Une singulière présence des Juifs en Alsace
La construction d'un oubli
Professeur Freddy RAPHAEL
Extrait de Plurales Deutschland - Allemagne Plurielle, Mélanges Etienne François


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Wintzenheim (Haut-Rhin) est l'une des plus anciennes et des plus prestigieuses communautés juives de l'Alsace rurale. Les descendants des anciennes familles, aujourd'hui dispersées dans l'Europe entière et en Israël, ne prétendent-ils pas, en jouant avec humour sur la prononciation judéo-alsacienne du nom de la localité, être originaires de "Vincennes" ? De la présence juive continuée des siècles durant n'attestent plus aujourd'hui que quelques rares familles qui y résident, une imposante synagogue où sont encore célébrés les offices des grandes fêtes, grâce à l'obstination et à la fidélité des "anciens" et de leurs enfants, ainsi que des mariages. Il convient également de mentionner quelques rares inscriptions hébraïques gravées au-dessus de la porte d'entrée d'une maison, et le vaste cimetière qui longe la route menant à Turckheim.

Lorsqu'on pénètre dans ce "Bäjs Aulem", cette "Maison de l'Eternité", le contraste est grand entre les tombes les plus anciennes en grès des Vosges, dont la terre affaissée se penche comme un orant ployé dans sa prière, et l'ordonnancement des tombes plus récentes, à qui la rigidité des plaques de marbre ou le granit confèrent une certaine respectabilité bourgeoise. Un monument fait mémoire des membres de la communauté et des villages voisins qui ont péri durant la seconde guerre mondiale, dans la résistance ou en déportation. Face à l'entrée une grande place rectangulaire, à l'herbe rase. Un espace qui frappe par sa nudité. Une minuscule plaque déposée à même le sol rappelle que quatre cents tombes ont été arrachées de ce cimetière, emportées par la barbarie nazie. Les traces d'au moins trois générations ont ainsi été effacées. Les tombes, comme les Juifs à la même époque, sont parties pour une destination inconnue.

Ce vide, redoublé par la quasi absence de Juifs dans un lieu autrefois habité par une communauté bruissant de vie, ne laisse pas d'interroger. Le silence et les dérobades auxquels nous nous sommes heurtés cinq années durant, notre quête inaboutie pour mieux comprendre l'histoire de cette déchirure, confèrent à cette absence une dimension symbolique. Que sont devenues ces pierres ? A quoi ont-elles servi ? où ont-elles disparu ?

Ce vide et cette absence sont d'autant plus significatifs que les Juifs ont participé depuis près de cinq siècles à l'histoire de la cité. Dans son étude extrêmement bien documentée sur les Juifs dans l'Alsace médiévale (1) Gerd Mentgen signale, à partir de la liste des impôts perçus en 1499, la présence de Juifs à Wintzenheim (2) . Au 16ème siècle, le bourg était divisé en deux parties : l'une dépendait de la Prévôté impériale de Kaysersberg, seigneurie "d'ancienne domination" antérieurement autrichienne, l'autre relevait de la seigneurie de Hohlandsbourg. Si les archives font apparaître l'importance, dès la fin du 15ème siècle, des marchands de bestiaux, des brocanteurs et des colporteurs, voire des guérisseurs (3), elles mentionnent surtout des litiges. Il n'est pas sans intérêt de signaler qu'en 1726 un arrêt royal du Conseil Souverain d'Alsace décréta la démolition de la synagogue, parce qu'aucun permis de construire n'avait été accordé au préalable. Malgré la précarité et les tensions, la communauté juive de Wintzenheim deviendra progressivement la plus importante de la Haute-Alsace : en 1784 elle compte 87 familles, soit 417 personnes, et en 1808, 517 personnes. Ce n'est qu'en 1795 qu'elle obtint la permission d'enterrer ses morts dans un terrain en bordure du chemin de Turckheim. Jusqu'alors les Juifs étaient obligés de transporter les morts au cimetière de Jungholtz, à une trentaine de kilomètres de là .

