MOTION EN FAVEUR DES JUIFS
Abbé Henri GRÉGOIRE (suite et fin)


La multiplication des Juifs

Tout prouve qu'il est aussi injuste qu'impolitique de laisser les Juifs végéter dans leur dégradation actuelle; tandis que nous accusons le luxe d'enlever des bras aux compagnes, nous conservons chez nous une nation à qui nous interdisons l'agriculture, qui n'ayant pas la permission de nourrir la patrie ni de la défendre, consomme sans reproduire, et consomme d'autant plus, qu'elle n'a guère d'autre principe de dépopulation que la mort naturelle, attendu que les individus livrés à un genre de vie assez uniforme, éprouvent rarement les crises violentes, qui chez les autres nations ruinent souvent les santés les plus robustes.

Pour obvier à leur excessive multiplication, les chasserez vous ? Cet expédient fut jadis usité très souvent; mais si la France les rejette de son sein, et que l' Allemagne ne veuille pas les recevoir, ils seront donc forcés de se précipiter dans le Rhin, parce qu'ils n'auront pas seulement la liberté de gémir sur les rives de ce fleuve? Je ne connais pas d'homme pour qui la terre n'ait été créé, et si après avoir vécu sous la protection des lois sur le sol qui me vit naître, je n'y ai pas acquis le droit de patrie, qu'on me dise ce qu'il faut pour l'obtenir. Français, qui que vous soyez, pourriez-vous produire des titres ? Les Juifs sont ils coupables? punissez-les; sont-ils vicieux ? corrigez-les; sont-ils innocents? protégez-les, mais vous n'avez pas le droit de leur ravir le droit imprescriptible qu'ils tiennent de la nature, celui d'exister sur la terre hospitalière qui les reçut à leur naissance.

La peine du ban est encore un des usages également anciens et barbares, ainsi que le droit d'aubaine; mais en sera-t-il de celui-là comme de la torture; nous autres Français serons-nous les premiers à dévoiler l'abus, les derniers à le réformer ? Si l'Espagne appauvrie au milieu de ses richesses eut connu ses vrais intérêts, ses campagnes s'embelliraient présentement sous les mains de quatre cent mille Juifs qu'elle en expulsa il y a trois siècles, et dont quelques-uns, réfugiés en France, firent fleurir le commerce de Bayonne et de Bordeaux, où ils établirent les premières banques. Depuis on a vu les Juifs chassés d'Anvers et du Brabant par le duc d'Albe, porter leur numéraire dans un pays voisin, où la liberté avait établi son empire, et accroître les richesses d'Amsterdam et des autres villes de la Hollande.

Demandes restrictives formulées dans les cahiers

Quelques députés des trois provinces mentionnées m'objecteront peut-être, que la plupart de leurs cahiers forment contre les Juifs des demandes restrictives, et s'opposent à ma motion; j'espère que ma réponse paraîtra péremptoire. Je demande si jamais aucune loi civile pourrait sanctionner des principes contraires à cette loi éternelle, qui place sur le globe tous les enfants du père commun, avec l'inviolable faculté d'y vivre, en se conformant aux lois des états politiques qui les englobent. Vous me parlez de vos cahiers; on sait depuis longtemps que la lettre tue, et si aux moyens proposés par nos commettants, pour réprimer les usures des Juifs, nous pouvons en substituer de plus efficaces, nous inculperont-ils d'avoir fait le mieux, lorsqu'ils exigeaient seulement le bien ?

Mais, nous dit-on, si vous donnez aux Juifs le droit de citoyens, les étrangers afflueront de toutes parts, et inonderont le pays. La réplique est simple ; vous ne les recevrez pas, il vous suffira de travailler à rendre les régicoles meilleurs et plus heureux.

