Le Patriotisme des Juifs d'Alsace - suite et fin

Discrimination des Juifs sous la domination allemande

En 1907 il y eut un incident qui défraya la chronique. Lors de son séjour à Strasbourg, l'empereur avait délibérément rayé de la liste des invités au banquet le Président du Consistoire supérieur de l'Eglise de la Confession d'Augsbourg, le Dr Friedrich Curtius. Il s'agissait d'une affaire personnelle, le monarque avait pris ombrage de la participation du Dr Curtius à l'hommage rendu au prince Chlodwig von Hohenlohe.

Dans un éditorial de la Strassburger Israelitische Wochenschrift du 23 mai 1907, le rabbin Victor Marx évoque l'incident et rappelle que depuis longtemps les Juifs ne sont plus invités, que la dernière fois où l'on vit un rabbin s'asseoir à la table impériale ce fut en 1893, donc quatorze ans auparavant, lorsque le grand rabbin de Metz fut invité, qu'on ne se souvient pas qu'une telle invitation fût jamais faite lors d'un séjour de Sa Majesté à Strasbourg.
Le rabbin Marx rappelle que lors de l'inauguration du monument commémoratif de la bataille de Gravelotte, aucun rabbin ne fut invité à la cérémonie, malgré les protestations du Consistoire israélite de la "'Lorraine". Le rabbin Victor Marx, que nous connaissons comme un homme timide, calme et pondéré, se plaint de cet ostracisme, qui lui parait d'autant plus insupportable qu'en Alsace les Juifs avaient bénéficié à l'époque française pendant plus de cent ans de l'égalité des droits avec les tenants des autres cultes, alors qu'il est obligé de constater "die Zurücksetzung des Judentums in unserem Deutschen Vaterlande", la mise à l'écart des Juifs dans notre patrie allemande. Le rédacteur en chef de la Wochenschrift se croit obligé d'ajouter quelques mots à la fin de l'article de Victor Marx, pour atténuer l'impression laissée.

Arnaud Aron

On apprend aussi que durant les premières années qui suivirent l'annexion, le grand rabbin Arnaud Aron fut régulièrement invité lors des visites impériales, puis que l'usage fut inexplicablement abandonné. Le Statthalter, le baron von Wedel essaya d'arranger les choses et à la première visite impériale, en septembre 1908, le  grand rabbin Ury fut invité à la réception et au banquet. Guillaume II lui serra la main et l'impératrice, pour dire quelque chose, lui demanda s'il était satisfait de sa communauté, à quoi il répondit: "Majestät, wir haben den Frieden, und streben nach demselben, das ist die beste Befriedigung." - "Majesté, nous avons la paix, et nous recherchons la paix, c'est là la plus grande des satisfactions". L'invitation fut renouvelée en avril 1910. Elle coïncidait avec le premier soir du Séder, et le président du Consistoire se sacrifiant participa au banquet. Quelques-uns le lui reprochèrent.

L'empereur Guillaume II n'avait rien d'un farouche antisémite, et la presse juive souligna avec complaisance que lors du décès du "Kommerzienrat" Goldberg, l'empereur se rendit en personne au domicile de la veuve, et que la visite de condoléance dura près d'une heure. (novembre 1913).

L'enterrement du grand rabbin Arnaud Aron en avril 1890 fut aussi l'occasion de démontrer qu'il n'existait, officiellement aucun antisémitisme. Dans le long cortège s'étirant de la synagogue de la rue Sainte-Hélène jusqu'au cimetière de Koenigshoffen on reconnaissait le secrétaire d'Etat von Puttkamer, le gouverneur, le général von Lewinsky, le représentant du Statthalter, von Thaden, le vicaire général Schott, le président du Directoire de la Confession d'Augsbourg Petri, le maire Bach, et tout ce que la ville comptait comme personnalités.          

Les 21 et 24 Mai 1912 eurent lieu les examens de l'Abitur, tombant ainsi sur les fêtes de Shavouoth. Les candidats juifs furent autorisés à passer les épreuves de grec et de mathématiques après les vacances de Pentecôte. On assura en haut lieu qu'à l'avenir les épreuves n'auraient plus lieu durant les fêtes juives (Wochenschrift -15 mai 1912).