De la construction d'un même oubli participe l'éradication du nom d'un combattant juif de la première guerre mondiale sur le monument aux morts de la bourgade de Turckheim. Armand Levy, mon grand-père, est tombé sous l'uniforme allemand à la frontière polono-russe, à l'âge de trente-deux ans. Il s'était marié six ans auparavant, et il laissait une veuve et deux toutes petites filles. Du choc brutal qui a foudroyé cette jeune femme de vingt-sept ans témoigne un récit que j'ai recueilli auprès de l'épouse de Mr. Zivy, le rabbin en poste à Wintzenheim à l'époque. Evoquant l'un des "moments les plus terribles" de son existence, elle relata qu'elle avait accompagné son mari lorsque celui-ci était allé annoncer à Cécile Levy la mort de son époux. Celle-ci avait hurlé de douleur, leur avait intimé l'ordre de sortir, en criant "Ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai !" Un an plus tard, son frère ira récupérer le corps dans le cimetière juif de Petrikau pour le faire enterrer à Wintzenheim.

En 1940, l'occupant allemand estima que le nom de ce soldat juif, à qui avait été attribuée à titre posthume la croix de fer, et celui de ses coreligionnaires morts au combat souillaient le monument. De cet acharnement à effacer toute trace juive, je n'ai pu recueillir aucun témoignage. Mais lors d'une enquête sur la condition de l'artiste dans un Etat totalitaire, et plus particulièrement dans l'Alsace annexée, un peintre me relata qu'il avait plutôt bien survécu dans ces sombres temps. D'une part, il avait été gavé de foie gras et de vin de qualité au siège de l'association officielle des artistes du Reich, alors installée dans la villa réquisitionnée d'un Juif strasbourgeois. D'autre part, il avait dû exécuter divers travaux, tels que la confection d'aigles gigantesques pour orner l'entrée des pavillons de la foire-exposition de Strasbourg, et il avait fait partie d'une escouade chargée d'une mission bien particulière : marteler au burin les noms des anciens combattants juifs tombés "au champ d'honneur", qui figuraient sur les monuments aux morts. Il semble que la tâche s'avéra plus aisée à Turckheim : "on" remplaça, dès juillet 1940, "la croix par une pierre en pointe, à la façon d'une broche ou aiguille", écrit un ancien membre du conseil municipal de l'époque. Et d'ajouter : "En plus, il fallut échanger les plaques car elles portaient, outre les noms des fils de Turckheim tombés au champ d'honneur, ceux des concitoyens juifs qui eux-mêmes avaient été obligés de sacrifier leur vie pour la grandeur du Reich." (4) Le témoin fait aussi état de l'expulsion, en décembre 1940, de concitoyens "suspects d'être francophiles". Ils furent chargés sur des camions pour être conduits à la maison de redressement Saint-André de Cernay. Finalement, ils furent emmenés outre-Vosges. Parmi eux, se trouvaient "Mme Armand Levy, dont le mari avait trouvé la mort sous l'uniforme allemand" (5), ainsi que l'une de ses deux filles.

Pour la première fois, depuis six siècles, la ville libre de Turckheim était débarrassée de toute présence juive. En effet, dès le début du 14ème siècle, quelques familles juives y avaient été tolérées, et on trouve, en 1350, une rue des Juifs. Mais, un siècle plus tard, les Juifs ne sont autorisés à résider que dans une seule maison. A cette précarité, s'ajoute l'enseignement du mépris qui rejette les Juifs du côté de l'impureté : il leur est ordonné d'éviter les rues par lesquelles est porté le Saint-Sacrement et celles qu'empruntent les processions (6). Les comptes de la fabrique de l'église font état de dépenses, "buis, paille, bois pour brûler le Juif" (7) la Semaine Sainte. Cependant, dès le 16ème siècle, ils jouissaient du "droit de bourgeoisie et de protection" ("Bürger unter Schutz und Schirm") moyennant une redevance annuelle proportionnée aux ressources de chacun et quelques oies gavées.

"Mais il leur était interdit de prêter de l'argent aux acquéreurs de biens immobiliers, de prendre en gage des objets de culte, spécialement des ornements d'églises, ‘dont leurs femmes et leurs servantes se montraient très friandes' ; d'héberger des coreligionnaires de passage et de se réunir pour des actes religieux, tels la circoncision et la fête des Tabernacles, sans l'autorisation préalable du prévôt et du bourgmestre." (8)

Par la suite, malgré des arrêts d'expulsion aux 17ème et 18ème siècles, malgré la vindicte de la population qui les accusait de "proliférer" et de nuire au bien public par l'occupation des pâturages et la dilapidation des ressources forestières, les Juifs purent se maintenir à Turckheim. La communauté ne cessa de se consolider bien que son évolution démographique fût inégale ; elle comportait 10 familles, soit 42 personnes en 1784, 33 personnes en 1796, et 72 en 1806. Parmi les 41 personnes présentes en 1814 sont mentionnés des bouchers, des marchands de bestiaux, des colporteurs..., et un fabricant de siamoise et de toile de coton.