Mais, ajoute-t-on, la bienveillance que vous réclamez envers les Juifs leur sera funeste ; une haine invétérée va faire ruisseler le sang hébreu ; vous risquez de les faire égorger tous. J'avoue qu'ici mon cœur se déchire. Et quels sont donc ces animaux féroces que vous dites altérés du sang de leurs frères ? Faut-il l'avouer en frémissant ou en rougissant ? Ce sont des hommes qui osent se dire Français, qui osent surtout se dire chrétiens. Qu'alors le glaive des lois étincelle sur la tête des coupables, pour réprimer des attentats également lâches et cruels; qu'alors le glaive de la justice soit dirigé contre les monstres dévorés du besoin de nuire. Ceci amène la réflexion suivante. C'est qu'il est intéressant de préparer les chrétiens à la réforme du peuple juif ; un devoir spécial de nous, ministres des autels, lévites du Dieu de paix, c'est de parler en leur faveur à nos ouailles dans les écoles publiques, et sur les degrés du sanctuaire.

Les Juifs et l'usure

En parlant des Juifs, il faut nécessairement parler de l'usure, car ces idées fraternisent depuis longtemps; leur génie calculateur inventa dans le moyen âge les lettres de change, utiles pour protéger le commerce et le faire fleurir dans tous les coins du globe; mais ce bienfait fut contrebalancé par les maux que causa leur rapacité, car il faut l'avouer, ce vice a depuis longtemps gangrené le peuple hébreu. Cependant si les Juifs devenus courtiers de toutes les nations, ont si souvent sacrifié la probité à l'avarice, les gouvernements doivent s'accuser de les avoir conduits à ces excès. En leur ravissant tous autres moyens de subsister, ils ont courbé ce peuple sous le joug de l'oppression la plus dure; en l'accablant d'impôts, en lui interdisant l'exercice des arts, ils ont limité son travail, lié ses bras, et l'ont forcé à devenir commerçant, car il ne l'est que depuis la dispersion. On parle des flottes marchandes de Salomon, mais on ne peut en citer d'autres ; le génie d'un grand prince les avait créées, et l'on ne voit aucun de ses successeurs continuer son ouvrage. Il y eut toujours chez les Hébreux peu de circulation, peu d'échanges. Leur loi paraît presque opposée à l'esprit du commerce, et tant qu'ils eurent une forme de gouvernement, bornés à la culture d'un territoire fertile, ils négligèrent le commerce quoiqu'ils habitassent un pays maritime, et pourvu d'excellents ports.

Les Juifs actuels étant bornés à un trafic de détail, la nécessité les force presque à suppléer par la fourberie au gain modique d'un commerce subalterne ou de l'agiotage, car quand on a faim et soif, qu'on est destitué de tout secours, qu'on entend les cris touchants d'une famille nombreuse qui implore des secours, il faut voler ou périr. Amenez sur la scène vos Brahmes tant vantés, et ces paisibles Otahitiens, interdisez-leur tout moyen de subsister que par un commerce dont les gains sont modiques, quelquefois nuls ; lorsque la souplesse et l'activité ne pourront subvenir à des besoins impérieux et toujours renaissants, bientôt ils appelleront à leur secours l'astuce et la friponnerie. Le comble de l'injustice est donc de reprocher aux Juifs des crimes que nous les forçons à commettre. J'ai développé dans mon ouvrage l'insuffisance des moyens employés jusqu'ici pour enchaîner l'usure, j'en ai proposé de nouveaux, qui m'ont paru plus efficaces, et que j'aurai l'honneur de présenter, si on l'exige; mais le plus puissant, c'est de diriger le caractère de ce peuple vers un autre objet que le commerce, de lui donner une tendance contraire, et de lui montrer la fortune dans les chemins de l'honneur. Cette réforme à la vérité n'est pas l'ouvrage du moment, car on ne change pas le caractère d'un peuple comme l'uniforme d'un corps militaire. La marche de la raison n'est sensible qu'après un laps de temps considérable ; mais le Juif ayant devant les yeux notre éducation, notre législation, nos découvertes qu'il va partager, l'assemblage de tous ces moyens imprimera un mouvement universel, ébranlera tous les individus, entraînera même les rénitents ; bientôt chez ce peuple à mœurs hétérogènes, la raison recouvrera ses droits, le caractère recevra une nouvelle empreinte, et les mœurs une réforme salutaire.