La mise à l'écart des Juifs dans l'armée allemande,"die Zurück­setzung der jüdischen Einjährigen im deutschen Heere" revenait sans cesse dans la presse juive. On appelait "Einjähriger" une jeune recrue ayant fait des études correspondant au premier baccalauréat et qui de ce fait faisait un service militaire plus court et dans des conditions plus favorables. C'est parmi eux que l'on choisissait les futurs officiers de réserve. L'opposition ne manqua aucune occasion pour soulever la question devant le parlement, le Reichstag. Le ministre de la Guerre, von Heeringen donna, en 1910, 1es explications suivantes :

"Zum Offizier gehören nicht nur Können, Wissen und Charakter, wir müssen auch verlangen dass die ganze Persönlichkeit, die vor der Front tritt, achtunggebietend ist. Es liegt mir fern, etwa grundsätz­lich zu behaupten zu wollen, dass das bei den jüdischen Mitbürgern nicht der Fall wäre. Wir dürfen aber nicht in Abrede  stellen, dass, bei unseren niederen Volksschichten hier und dort eine andere Auffassung besteht. Dieser müssen wir Rechnung tragen. Trotz aller Leistungen, die ich vollkommen anerkenne, müssen wir uns auch bei den jüdischen Einjährigen fragen, ob ihre Persönlichkeit geeignet ist, die Autorität unter allen Umständen vor der Front zu sichern. Die Wahl zum Reserwe­offizier liegt durchaus im freien Ermessen der Offizierkorps. "
Ce qui en traduction donne à peu près ceci : 'L'officier doit posséder non seulement des connaissances et du caractère, mais nous devons exiger de lui que lorsqu'il est face à la troupe toute sa personnalité inspire le respect. Loin de moi de vouloir affirmer que ceci ne soit pas le cas pour nos concitoyens juifs. Mais nous ne devons pas oublier que dans les couches les moins élevées de la population on peut être d'un autre avis. Nous devons en tenir compte. Malgré leurs résultats, que je reconnais bien volontiers, nous devons aussi nous demander si les "Einjährige" juifs possèdent une personnalité capable d'exercer l'autorité quelles que soient les circonstances face à la troupe. La désignation pour le grade d'officier de réserve dépend entièrement du corps des officiers."

Ce discours du ministre fut mal accueilli par la population juive qui se souvient que l'armée allemande possédait, encore des officiers de réserve juifs, des vétérans il est vrai, ayant fait la campagne de 1870. Alors que l'Empire allemand n'existait pas encore, les souverains de certains états allemands conféraient volontiers le grade d'officier à des Juifs. L'armée de Hesse comprenait de nombreux sous-lieutenants,  lieutenants et capitaines de réserve juifs.

Sous l'influence du corps des officiers prussiens, les Juifs furent après 1871 tenus à l'écart. La Wochenschrift de 1912 en appelle "an den gesundem Sinn des deutschen Volkes und dem Gerechtigkeitsgefühl des Offizierskorps" pour mettre un terme à une situation contraire à la constitution.

Le ministre de la Guerre, von Heeringen, fut un jour interpelé au Reichstag par l'opposition, au sujet d'un jeune Juif nommé Lieber, qui possédait tous les titres pour être nommé officier, et de surcroit était proposé par ses chefs, et qui pourtant ne fut point nommé. Le ministre, sans sourciller devant l'hilarité que provoqua sa réponse, déclara que l'enquête avait révélé qu'une tante du candidat avait jadis tenu un commerce d'œufs, qu'elle avait fait un séjour en France, et qu'actuellement elle dirigeait un institut pour la rééducation des bègues, "eine Heilanstalt für Stotterer", ce que le ministre considérait comme une industrie douteuse,"ein zweifelhaltes Gewerb", et que pour toutes ces raisons, le candidat ne pouvait être nommé. (Strasb. Isral. Wochenschrift 15 mai 1912, page 3)
(Le Reichstage comprenait une opposition active dans laquelle se trouvait le socialiste Georges Weill né à Strasbourg en 1882.)

Il y eut aussi, en 1909, la triste affaire de cet "Einjährige" de Mulhouse, Bloch, dont le père était un gros industriel et conseiller municipal de Mulhouse, qui se suicida à la suite de quelques remarques injurieuses et d'une peine de quelques jours d'arrêt que lui infligea son capitaine, un Prussien, le Rittmeister von Gersdorf.
La plus injurieuse des remarques était celle-ci:"Bilden Sie sich ja nichts auf Ihr Geld ein, das Ihr Vater erworben hat, um kein schlimmeren Ausdruck zu gebrauchen" dont le sens est à peu près celui-ci : "Ne vous montez pas la tête à cause de l'argent que votre père a acquis", pour ne pas utiliser une expression plus pénible. Ou encore cette autre remarque: "Einjähriger, lassen Sie sich los; wenn Sie (vom Pferd) herunterfallen und das Genick brechen, ist es auch kein Schade fürs Vaterland". Ce qui en traduction donne à peu près ceci : "Ne vous cramponnez pas, Einjähriger. Si vous tombez de cheval et que vous vous rompez le cou, ce ne sera pas une grande perte pour la Patrie". Ou encore ceci : "Der Judenjunge soll sich zurückscheren" - "que le jeune Juif fiche le camp". Tout ceci était certes pénible et humiliant, mais n'explique et encore moins ne justifie le suicide du jeune garçon.
Poursuivi par le père devant le Conseil de guerre, le capitaine von Gersdorf s'en tira avec une peine de principe de deux jours d'arrêts.