C'est la participation des Juifs à l'histoire de la ville libre, ainsi que leur mort au combat sous l'uniforme allemand, qu'il s'agissait d'effacer en 1940. Leur présence sur le monument aux morts inauguré en 1922 était pourtant des plus discrètes, puisque celui-ci avait la forme d'une croix en grès des Vosges. Celle-ci se dressait sur un socle élevé, portant sur trois côtés les noms des 91 "enfants" de Turckheim "morts victimes de la Grande Guerre". Le projet avait été élaborés d'après un croquis d'Hansi. Le monument fut érigé, dans un petit square bien en vue, à l'entrée de la cité, non loin de la gare. On peut s'étonner que la municipalité, qui est à l'origine de cette réalisation, ait opté pour une croix, alors que parmi les soldats morts au combat figuraient aussi des Juifs. C'est par une justification de ce choix que le maire de Turckheim débuta son discours. La cité entendait marquer sa fidélité "aux traditions de ses ancêtres" qui, de tout temps, l'avaient considérée comme "le symbole du sacrifice, de la douleur et de la consolante espérance". Il souligna le fait que ce monument "en grès rouge des Vosges" était une oeuvre "purement alsacienne" conçue par deux artistes qui n'avaient cessé de témoigner leur attachement à la France. Il exalta l'ardeur de tous ceux qui, dignes descendants des braves de jadis, parlaient le patois mais "sabraient en français". Quant aux soldats alsaciens, morts sous l'uniforme allemand, ils avaient droit non seulement au respect mais aussi à une profonde pitié. "Dans les tranchées, ils appelaient de tous leurs voeux la victoire des Alliés et la défaite de l'armée allemande." La croix doit rappeler leur sacrifice car leur "âme était restée ‘française'", et ils "ont dû mourir pour une cause qui n'était pas la leur".

La mutilation de ce monument fut suivie, après la victoire, par la consécration d'un oubli bien plus profond encore. En effet, pour fêter dignement la Libération de la cité, le 2 avril 1945, on s'employa à remettre en ordre le monument aux morts. Il était dans un état "de désolation, les plaques avec les noms des victimes ayant été arrachées, et le square se trouvant dans un état pitoyable (9)". Mais, rappelle avec lyrisme le maire de l'époque, "avec la bonne volonté de tous, sans aucune exception, tout fut prêt au jour fixé". A la cérémonie qui suivit la grande messe ne manquèrent ni les discours ni les gerbes.

Aussi, est-il tout à fait significatif qu'en 1966, la municipalité décida de détruire le monument aux morts pour en édifier un nouveau : dépourvu de tout nom à l'extérieur, celui-ci fut relégué à un endroit discret en contrebas, guère visible. Ce faisant, elle a participé d'une certaine façon à un déni de mémoire. Dans les délibérations du Conseil municipal il est écrit que le monument ne "porterait aucune date mais simplement l'inscription : La Ville de Turckheim à ses morts". Parmi les noms scellés à l'intérieur figurent aussi bien celui des victimes de 1848, de la guerre de Crimée et de Solferino que celui des incorporés de force et des déportés. Un édile avança la justification suivante : "Le problème des monuments aux morts en Alsace est très particulier, et comprend, aujourd'hui encore, des aspects douloureux. Le premier monument de 1922 comportait les noms des victimes. Dans le second, on a scellé les noms de tous les morts de toutes les guerres qui ont suivi la Révolution française." Cette déclaration laconique mérite quelque commentaire. Elle souligne, sans les préciser, les enjeux présents d'une bataille pour la mémoire, et met en avant le consensus auquel la municipalité s'est ralliée : on mélange indistinctement les noms de tous ceux qui ont péri, sous quelque uniforme que ce soit, pour quelque cause que ce soit, et ce, depuis la Révolution. Par ailleurs, ces noms n'ont plus aucune visibilité, ils sont soustraits au regard des générations présentes et futures. Encore une fois, l'histoire est masquée, voire défigurée. Toute responsabilité vis-à-vis de celle-ci est niée.