J'ai ouï demander quelquefois s'il ne fallait pas leur interdire tout commerce ; ce serait l'équivalent d'assassiner des malheureux privés tout à coup du seul moyen qui leur reste pour avoir du pain.

Les métiers juifs

Faudrait-il les agréger au corps des marchands ? Cette question qui, dans plusieurs tribunaux, a causé des débats fort aigres, eût été facilement décidée, si on n'avait consulté que la raison et l'humanité ; celle-ci aurait invoqué la commisération en leur faveur, et l'autre aurait fait leur apologie; elle aurait allégué leur soumission aux puissances, leur résignation dans l'infortune, leur activité dans tout ce qui s'appelle commerce de détail ; avec autant de patience, de sobriété et d'économie que les marchands arméniens, ils ont plus de sagacité pour épier et saisir l'occasion. Dans notre pays il y a des branches de commerce, des manufactures abandonnées ou languissantes, et l'on supplée à l'impéritie ou à la paresse nationale, en important de chez l'étranger. Voilà de vraies mines d'or, que les Juifs industrieux pour tout ce qui est lucratif sauraient exploiter.

Outre l'avantage de leur fournir des occupations et des moyens d'exister, pour peu qu'ils fussent encouragés par le ministère, bientôt ils feraient baisser le prix des marchandises importées et empêcheraient le numéraire de passer chez l'étranger.

On ne trouve chez nous que peu de Juifs artisans ou artistes. Dira-t-on que c'est faute d'aptitude ? On en voit souvent signaler leur adresse dans la gravure en creux, et la Prusse s'honore actuellement de posséder le célèbre médailleur Abrahamson. En Orient, ils sont teinturiers, ouvriers en soie ; au Maroc, et sur les côtes de l'Afrique, où le commerce a peu d'activité, ils exercent tous les métiers ; lorsque dégagés d'entraves les Juifs seront au pair avec les chrétiens, et que l'autorité les protégera dans leurs ateliers, il en résultera une rivalité qui éclairera les arts, perfectionnera l'industrie, et maintiendra le bas prix pour s'assurer la concurrence dans le débit.

La fin des ghettos

Presque partout on assigne aux Juifs des quartiers où ils n'ont la liberté de s'étendre qu'en hauteur. Cet usage admet peu d'exceptions, surtout en Italie, où plusieurs villes les enferment tous les soirs dans le ghetto. Isoler ainsi les Juifs, c'est alimenter la haine des chrétiens, en lui montrant son objet d'une manière plus précise. D'ailleurs c'est dans ces tristes réduits que fermente sans cesse un air pestilentiel, et très propre à répandre, ou même à causer des épidémies; c'est là que les Juifs sont toujours un peuple à part, un état dans l'Etat; c'est là qu'ils concentrent leurs préjugés; ces préjugés s'enracinent d'autant plus, qu'ils sont soutenus par l'exemple et l'enthousiasme, car l'enthousiasme et l'exemple agissent par le rapprochement des individus. Lorsque ensuite on veut détromper un peuple égaré par ces deux voies, on a meilleur compte à le prendre en détail qu'à travailler sur une quantité réunie.

La conséquence à inférer de cet article est d'accorder aux Juifs la liberté de s'établir indistinctement dans tout le royaume.
Donnons-leur des relations permanentes avec tous les citoyens, et bientôt une douce sensibilité les attachera à tout ce qui les entoure.

Mais il est une observation qui se place naturellement ici. Les Juifs de Metz ont beaucoup de dettes. La liberté indéfinie de s'établir ailleurs diminuera infailliblement cette communauté. Serait-il juste que la masse des dettes tombât sur ceux qui resteraient ? Non ; tous sont solidaires, et sans doute votre sagesse soumettra au paiement de leur quote-part les émigrants du quartier.

Des Juifs soldats

Qu'on ne soit pas surpris si d'un Juif je veux en faire un soldat. Ceux de Paris et de Bordeaux sont entrés avec empressement dans la milice bourgeoise, plusieurs même ont été élevés au grade de capitaine. Ne croyons pas qu'ils dussent se refuser longtemps à manœuvrer le jour du Sabbat. Déjà dans le Talmud et dans Maimonides, l'aigle de leurs docteurs, on a trouvé deux passages qui le permettent formellement, et les journalistes juifs de Berlin se sont empressés de tranquilliser sur cet article la conscience de leurs frères enrôlés par l'Empereur au nombre d'environ trois mille.