Mais il n'y avait pas seulement l'armée. Les Juifs subissaient aussi une discrimination dans les rangs supérieurs de l'administration et de l'université. En 1911, Bernhard Breslauer, pour le compte de l'Association des Juifs d'Allemagne (Verband der Deutschen Juden) publia un mémoire intitulé Die Zurücksetzung der Juden an den Universitäten Deutschlands, (La mise à l'écart des juifs dans les universités d'Allemagne). L'auteur prend trois périodes de références, 1874-1875, 1889-1890 et 1909-1910. Il relève pour chacune de ces périodes, pour chaque université allemande, et à l'intérieur de chaque université, pour chacune de ses Facultés ( Droit, Médecine, Philosophie) le nombre de professeurs, chrétiens, Juifs et Juifs convertis qui y exercent. Parmi les professeurs, il fait la distinction entre les Ordinarien (professeur titulaire de la chaire), Ausserordentliche Professoren (professeur extraordinaire correspondant à un professeur sans chaire) Honorar-professoren et Privatdozenten (titres purement honorifiques décernés généralement en remerciement de services rendus mais sans valeur à l'intérieur de l'université). Il convient aussi de remarquer que la "Philosophische Fakultät" comprenait des Instituts aussi variés que l'Histoire, les Mathématiques, les Sciences Naturelles, etc. Il n'est pas possible de résumer en quelques lignes un travail fait de tableaux, de statistiques et de chiffres. Essayons néanmoins de livrer quelques impressions. Peu de Juifs réussissent à être titulaires d'une chaire environ 2 à 3 %. Ce chiffre varie selon les Universités et les Facultés. Pour l'Université de Strasbourg, il est un peu plus élevé, atteignant 6 %. L'ostracisme est davantage marqué dans les facultés de Droit, et de Médecine qu'en "Philosophie". Dans cette dernière des mathématiciens et un astronome semblent avoir pu sans trop de concurrence obtenir la chaire. Dans certaines universités le nombre de Juifs convertis ayant accédé à la chaire, ou obtenu un enseignement sans chaire, est relativement élevé. L'auteur signale que sa statistique est faussée par le fait que certains professeurs sont catalogués comme Juifs, alors qu'ils ont obtenu leur nomination au fait qu'ils ont fait baptiser leurs enfants alors qu'eux-mêmes sont restés Juifs.

Reprenons les conclusions de Breslauer: Partout où se porte notre regard, et quelle que soit notre manière de regarder les chiffres nous retrouvons partout et toujours la même image: les Juifs sont repoussés, les juifs convertis sont avantagés. Même nos adversaires sont obligés de reconnaitre ce que les Juifs ont fait et continuent de faire en Allemagne pour la science. Qu'ils aient été repoussés dans les universités, ceci les générations futures, dépourvues de préjugés, ne le comprendront pas. Mais que tant de Juifs, pour obtenir de l'avancement à l'Université, aient pu abandonner la foi de leurs pères, voici la triste conclusion de ce travail.

Grâce à cette désertion, ils ont obtenu ce qu'ils voulaient, mais si aujourd'hui déjà on considère cette désertion comme la marque d'un caractère particulièrement faible, les générations futures, libres de préjugés, la jugeront bien plus sévèrement.

Mais il n'y avait pas que l'armée qui fut hostile aux juifs : l'Administration et l'Université leur refusaient l'accès aux emplois supérieurs, à moins, bien sûr, qu'ils ne se fassent baptiser. On raconte à ce sujet l'anecdote suivante. Un universitaire pour pouvoir enfin accéder au poste de professeur qu'il convoitait accepta le baptême, et il fut nommé. Quelques temps après il lui naquit un fils, fâcheusement affligé d'un phimosis, dont il fallut bien le débarrasser, ce qui déchaîna l'hilarité générale, et l'on parla de la vengeance du dieu d'Israël.