Dans la commune voisine de Wintzenheim, les noms des morts de la Grande Guerre ont été enlevés, sans distinction apparente, en 1940. Après la victoire, nul n'a exigé que les plaques soient à nouveau fixées. Là encore, la communauté villageoise se reconstitue et cimente son unité recouvrée sur l'effacement et l'oubli. "L'apaisement, nous dit-on, fut à ce prix."

La déréliction du grand espace vide et nu du cimetière de Wintzenheim témoigne d'une certaine modalité du rapport aux Juifs qui, déchirant la trame d'une convivialité qu'ils avaient partagée, inscrit symboliquement au coeur de cette bourgade surtout catholique une volonté d'expulsion, voire d'assimilation. Jusqu'en 1997, toutes les lettres adressées à la municipalité, aux archives, à la Société d'Histoire se sont heurtées à une fin de non-recevoir. Mes interlocuteurs m'ont répondu avec politesse et bienveillance qu'ils ignoraient tout des faits que j'évoquais. Amnésie ? Silence dilatoire ? Rien ne m'autorisait à porter un tel jugement. Mais j'appris progressivement que c'étaient des habitants de Wintzenheim, requis par la levée en masse (Volksturm), qui avaient descellé les pierres tombales avant que de les briser.

Lors des ultimes combats de la Poche de Colmar, les autorités civiles et militaires nazies firent appel à tous les hommes valides et à des femmes pour creuser des tranchées (Schanzarbeiten für die angeordneten Bauvorhaben im Westen) et pour construire des défenses anti-chars. Il s'agissait notamment d'ériger, avec des grumes de deux mètres de haut, des obstacles que l'on remplissait de pierres. A Wintzenheim, comme le rappelle un édile de l'époque (10), on n' "hésita pas à se servir des monuments funéraires juifs du cimetière pour les placer sur les routes". Il fallait à tout prix "stopper l'avance des Alliés pour permettre à la Wehrmacht une retraite éventuelle vers Rouffach, centre de ralliement". Les nazis exigeaient que la population luttât, avec l'énergie du désespoir, jusqu'au dernier homme contre l'ennemi. "Stehen, halten, kämpfen... ist rücksichtslos durchzusetzen", "Faire front, tenir bon, combattre... voici ce qu'il convient de mettre en pratique coûte que coûte." A cette fin, une large fraction de la population fut requise pour creuser des tranchées et construire des barrages anti-chars. Pour remplir ceux-ci, plus de quatre cents tombes juives furent descellées et brisées.

Par la suite, je découvris que ces défenses anti-chars n'avaient pas eu à servir, la localité ayant été libérée sans que des combats se soient déroulés à proximité des carrefours ainsi défendus. Quel avait été le destin de ces pierres une fois la paix revenue . La seule réponse que je pus obtenir était qu'elles étaient "parties à la décharge". Au-delà, je me heurtais à un mutisme total. Pour rompre le mur du silence, je mis à profit une réunion avec des responsables de la Société d'Histoire de Wintzenheim et des anciens combattants et incorporés de force, consacrée à l'histoire des monuments de la commune, pour dénoncer l'amnésie collective et récuser le "tabou". Après tout, les Juifs avaient fait partie, des générations durant, de la collectivité villageoise, et participà à ses heurs et à ses malheurs. Mon grand-père mort sur le front russe lors de la Première Guerre mondiale était, lui aussi, un "incorporé de force". Je dénonçai avec insistance la dérobade. Alors les langues se délièrent : les pierres avaient été transportées à "la décharge", dans une carrière située à quelques kilomètres de là, à Wettolsheim. Les habitants du bourg, comme ceux de Wintzenheim n'avaient pas hésité à s'y rendre pour "se servir". Certains les utilisèrent pour daller les allées de leur jardin, d'autres pour les intégrer dans les murs d'une bâtisse en construction, d'autres encore pour élever un muret au bas de leur vigne...