Les gens à préjugés ne leur supposent pas même le germe de la valeur, et les regardent comme de vils esclaves, parmi lesquels on trouverait à peine un Spartacus. Mais cette nation si belliqueuse, sous les princes asmonéens; cette nation, qui vaincue par Pompée, conquit l'estime de son vainqueur; qui dans la guerre contre Mithridate, força la victoire à se déclarer en faveur des légions romaines ; qui au dixième aida les chrétiens à chasser les brigands, dévastateurs de la Bohême; qui en 1346 fortifia dans Burgos, et résista à Henri de Transtamar, assassin de son souverain légitime; cette nation qui a fourni un habile général au Portugal, un commodore à l'Angleterre, qui dans le siècle dernier s'est distinguée à la défense de Bude et de Prague assiégés, qui brilla à l'attaque du port Mahon, serait-elle indigne de marcher sous les drapeaux français ?

Des Juifs cultivateurs

On demandera sans doute s'il faut aussi les rendre cultivateurs; je voulais arriver là. Jamais peuple ne fut plus occupé d'agronomie que les Israélites en Palestine; c'est la remarque du judicieux Fleury. Ainsi la possibilité de les ramener à leur goût primitif est prouvée par le fait. Sans sortir de l'Europe, nous trouvons en Lituanie des Juifs livrés au labourage. Que les

travaux rustiques appellent donc l'Hébreu dans nos champs, jadis arrosés du sang de ses pères, et qui désormais le seront de ses sueurs. Des domestiques chrétiens pourront seconder son travail et rectifier sa maladresse; bientôt stimulée par l'intérêt, ses bras qui ont déjà la souplesse, se fortifieront par l'exercice, et cet avantage physique en amènera pour les mœurs un plus précieux, puisque le premier des arts est encore le premier en vertu.

Une conséquence de ce système est la permission d'acquérir, car jamais la terre n'est si bien cultivée que par les mains du propriétaire. La liberté qui féconde les rochers de l'Helvétie fertilisera des champs cultivés par des mains libres. Le droit d'acheter des possessions terriennes, attachera le Juif au local, à la patrie, et le prix des immeubles croîtra par la multiplication des acheteurs.

L'éducation

Les Juifs de Nancy demandent le droit de fréquenter nos collèges, nos universités, d'aspirer aux grades ; et pourquoi, messieurs, leur fermerions-nous la porte de nos lycées, de nos sociétés littéraires ? L'Académie des sciences ne s'est-elle pas honorée, en inscrivant un nègre sur la liste de ses correspondants ?

Espérons peu toutefois de l'homme adulte, son pli est formé, ou il va nous échapper. Emparons-nous de la génération qui vient de naître, et de celle qui court à la puberté. Que cette jeunesse ait part à l'éducation des diverses classes sociales, que de sages instituteurs aimant sans partialité leurs élèves chrétiens ou juifs, établissent entre eux cette cordialité qui préviendra les explosions de la haine, et que le foyer de l'émulation développe des talents auxquels la voix publique doit ensuite décerner des Couronnes.

La nation juive, apte à tout, compte des écrivains célèbres ; elle vient de perdre un homme de génie, dont la place n'est pas vacante. Bloch, Hertz, Bing, et d'autres écrivains juifs, sont sur les rangs pour remplacer Mendelssohn.

L'admission aux emplois publics

Cent fois on m'a demandé si je réclamerais pour les Juifs l'admission aux emplois publics, voici ma réponse. Dans les quatre premiers siècles ils n'étaient point exclus des charges civiles et militaires ; chez les princes musulmans ils atteignent quelquefois aux postes les plus éminents du ministère et de la finance. Au Maroc, surtout, on en voit se pousser à la cour et remplir les ambassades. Nous ne citerons que le fameux Pacheco mort à La Haye en 1604. Dans le même siècle deux Juifs furent en Hollande, résidents des cours de Portugal et d'Espagne; quelques-uns ont été même en faveur à la cour de Rome. Le XIIe siècle nous montre un rabbin Jehiel, surintendant de la maison et des finances du pape Alexandre III. Voilà ce qui s'est fait; voyons ce qu'il faut faire.