Le prince de Bismark répondit un jour aux critiques d'un député juif faisant partie de l'opposition : "pourquoi ne prenez-vous pas ma place ?", et s'entendit répondre à son tour : "Monsieur le Chancelier, je le ferais bien volontiers si la route ministérielle ne m'avait pas été coupée dès le huitième jour".

Fidélité à la France

Alfred Dreyfus

Ce fut durant l'Annexion que la France fut secouée par l'Affaire Dreyfus, de sorte que le Juif d'Alsace vécut moins intensément certaines heures particulièrement pénibles, et il ne vit pas les foules acclamant l'armée, conspuant Dreyfus et les Juifs. Sa foi en la France ne se trouva en rien diminuée: et puis, l'Affaire ne se terminait-elle pas comme un conte moral puisque l'Innocent était réhabilité et les méchants punis. Il ne voulut retenir que les noms de Zola, de Laborie, de Picard, de Scheurer‑Kestner dont on trouvait les portraits sur les murs des demeures juives.

Je me souviens encore avoir vu, vers les années 1930 dans une maison juive de Westhouse le numéro de l'Aurore avec la lettre ouverte de Zola J'accuse soigneusement encadré et entouré des portraits. Mais il ne faut pas croire que les Juifs d'Alsace étaient ignorants de ce qui se passait en France. En 1910 Elie Scheid leur rappella l'Affaire avec ses implications, la mort au cours d'un duel du capitaine Meyer originaire de Strasbourg, les démissions du Colonel Rosenwald et du capitaine Coblence. Les jeunes juifs ne se présentaient plus à Saint Cyr, préférant Polytechnique.

Dans le même numéro de la Wochenschrift on trouve une liste de sous-lieutenants et de  lieutenants récemment nommés, ainsi qu'une longue liste de nominations dans la Légion d'Honneur, ou d'attribution des palmes accadémiques.

Les Juifs d'Alsace étaient considérés par les Juifs de France comme appartenant toujours au judaïsme de France. C'est ainsi que des ministres-officiants alsaciens qui s'étaient présentés pour postuler les postes vacants de Paris et de Nancy avaient été désignés de préférence à des candidats "français" sortis de l'école rabbinique de Paris. Ceci provoqua la vive irritation d'un journal juif parisien qui écrivit que "non seulement les anciens élèves de l'école rabbinique n'ont pas la préférence mais on a nommé des étrangers", désignant par ce mot les alsaciens-lorrains, et exprimant le souhait que pour l'avenir, seuls des anciens élèves de l'école rabbinique de Paris puissent être nommés. Vive indignation de la Strassburger Wochenschrift qui réagit contre l'insulte et écrivit en français, les 7 mai et 4 juin 1908, que les élèves de l'école rabbinique de Paris étaient, eux, des étrangers, russes, polonais, roumains, turcs, ... que l'on voudrait préférer aux vrais français Alsaciens et Lorrains. L'indignation et la colère devant l'outrage expliquent le manque de mesure des paroles.

Pendant la guerre de 1914-1918, les Juifs d'Alsace combattirent, comme les autres Alsaciens, les uns dans l'armée allemande, les autres dans l'armée française. L'annuaire de la Société d'Histoire des Israélites d'Alsace et de Lorraine, publié en 1918, nous a permis de relever les noms de 72 Juifs du Bas-Rhin et du Haut-Rhin tombés au champ d'honneur dans l'armée allemande, se répartissant ainsi Strasbourg 31, Barr 2, Brumath 1, Bouxwiller 1, Dettwiller 1, Gerstheim 1, Haguenau 4, Ingwiller 3, Mutzig 2, Pfaffenhoffen 1, Schweighouse 1,  Colmar 6, Durmenach 2, Guebwiller 4, Mulhouse 9, Soulz 1, Wintzenheim 2.

Nous avons aussi relevé les noms de 129 Juifs décorés au feu, la plupart de la Croix de Fer de 2e classe. On relève aussi un grand nombre de nominations au grade d'officier ou de sous-officier. Cette statistique doit être considérée comme pêchant par défaut, le comité de rédaction de l'Annuaire n'ayant pas été informé à temps de tous les morts au champ d'honneur ou de toutes les décorations conférées.

En 1916 les antisémites allemands avaient clamé que l'on ne trouvait pas de Juifs sur le front et qu'ils étaient tous planqués à l'arrière, à la suite de quoi le ministre de la guerre avait ordonné un recensement des Juifs mobilisés pour déterminer le nombre de ceux qui servaient au front, et ceux qui se trouvaient à l'arrière. Qu'un tel recensement ait pu être ordonné constitue déjà en soi un scandale.