Retrouver à Wettolsheim certaines de ces pierres, à l'ancienne décharge (Leimengrube) ou réemployées, pourrait, pensions-nous, combler un peu le vide béant. A cela s'ajoutait que la présence juive dans ce village du vignoble était aussi ancienne qu'à Wintzenheim, et qu'au 18ème siècle s'y était déroulé un épisode tragique qui resta longtemps présent dans la mémoire des Juifs d'Alsace. En 1754, Hirtzel Levy, Juif de Wettolsheim, fut faussement accusé et convaincu d'un vol dans la maison d'une habitante de Houssen. Il fut condamné à mort par le bailli de Ribeauvillé ; la sentence, confirmée par le Conseil Souverain d'Alsace, fut exécutée le 31 décembre 1754. En septembre de l'année suivante, le Parlement de Metz reconnut l'erreur judiciaire et réhabilita Hirtzel Lévy, qui avait "subi vif le supplice de la roue". Ses présumés complices, parmi lesquels se trouvait "Meneke", le préposé à l'abattage rituel de Wettolsheim, furent libérés de leur geôle. Ce qui frappe à la lecture d'un récit rédigé en judéo-alsacien une dizaine d'années après les événements, que Simon Schwarzfuchs a retrouvé à la Bibliothèque Universitaire de Strasbourg, publié et traduit (11), c'est la précarité de la condition juive et la versatilité des villageois. Alors que les accusés sont des figures familières qui arpentent quotidiennement les rues du bourg, dont chaque enfant connaît le surnom, et dont l'intégrité est reconnue par tous, dès qu'ils furent mis en cause, les voisins et les habitants de la campagne proche n'hésitèrent pas à croire en leur culpabilité.

Oserais-je ajouter que ce sont les rues de ce bourg aujourd'hui cossu, que mon arrière grand-mère, femme d'une extrême piété, arpentait jadis. Elle était affublée du sobriquet de "Gchér Aechter", "Esther, la vaisselle". En effet, elle allait de maison en maison pour vendre les pots, les tasses, les assiettes, qui étaient empilés dans une étroite charrette en osier tressé, celle-là même que les paysans utilisaient pour passer entre deux rangées de vignes.

Je me résolus à adresser plusieurs lettres au maire de Wettolsheim pour le sensibiliser à ma recherche, lui expliquer que son intérêt dépassait pour moi le cadre strictement universitaire, et pour solliciter son aide pour retrouver des tombes. N'ayant pas obtenu de réponse, je lui écrivis peu avant la Toussaint de 1997 : "Monsieur le maire, je me permets de vous écrire une derni-re fois, en désespoir de cause, en cette proximité de la "fête des morts" qui vous rendra peut-être sensible à ma quête. Il s'agit pour moi de pouvoir rentrer en contact avec un "patrimoine mémoriel" ; ces tombes – dont celles de trois générations des miens – sont les rares témoins d'un monde englouti. Je voudrais pouvoir les retrouver et déchiffrer leur message." A peine plus d'une semaine plus tard, l'édile m'écrivit que ses efforts n'avaient pas abouti : "Je ne peux que vous réitérer mes regrets, étant donné que malgré de nombreuses relances auprès de nombreuses personnes susceptibles de me renseigner, dans le sens souhaité pour votre démarche, je ne peux avec vous que constater le "désert" dans le domaine qui vous préoccupe particulièrement." Il est difficile aujourd'hui de retrouver à Wettolsheim la trace de tombes réutilisées, car le passant n'y a toujours pas accès, ou encore a du mal, lorsqu'il s'agit de murets bordant les vignes, à repérer avec certitude la tranche d'une pierre intégrée dans une construction. Cependant, nous avons découvert des tombes recouvrant deux murs encadrant la pente qui, au bas d'une maison, mène au garage : elles sont scellées, la face gravée tournée vers le bas, si bien qu'elles ne peuvent être lues ni déchiffrées. S'agit-il de pierres tombales juives ? Le propriétaire a toujours refusé de nous répondre. Sur la tranche de l'une d'entre elles on peut lire le nom d'un tailleur de pierre : "Rudloff Wintzenheim". Plus loin, il semble que l'une ou l'autre marche qui permet d'accéder à une vigne qui grimpe sur la colline est bien la base d'une pierre tombale.

Plusieurs pistes de réflexion semblent s'imposer à l'issue de ce travail.