Des lois précises doivent régler l'exercice du pouvoir exécutif confié au chef de la nation. Serait-il prudent de lui laisser la faculté indéfinie de nommer arbitrairement à toutes les places, de conférer tous les grades, de distribuer toutes les grâces ?
L'exemple de l'Angleterre a depuis longtemps marqué l'écueil. Sous un prince ambitieux ou faible, la cour serait bientôt un antre de corruption, où des courtisans, des maîtresses, des êtres vils dans tous les genres, se disputeraient les dépouilles de l'État;
il faut donc par des règlements sages désespérer la rapacité et l'intrigue. Le prince le plus éclairé, comme le plus vertueux, est susceptible des erreurs qui sont l'apanage de l'humanité ; il peut s'égarer dans ses choix, il faut donc éclairer sa vertu, et vraiment, messieurs, aurez-vous déclaré que tous les citoyens sont admissibles à toutes les places les plus éminentes, vainement le pouvoir exécutif aura-t-il publié vos arrêtés, si vous ne prenez des moyens pour assurer l'exécution de vos décrets; sans cesse on verra la bassesse envahir la place du mérite. Mais lorsque enfin elle ne sera occupée que par les talents et les vertus, que risquerez-vous d'ouvrir aux Juifs toutes les voies qui font éclore les vertus et les talents, et de les admettre aux offices qui ne pourront aucunement influer sur l'exercice de la religion catholique ?

Peut-être serait-il prudent de modifier et de restreindre cette faculté pendant quelques années; l'éducation et la législation n'atteignent jamais leur but, qu'en adoptant une marche graduelle, réglée sur les circonstances. Ce but est souvent manqué, parce que les méthodes et les lois ne sont pas adaptées au génie national, ou parce qu'on n'a pas préparé le génie national à les recevoir, et l'édit de Joseph II a le défaut de franchir les intermédiaires. Il faut disposer les esprits, pour diriger les cœurs, répandre des livres et des idées préparatoires, faire concourir les rabbins à cet ouvrage, électrifier le Juif par des grâces et des récompenses qui en feront espérer et mériter d'autres, jusqu'à ce qu'on parvienne à les fondre dans la masse nationale, au point d'en faire des citoyens dans toute l'étendue du terme.

Le droit d'autonomie

Ici se présente la question, s'il faut laisser aux Juifs le droit d'autonomie, comme ils l'avaient dans les quatre premiers siècles à la faveur de la politique romaine, qui s'attachait les peuples vaincus, les municipes, en leur laissant leurs lois et leurs usages.
La difficulté pour les Juifs provient de ce que chez eux la religion englobe toutes les branches de la législation jusqu'aux moindres détails de police ; leur Sanhédrin jugeait les causes ecclésiastiques et civiles.

Pour résoudre la question, distinguons dans leur loi ce qui tient essentiellement au culte de ce qui n'est qu'objet de jurisprudence civile et criminelle ; ce sont des choses très séparables. Accordons aux Juifs entière liberté sur le premier article, et dans tout ce qui n'intéresse pas les biens et l'honneur des citoyens; mais qu'en tout le reste ils soient soumis aux lois nationales. S'ils croient nécessaire d'avoir des rabbins (à Metz ils s'en passent depuis plusieurs années), que ces docteurs et tous autres préposés, nés ou naturalisés Français, aient pris des grades dans nos écoles publiques; laissons-leur le régime intérieur des synagogues, avec droit de sentence dans ce qui concerne nûment le culte religieux; mais sans aucune relation à l'état civil; c'est abusivement qu'en Alsace, comme dans quelques états d'Allemagne, on permet aux rabbins d'exercer les fonctions de notaire, de juger les causes pécuniaires et testamentaires.