Enthousiasme des Juifs pour le retour de l'Alsace à la France

La victoire de 1918, le retour de l'Alsace à la France furent acclamés par l'immense majorité de la population juive d'Alsace, et ils virent sans aucun déplaisir les Juifs allemands immigrés après 1870 retraverser le pont du Rhin. A une exception près, le grand rabbin du Bas-Rhin, Emile Lévy. Il était d'origine alsacienne et il avait été nommé par l'administration allemande à la mort de Simon Adolphe Ury en 1915. Il partagea le sort des Juifs allemands jusque vers 1933. Après la montée du national-socialisme, il quitta l'Allemagne et s'installa en Israël, où il est mort il y a quelques années.

Mais l'immense majorité des Juifs d'Alsace acclama dans une joie indescriptible le retour de la France. Le grand rabbin Isaïe Schwartz, originaire de Traenheim mais qui avait fait toute sa carrière en France et en dernier lieu à Bayonne fut nommé grand rabbin du Bas-Rhin.

Nous relisons aujourd'hui avec étonnement les discours enflammés du grand rabbin Isaïe Schwartz ou de l'aumônier militaire Justin Schuhl prononcés dans les synagogues bondées lors des manifestations patriotiques des 14 juillet et 11 novembre. Je me souviens en particulier d'une étonnante homélie de l'aumônier Justin Schuhl au cours de laquelle il nous parla de Sainte Jeanne d'Arc.

Je voudrais maintenant vous lire un texte pratiquement inconnu. Il parut en 1939,1e 14 juillet, à l'occasion du 150ème anniversaire de la Révolution dans le Ha zwei Ess, une revue créée à la fin du siècle dernier à la Faculté de Pharmacie de Strasbourg, et qui devint très rapidement le moyen d'expression de l'opposition à la germanisation de l'Alsace. Après 1918,1a Revue avait perdu son intérêt politique, et elle était redevenue une revue à caractère littéraire, artistique et scientifique. Je me trouvais à la tête de la Revue durant les quelques années qui précédèrent la guerre. Comme d'habitude j'avais demandé à quelques amis de m'apporter leur contribution, et c'est ainsi qu'un jeune juge au Tribunal de Mulhouse et un jeune professeur au collège de Sarrebourg m'apportèrent l'article que je vais vous lire :

La Marseillaise. Dessin à la plume de Robert Weyl
Citation
Pour le 150e Anniversaire de la Révolution Française
LA MARSEILLAISE

ELLE ressortit ou mystère même de la Musique. Elle est parce qu'il fallait qu'elle fût. Si Rouget de Lisle ne l'avait composée dans les vertiges d'une nuit, elle se serait imposée dans l'incandescence d'un midi, la froideur d'un matin, n'importe comment, n'importe à qui. C'était son heure. Elle est venue.

Qu'on la jouât, chantât, murmurât, criât: la Liberté l'escortait, le Droit la scandait, les nations l'écoutaient, les tyrans la maudissaient, les opprimés relevaient, éblouis, le front et tendaient les bras, éperdus.

On ne cessera de s'étonner de la candeur de Bach, de l'innocence de Mozart, de la générosité de Berlioz. Comment ont-ils pu vivre ? Par quelle grâce, quel secours ? On ne cessera de s'enthousiasmer aux accents de la Marseillaise. Comment a-t-elle pu exister ? Par quel miracle, quelle vertu ? L'entendement n'y connaît rien, le cœur s'y reconnaît instantanément.

L'entendez-vous ? Elle est grave, triste. Qu'attend-elle pour clamer la joie ? Elle vous attend.
Vous. Abandonnez-vous. Il faut que vous vous abandonniez. Elle vous emporte, Elle est superbe!

Richard et André NEHER.

Les auteurs de cette Marseillaise étonnante étaient Richard Neher, actuellement Président de Chambre  à la Cour d'Appel à Colmar, et André Neher, le philosophe aujourd'hui à Jérusalem  dont la pensée marque notre époque. (4)

 Deux ans après, le Maréchal Pétain révoqua le juge Richard Neher, jeta André Neher à la porte du lycée où il enseignait, me jugea indigne d'exercer les fonctions de pharmacien militaire que j'exerçais encore, et m'envoya dans un camp de travailleurs étrangers, où je n'allai pas.