Les tombes de l'ancien cimetière israélite de Mulhouse qui ont été rassemblées
en un monument auquel on a donné la forme d'une pyramide.
Tout d'abord, il s'agit moins de constater la dégradation et le délitement de la mémoire que d'être attentif aux modalités de sa recomposition et de sa reconstruction. L'éradication jusqu'au souvenir de celui qui était mort au combat afin de sauver la patrie allemande témoigne de l'enfermement du Juif dans une essence maléfique dont il ne peut, quoi qu'il fasse, s'évader. Même la "croix de fer" qui lui fut décernée ne pouvait assurer son salut. Comme le souligne Maurice Halbwachs dans La mémoire collective (12) , la mémoire de l'individu comme celle de la communauté, confrontée à l'urgence du moment et aux sollicitations de l'immédiat, a besoin de points d'ancrage pour être à même de reconstruire un passé qui s'estompe. Mais elle ne sollicite que certains épisodes, ne rappelle que certaines actions, dont l'évocation est pertinente par rapport aux défis du présent. Ce choix arbitraire, qui écarte résolument ce qui risque de déranger l'entreprise de légitimation du pouvoir présentement en place, témoigne d'une instrumentalisation de la mémoire. Une lecture du passé s'impose, qui ne souffre pas de divergence ; les souvenirs doivent rentrer dans le rang, et toute mémoire dissidente, voire même déviante, est refoulée. Une nation, une cité ne font figurer sur le mémorial que ce qui est compatible avec les valeurs qu'elles entendent transmettre, que ce qui doit susciter une adhésion collective. Le monument témoigne de la volonté de commémorer, mais également, par ses silences, du désir d'occulter et d'oublier. Il fait partie, avec les plaques, les noms de rue, les fêtes et les rites commémoratifs, de tout un dispositif mémoriel qui convoque le passé avant tout pour légitimer le pouvoir en place et pour conforter sa vision de l'avenir.

Les régimes totalitaires, dans leur prétention à donner naissance à une ère nouvelle, radicalement séparée du monde antérieur abhorré, s'abandonnent à une frénésie iconoclaste. Ne doit être gravé dans la pierre que ce qui doit être arraché à l'usure du temps et s'affranchir de la mort. Les hauts faits de ceux qui ont lutté pour l'avènement de l'ordre nouveau sont autant de références légitimatrices, le souvenir de leur sacrifice doit être exalté. Mais celui de leurs ennemis ne mérite pas la survie. Bien au contraire, afin de répondre à l'obsession de la purification, leur trace doit être éradiquée, afin de reconstruire un passé, où nulle place ne leur est concédée. Ceci prélude à leur annihilation, qui se trouve ainsi justifiée. Le retour de l'Alsace à l'Allemagne en 1940 fut célébré comme un moment fondateur, où toute marque qui témoignait de plus de vingt années "d'occupation française" devait être immédiatement effacée. Les nazis et leurs collaborateurs privilégièrent avec un zèle intempestif la recherche et la destruction de la moindre mention d'une présence française et d'une présence juive.

Ainsi que l'a souligné Maurice Halbwachs, (13) c'est en fait leur "dessein" que les hommes inscrivent dans la pierre – même quand ils convoquent les morts. C'est ce projet commun qui se trouve remis en cause quand ils décident de détruire un monument, et de reconstruire, ailleurs, une autre mémoire de pierre. En retirant du regard, après la Seconde Guerre mondiale, les noms de tous ceux qui étaient tombés, la cité rétablit un consensus qui masque la complexité des itinéraires et qui mutile l'histoire. Elle en arrive à éluder toute responsabilité devant celle-ci.

Il importe également d'appréhender les significations multiples du vandalisme, de l'acte de s'en prendre aux tombes juives. Arracher et briser des pierres, ou encore les utiliser pour un usage profane, témoigne du non-respect de la dignité que notre culture reconnaît aux morts. Mais, au-delà, il s'agit d'atteindre les vivants, de les blesser, d'attenter à leur dignité d'hommes.

Jusqu'à la Révolution française qui confère aux Juifs d'Alsace les droits et les devoirs de la pleine citoyenneté et jusqu'à leur intégration sociale progressive au cours du 19ème siècle, ils furent considérés essentiellement comme des intrus et des impies. Leur statut est celui du "paria" tel que Max Weber le définit dans le Judaïsme antique, qui n'a pas le droit d'habiter sous le même toit que les chrétiens, de s'établir dans une nouvelle localité, d'y acquérir un immeuble, d'avoir une domestique chrétienne, "d'entretenir des synagogues sous menace de leur destruction immédiate" (14) . Alors que les notables d'Horbourg dénoncent en 1723 ces "sangsues du Peuple" qui ne cessent de se "multiplier" (15), les habitants de Zimmerbach, à trois kilomètres de Turckheim, vont jusqu'à refuser l'eau au seul Juif du village. Les rapports de visites pastorales les mettent sur le même plan que les blasphémateurs et les pécheurs publics (16). Les Juifs deviennent progressivement des "étrangers" selon l'acceptation de Georg Simmel, c'est-à-dire l'autre le plus proche présent à l'intérieur de la cité, avant que de "s'intégrer" et de s'inscrire dans la trame de l'existence villageoise. Ils sont alors "nos Juifs" (unseri Jude). Dans la deuxième partie du 19ème siècle, leur différence peut, à tout moment, être dénoncée comme un stigmate. Jusqu'à la veille de la seconde guerre mondiale, les enfants arpentent, durant la Semaine Sainte, les rues du bourg pour recueillir des sarments afin de brûler Judas et le Juif éternel ("Hawele, Hawele for de ewig Jud verbranne !").