Qu'ils soient donc régis par la jurisprudence nationale, l'on se dispensera de rédiger pour eux des coutumes particulières comme on l'a fait à Metz. Leurs femmes qui n'héritent qu'à défaut des mâles, seront appelées aux successions d'une manière plus favorable ; la majorité sera fixée aux mêmes époques que chez nous. Soumis à la même répartition d'impôts et des charges publiques, les Juifs participeront aux avantages de citoyen ; ainsi point de syndic pour la gestion des affaires civiles des communautés juives ; point de communautés juives, ils seront membres des nôtres, ils seront astreints à l'idiome national pour tous leurs actes, et même pour l'exercice de leur culte, ou du moins leurs livres liturgiques seront traduits.

Un grand avantage, c'est de pouvoir appliquer les mêmes principes de réforme à toute la nation, car son caractère est identique.

Traçons un plan qui, embrassant tous les détails, emploie tous les moyens. Si l'on se borne à quelques règlements vagues, l'ouvrage de leur régénération sera manqué, on verra bientôt échouer des efforts mal combinés, et l'amour-propre intéressé à justifier la fausseté de ses moyens, rejettera le défaut de succès sur la prétendue impossibilité de régénérer ce peuple. La loi qui doit prononcer partout avec empire et précision ne doit rien laisser à une interprétation arbitraire, que la prévention et la haine rendraient toujours formidables au Juif; l'œil du ministère public doit y veiller; et fasse le ciel que les exécuteurs de ses ordres soient des hommes et non des sangsues, qui suceraient la substance de nos pauvres Israélites, et leur feraient acheter les faveurs du gouvernement.

La citoyenneté doit être accordée aux Juifs

Je n'ai pu présenter qu'en raccourci le plan et les moyens nécessaires pour rectifier ce peuple; mais les ai-je développés avec assez d'énergie pour émouvoir les cœurs, en portant la conviction dans les esprits ? Je crois avoir prouvé que la religion se concilie avec une sage politique, qui, admettant les Juifs aux avantages de citoyen, procurerait à l'Etat un surcroît de richesses et d'industrie. Puissé-je alléger les peines d'une nation infortunée, et lui procurer un défenseur plus éloquent, elle n'en trouvera pas un plus zélé.

Gens ennemis de toute innovation, ne niez pas le succès avant les tentatives. Exigeriez-vous que, dès le début, la révolution fût consommée, et que le coup d'essai fût le point de perfection? N'épiloguez pas sur de petits inconvénients; car si l'homme était réduit à n'adopter que des projets qui n'en offrissent aucun, il ne se déciderait jamais.

En peu de mots, on peut résumer les objections formées contre les Juifs. Ils sont, nous dit-on, corrompus et dégradés ; et de là on conclut, à la honte de la raison, qu'il ne faut pas chercher à les régénérer; on objecte que la chose est impossible. Et quand on répond victorieusement que la possibilité est établie par le fait des Juifs d'Hambourg, Amsterdam, La Haye, Berlin, Bordeaux, etc., et qu'une expérience infaillible anéantit toute réclamation, et lève tous les doutes, la haine et la prévention sont telles, qu'on répond en répétant des objections anéanties. Il semble que sur cet article la pauvre raison soit en possession de délirer.

On voit trop souvent des hommes de fer, qui profanent le terme de bonté ; ils ont la générosité de chérir les humains à deux mille ans ou deux mille lieues d'existence; leurs cœurs s'épanouissent en faveur des ilotes et des nègres, tandis que le malheureux qu'ils rencontrent obtient à peine d'eux un regard de compassion; et voilà à notre porte les rejetons de ce peuple antique, des frères désolés, à la vue desquels on ne peut se défendre d'un déchirement de cœur ; sur qui, depuis la destruction de leur métropole, le bonheur n'a pas lui ; ils n'ont trouvé autour d'eux que des outrages et des tourments, dans leurs âmes que des douleurs, dans leurs yeux que des larmes; s'ils ne sont point assez vertueux pour mériter des bienfaits, ils sont assez malheureux pour en recevoir ; tant qu'ils seront esclaves de nos préjugés et victimes de notre haine, ne vantons pas notre sensibilité. Dans leur avilissement actuel ils sont plus à plaindre que coupables ; et telle est leur déplorable situation, que pour n'en être pas profondément affecté, il faut avoir oublié qu'ils sont hommes, ou avoir soi-même cessé de l'être.