Je ne regrette pas d'avoir publié cette Marseillaise, et je ne pense pas que les frères Neher regrettent de l'avoir écrite. Je ne leur en ai jamais parlé. Ces années juste avant la guerre étaient les plus heureuses de notre vie, mais nous sentions, mais nous savions combien notre bonheur était menacé. Comment avons-nous pu écrire et publier cette Marseillaise ? L'Autriche était annexée. La Tchécoslovaquie annexée après la capitulation de Munich. Déjà certains refusaient de mourir pour Dantzig lorsque cette Marseillaise parut. Deux mois après c'était la guerre.

Le Statut des Juifs pendant la deuxième guerre mondiale

L'effroyable désastre de 1940 atteignit les Juifs d'Alsace, dans leurs villages, leurs lieux de refuge, sur les grandes routes, ou dans les unités combattantes. Dans un si grand malheur, ils s'accrochaient à un faible espoir: le Maréchal Pétain avait accepté le pouvoir pour éviter des malheurs encore plus grands.

C'était un soldat qui ne ferait rien qui soit contraire à l'honneur, il ne permettrait pas que les Juifs soient traités autrement que le reste des français. Longtemps nous avons cru au double jeu, et certains faits dont nous étions témoins à l'échelon où nous nous trouvions nous fortifiaient dans cette idée. Le statut des Juifs, daté du 3 octobre 1940 nous frappa de stupeur. Il excluait les Juifs de la fonction publique et de toute profession où ils pouvaient exercer influence ou autorité. L'industrie, le commerce et l'agriculture leur restaient accessibles. Pour nous le Statut signifiait la perte de l'indépendance de la France.

Nous apprîmes beaucoup plus tard, après la libération, que lors du Conseil des ministres mettant au point le fameux statut, ce fut le Maréchal qui insista tout particulièrement pour que la Justice et l'Enseignement fussent débarrassés des Juifs. Nous réagîmes tous selon notre caractère, et il est peu probable que le Maréchal eut jamais connaissance de nos protestations écrites.

Quelques uns renvoyèrent leurs décorations. La lettre que Pierre Massé adressa au Chef de l'Etat est  caractéristique de notre état d'esprit. C'est devenu une pièce d'anthologie.

Ce qui nous atteignit douloureusement, ce fut l'indifférence de nos concitoyens non juifs. Certains nous traitaient déjà comme des pestiférés. Le petit garçon d'un professeur de lycée alsacien replié à Carcassonne, et avec lequel mes parents entretenaient des relations courtoises passa devant eux sans les saluer. Interrogé par mes parents il répondit dans sa candeur enfantine: "Je ne dois pas vous parler parce que vous êtes juifs." Il ne faut pas se leurrer: la Résistance en zone sud ne devint vraiment populaire et les maquis ne se peuplèrent qu'après l'institution du STO, le Service du Travail Obligatoire .Nous étions bien seuls en 1940 et en 1941.

Le Maréchal était de sympathie maurassienne, professant un antisémitisme d'inspiration nationaliste et religieuse. Il souhaitait retirer toute influence aux Juifs sans pour autant vouloir leur déportation ou leur assassinat, contre lesquels il s'indigna sans pourtant que sa protestation ne se fasse entendre hors des murs de son bureau. Le Cardinal Saliège, le pasteur Boegner avaient été plus courageux. Le Maréchal ainsi que Xavier Vallat souhaitaient aussi apporter des atténuations à l'égard de familles juives dites de vieille souche et considérées comme assimilées, ainsi que pour les anciens combattants.

Le second Statut des Juifs

Mais un nouveau Statut des Juifs fut signé le 2 juin 1941, s'alignant sur les mesures nazies prises en zone occupée, supprimant toutes dérogations et permettant d'aryaniser en zone libre les entreprises juives. Un numerus clausus était institué, 2% pour les avocats et les médecins, 3% pour les étudiants. Enfin, il était possible de grouper en compagnies de travailleurs ou en camp de concentration les Juifs étrangers entrés en France après 1936.

A partir d'avril 1942,  l'atmosphère de la zone libre se rapproche de celle de la zone occupée avec l'arrestation massive de Juifs étrangers par  la gendarmerie et la police française. On signale un peu partout des scènes d'horreur, qui soulèvent l'indignation générale. Le 23 juillet 1942 Laval avait fait un marché avec l'autorité d'occupation : les Allemands renonceraient à déporter les Juifs français de zone occupée, mais en contre-partie, Laval donnerait à la police française l'ordre d'arrêter les Juifs étrangers de Paris et s'engagerait en outre à livrer 3.000 Juifs étrangers de zone libre, et la totalité des Juifs allemands. Le Maréchal mis au courant s'indigne mais laisse faire. Les 21 et 22 juillet 1942, 20.000 Juifs sont arrêtés par la police française et conduits à Drancy d'où ils seront déportés, en août, et en septembre, 10.410 Juifs étrangers réfugiés en zone libre seront livrés aux Allemands.

