d'Union Européenne...

Pour simplifier, je crois que le petit-fils de Yankev Lev de Galgocz est tout bonnement un brave juif alsacien qui pourrait se nommer Katz comme tant d'autres.


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