Pour ces Juifs le cimetière signifie un point d'ancrage dans le paysage humain autant que dans l'espace villageois. De plus, pour le judaïsme, c'est une obligation contraignante que de laisser les morts reposer en paix, de veiller au respect de leur intégrité. Aussi les tombes ne sauraient-elles être ni déplacées ni transformées. Parmi les différentes connotations qui se rattachent aux termes en judéo-alsacien que les Juifs utilisent le plus souvent pour désigner le cimetière "Bäjs Aulem", "la Maison de l'Eternité" ; "Güt Ort", "le Bon Lieu" ; "Bäjs Hajem", "la Maison de la Vie") il y a incontestablement une dimension de familiarité et de sécurité. Ils désignent un havre définitif ou règnent la sérénité et une attente confiante. Les Juifs d'Alsace vont se recueillir sur les tombes de leurs proches une fois par an, dans la période des Grandes Fêtes de la "Convocation d'Automne". Il s'agit pour eux, au-delà de la dimension émotionnelle, d'attester de leur fidélité, de s'inscrire dans la continuité d'une tradition telle qu'elle s'est exprimée dans le vécu de ceux qui les ont précédés.

Aujourd'hui encore, dans certains bourgs d'Alsace comme en Pologne, c'est par le vide et par l'absence que les Juifs impriment leur marque dérangeante, insupportable parfois, dans la mémoire par trop simplificatrice et consensuelle de la geste villageoise. Les Juifs de Radom, dont Robert Bobber a voulu retrouver la trace, hantent les rues de la cité où tout le monde prétend les avoir oubliés, et dans une bourgade proche une place demeure dèsespérément vide : c'est là que se trouvait l'ancien cimetière juif. Les habitants ont descellé les pierres et les ont retournées pour paver l'entrée du cimetière chrétien.

Pour mieux comprendre le fait que des villageois, des voisins, se soient servis sans vergogne des pierres tombales, il n'est pas sans intérêt de rappeler le témoignage d'un historien originaire de Wintzenheim : en 1940, sa grand-mère est très étonnée lorsque son fils rentre à la maison avec une belle poêle en cuivre qui appartenait à leurs voisins juifs. Devant sa réprobation, il lui rétorqua : "il vaut mieux qu'elle soit chez nous". Et que dire face à la réponse "désarmante" que ce vigneron fit en 1945 à son ami d'enfance juif qui lui reprocha d'avoir utilisé des pierres du vieux cimetière de Hatstatt pour retenir la terre de sa vigne : "Mais je ne pensais pas que vous reviendriez !". Des anciens voisins du cimetière juif de Colmar nous ont rapporté avoir vu, après 1940, des marbriers venir se "servir" : ils ont descellé des pierres tombales afin "de les repolir et d'y mettre une croix".

Il semble bien qu'une partie de ceux qui sont censés savoir se réfugient dans un silence qui les met à l'abri de tout questionnement. Bonne conscience ? Lâcheté ? Nous ne pouvons privilégier aucune interprétation sans céder à l'arbitraire. Un ancien incorporé de force, avec qui nous évoquions à la fois la disparition des pierres tombales et l'éradication des noms sur le monument aux morts n'hésita pas à déclarer : "Tous l'ont vu, mais personne ne sait rien." "Réussir le Haut-Rhin" comme le proclame le Conseil Général est une tâche exaltante, dont nul ne saurait mettre en cause la nécessité... Mais ce que nous enseigne la tragédie grecque, c'est que le passé refoulé, dénié, rôde dans les rues de la cité et finit par ressurgir pour empoisonner l'atmosphère. On ne pourra pas réussir l'Alsace sur une histoire tronquée.


Judaisme alsacien

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