Les crimes de la Milice sont innombrables et visent principalement la population juive. A Saint-Amand la population juive est massacrée. On en retrouve les cadavres atrocement mutilés. En août 1944, quelques jours avant la fin du régime de Vichy, le Maréchal proteste enfin contre les atrocités commises par la Milice :

"Je ne peux passer sous silence les tortures infligées à des victimes souvent innocentes dans les locaux qui, même à Vichy, ressemblent moins à des prisons d'Etat français qu'à des tchekas bolcheviques. Par ces divers procédés, la Milice est arrivée à faire régner une atmosphère de terreur policière inconnue jusqu'à présent dans notre pays".

En ce qui concerne Laval, je vous livre un passage d'un rapport de Helmut Knochen, qui fut le chef suprême de la S S en France, adressé à Himmler:
"Laval approuvera toutes les mesures répressives contre les Juifs, quelles qu'elles soient, s'il peut obtenir des avantages politiques en échange. " (Les Secrets des Archives américaines. Nerin E.Gun .Albin Michel)

Ce n'est qu'après la Libération que nous avons pu connaître l'ampleur du désastre, et l'importance de la complicité française dans tous ces crimes. Les sacrifices très réels apportés par les Résistants, la présence d'une minorité de Français dans les troupes combattantes n'ont pas pu nous rendre la fierté d'être Français, et les foules acclamant le général de Gaulle nous faire oublier les masses hurlant de joie à la vue du maréchal Pétain.

L'après guerre et la résurrection de l'État d'Israël

L'après guerre fut marqué par un évènement à la mesure du Martyr des six millions de Juifs, ce fut la résurrection de l'État d'Israël, État faible, sans cesse menacé, et qui ne dut sa survie qu'à l'esprit de sacrifice de sa jeunesse. La guerre des six jours lui permit, non seulement de s'assurer de frontières militairement défendables, mais aussi de retrouver Jérusalem, la ville trois fois Sainte. Ce fut aussi une nouvelle épreuve pour les Juifs de France.

Conférence de presse du général De Gaulle

A peine remis de l'émotion d'avoir un moment cru à l'anéantissement d'Israël succombant devant le nombre de ses assaillants, ils entendirent avec stupéfaction le Général de Gaulle, lors d'une conférence de presse, prononcer des paroles blessantes à l'égard d'un "peuple dominateur à l'ambition conquérante"

Des phrases cinglantes comme celle-ci :

"L'affaire d'Akaba fâcheusement créée par l'Egypte allait offrir un prétexte à ceux qui rêvaient d'en découdre"
sont demeurées dans notre mémoire. Et surtout celle-ci :
"Certains mêmes redoutaient que les Juifs, jusqu'alors dispersés qui étaient restés ce qu'ils avaient été de tous temps, un peuple d'élite sûr de lui-même et dominateur, n'en viennent une fois qu'ils seraient rassemblés, à changer en ambition ardente et conquérante les souhaits très émouvants qu'ils formaient depuis 19 siècles: L'An prochain à Jérusalem."

Il est faible de dire que l'émotion suscitée par ces paroles fut considérable. Ce fut un déchirement pour beaucoup d'entre nous: le général de Gaulle avait été le symbole de la liberté pendant l'occupation, et aujourd'hui il parlait comme nos ennemis. Une immense illusion disparaissait.

Le Grand Rabbin de France Jacob Kaplan, le Grand Rabbin du Bas-Rhin Abraham Deutsch exprimèrent leur profonde émotion. Le Docteur Joseph Weill, président d'honneur du Consistoire, retourna au général sa rosette de la Légion d'Honneur.

Je ne vous lirai pas les protestations des grands rabbins Jacob Kaplan ou Abraham Deutsch, ni celle des présidents de Consistoires. Par leur situation ils étaient tenus à une certaine mesure, à une certaine retenue. En revanche, Raymond Heymann n'occupant pas de fonctions officielles put donner libre cours à son indignation dans une lettre ouverte publiée dans les Dernières Nouvelles d'Alsace, lettre que je vais vous lire car elle me semble assez bien traduire le sentiment général de la population juive d'Alsace.