Depuis dix-huit siècles, les nations foulent aux pieds les débris d'Israël; la vengeance divine déploie sur eux ses rigueurs; mais nous a-t-elle chargé d'être ses ministres ? La fureur de nos pères a choisi ses victimes dans ce troupeau désolé; quel traitement réservez-vous aux agneaux timides échappés du carnage, et réfugiés dans vos bras ? Est-ce assez de leur laisser la vie en les privant de ce qui peut la rendre supportable ? Votre haine fera-t-elle partie de l'héritage de vos enfants ? Ne jugez plus cette nation que sur l'avenir; mais si vous envisagez de nouveau les crimes passés des Juifs, que ce soit pour déplorer l'ouvrage de nos aïeux. Acquittons leurs dettes et la nôtre, en rendant à la société un peuple malheureux et nuisible, que d'un seul mot vous pouvez rendre plus heureux et utile.

Arbitres de leur sort, vous bornerez-vous, messieurs, à une stérile compassion ? n'auront-ils conçu des espérances que pour voir doubler leurs chaînes et river leurs fers, et par qui ?.. par les représentants généreux d'un peuple dont ils ont cimenté la liberté, en abolissant l'esclavage féodal. Certes, messieurs, le titre de citoyen français est trop précieux, pour ne pas le désirer ardemment, des nations voisines ont recueillie avec bonté les débris de ce peuple ; nous avons reçu d'elles l'exemple, il est digne de nous de le donner au reste des nations. Vous avez proclamé le roi Restaurateur de la Liberté ; il serait humilié de régner Sur des hommes qui n'en jouiraient pas; cinquante mille Français se sont levés esclaves, ils dépend de vous qu'ils se couchent libres.

Un siècle nouveau va s'ouvrir, que les palmes de l'humanité en ornent le frontispice ; et que la postérité, bénissant vos travaux, applaudisse d'avance à la réunion de tous les cœurs. Les Juifs sont membres de cette famille universelle, qui doit établir la fraternité entre les peuples ; et sur eux comme sur vous la révélation étend son voile majestueux. Enfants du même père, dérobez tout prétexte à la haine de vos frères, qui seront un jour réunis dans le même bercail; ouvrez-leur des asiles où ils puissent tranquillement reposer leurs têtes et sécher leurs larmes ; et qu'enfin le Juif, accordant au chrétien un retour de tendresse, embrasse en moi son concitoyen et son ami.

Le Décret

J'ai l'honneur, messieurs, de vous proposer un projet de Décret, dont voici la teneur.
L'Assemblée Nationale décrète, que désormais les Juifs régnicoles sont déchargés de payer le droit de protection aux villes, bourgs, communautés et seigneurs; ils ont la faculté de s'établir dans tous les lieux du royaume, d'exercer tous les arts et métiers, d'acquérir des immeubles, de cultiver des terres.
Ils ne seront point troublés dans l'exercice de leur culte ; assimilés aux citoyens, ils en partageront les avantages, attendu qu'ils en supporteront les charges.
L'Assemblée décrète en particulier, pour ceux de la généralité de Metz, qu'ils sont exempts de payer à la maison de Brancas la somme annuelle de vingt mille francs pour droit de protection.
Et comme la communauté de Metz est grevée de dettes considérables, ceux qui la quitteront pour s'établir ailleurs paieront préalablement leur quote-part de la totalité de cette dette, dont ils sont solidaires.
L'Assemblée révoque et abroge tous édits, lettres patentes, arrêts et déclarations contraires au présent décret.
Elle défend sévèrement d'insulter les membres de la nation juive, qui, tous, désirent de trouver dans les Français des concitoyens, dont ils tâcheront de mériter l'attachement et l'estime.


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Relations judéo-chrétiennes avant 1939
 
         

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