Au lendemain de la guerre les Juifs avaient adopté une fiction simpliste et sécurisante, celle des deux France,  la mauvaise, celle de Pétain, de Laval, de la Milice et des collaborateurs, et la bonne, celle de de Gaulle et de la Résistance et des Maquis. On s'efforçait d'oublier les opportunistes, les lâches, la Police et les gendarmes complices. Par son discours, le général de Gaulle avait jeté tout le système par terre, et ceci explique l'émotion intense qui s'empara de chacun de nous et qui dut surprendre même le général, toujours sûr de lui et dominateur. La politique du général fut d'ailleurs continuée par ses successeurs. Si vous voulez bien vous souvenir de la petite phrase du président Pompidou : "Il n'y a pas d'abonné au numéro que vous avez demandé."

Le discours du Général fut aussi déterminant pour quelque familles juives déchirées entre leur désir d'aller s'installer en Israël et leur attachement à la terre de leurs ancêtres, l'Alsace, car on ne quitte pas volontiers un pays qui est le vôtre depuis 10, 12, 15 générations, peut-être davantage. Lorsque nous montons à Rosenwiller, à Ettendorf, à Jungholz, et que nous retrouvons tant de générations des nôtres mêlées à cette terre d'Alsace, nous sentons au plus profond de nous-même notre attachement à ce pays, à ce paysage, et pourquoi pas, à ses habitants. Eux-aussi, ils ont fini par s'habituer à nous, sinon à nous aimer. Je pense que notre place est dans ce pays, qui est le nôtre depuis des siècles.

J'ai essayé de comprendre pourquoi le discours du général de Gaulle nous avait si profondément marqué. Voici mon explication :

A la fin de cette guerre qui nous avait si souvent donné l'occasion de voir la lâcheté de l'immense majorité des Français, et la complicité d'un petit nombre avec l'occupant nazi, nous avons volontairement accepté la fiction des deux France, la collaboration avec l'ennemi et la Résistante. Nous avions besoin de cette fiction puisque nous voulions continuer à vivre au milieu de cette nation, si nous ne voulions pas nous laisser submerger par le dégoût, et malgré de nombreux incidents.

Je me souviens d'avoir été à la Préfecture du Bas-Rhin après la guerre pour me faire établir un passeport. J'ai été reçu par un fonctionnaire qui voulu que je lui fasse connaître, sans la moindre lacune, mes domiciles durant la guerre. Je lui ai dit, en souriant, que c'était tout à fait impossible, que nous avions des identités changeantes et des domiciles non déclarés, et que tel devait être aussi son cas. Il m'a répondu que lui pouvait parfaitement répondre à la question. Saisi d'une inspiration, je lui ai demandé s'il ne s'était pas trouvé, durant la période hitlérienne, assis derrière le même bureau, assurant les mêmes fonctions. J'ai aussitôt fait un scandale qui s'est terminé dans le cabinet même du Préfet.

De Gaulle par son discours avait mis fin à la fiction dans laquelle nous nous étions réfugiés. Certaines familles juives étaient déchirées entre leur désir d'aller s'installer en Israël et leur attachement à la terre d'Alsace. D'autres familles ne purent se résoudre à partir.

Les Juifs d'Alsace ont donné suffisamment de gages à la France pour que leur patriotisme ne puisse être remis en cause: nos ancêtres ont rallié la monarchie de France bien avant les catholiques et les protestants, et les services qu'ils ont rendu alors aux troupes en campagne ont été un des éléments déterminants de la victoire. Ils sont demeurés fidèles à la France dans l'adversité et durant les années où l'Alsace fut annexée à l'Empire allemand.

Deux fois ils ont été abandonnés par la France, après 1940 durant l'occupation allemande, et en 1968. Une nouvelle page de l'histoire des Juifs d'Alsace s'est ouverte.

J'ai été trop mêlé aux faits que je viens de vous raconter pour pouvoir prétendre avoir été impartial, comme doit l'être un historien. Si j'ai pu survoler les siècles passés avec une certaine sérénité, celle-ci m'abandonne lorsque j'aborde les années les plus proches, aussi je vous prie de me dispenser d'apporter une conclusion. Je veux simplement ajouter ceci : à l'amour de mon père et de mon grand père, je dois substituer aujourd'hui une vigilance de tous les instants à l'égard des hommes au pouvoir, afin que les faits du passé ne se reproduisent plus.

Notes
  1. André Neher est décédé en 1988. (Richard Neher est décédé en 1981 - ndlr).
    Voir aussi le commentaire de Joë Friedemann au sujet de ce texte.    Retour au texte.

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