Bernard Keller

PASTEURS ET JUIFS EN
ALSACE AU 18ème SIECLE

Bernard Keller était Professeur de Théologie protestante à l'Université de Strasbourg

Deux pages contrastées

Au cours du récent colloque de Strasbourg sur les apports réciproques des Juifs et de l’Alsace, deux pages d’histoire ont été évoquées. Deux pages contrastées, qui donnent à penser, aujourd’hui encore. D’où cette méditation d’entrée : Regards croisés entre croyants.
Des regards qui se croisent. Une alternative : ou bien regards assassins qui se croisent comme on croise le fer pour atteindre l’autre et le détruire, ou bien croisée des regards en croisée des chemins, lieu de rencontre, de reconnaissance et d’échange.

Un manuscrit dans un grenier

Un élément inédit peut être ajouté au dossier des regards des uns sur les autres, regards croisés des juifs et des chrétiens d’Alsace. Il s’agit du manuscrit d’un sermon prononcé par le pasteur Jean Frédéric Oberlin le 14 février 1779. Ce manuscrit vient d’être découvert à l’occasion d’un inventaire des archives demeurées au presbytère de Waldersbach depuis l’époque de la longue activité de ce pasteur, de 1767 à 1826.

On doit d’abord mettre ce document dans la perspective de ce que nous savons des attitudes des pasteurs luthériens de la région, par rapport aux Juifs, au cours du 18ème siècle. En remontant aux origines du protestantisme luthérien, on note chez Luther deux types de discours sur les juifs (1) : ou bien la reconnaissance de la parenté des deux communautés, les "racines juives du christianisme" - c’est le Luther des années 1520 -, ou bien chez le vieux lutteur devenu méfiant et déçu par le peu d’empressement que les juifs de son temps mettent à répondre à son appel à la conversion, c’est une série d’imprécations qu’il profère en suggérant qu’on expulse les Juifs et en prônant des mesures de coercition d’une extrême violence. Deux langages, donc.

Virulence des pasteurs luthériens


Près de l'église protestante de Traenheim, la maison du pasteur.
La fenêtre du pignon s'ouvre en direction de la synagogue, en
cours d'aménagement en décembre 1722.
Le pasteur ne pouvait pas supporter cette vue.
On va retrouver cette agressivité chez des pasteurs luthériens au cours des siècles suivants, notamment en Alsace. Les recherches d’André Marc Haarscher ( 2) ont montré la virulence des attaques du pasteur Hoppensack contre les Juifs de Pfaffenhoffen, au 17ème siècle, virulence tempérée, il est vrai, par l’attitude du Consistoire qui s’aligne sur les autorités civiles (p. 247).

En passant du 17ème au 18 ème siècle, on va retrouver la même acrimonie sous la plume du pasteur Georg Heinrich Lang lorsqu’il inonde de sa prose la régence des comtes de Hanau-Lichtenberg. En 1723, il tente de faire interdire l’aménagement en synagogue d’un étage d’une maison de Trænheim appartenant à Isaac, fils de Costel (3). Voici trois échantillons d’un style "pastoral" qui lui vaudra une semonce de la part des autorités (4) :

"Je porte à, la connaissance de votre Excellence à quel point les Juifs résidant ici portent leur audace en érigeant une synagogue en ce lieu... Je suis stupéfait de leur entreprise impie... aussi j’espère que votre Excellence fera preuve du zèle de ceux qui savent que le Seigneur Jésus honorera en retour ceux qui l’honorent mais qu’il revêtira de honte et d’ignominie ceux qui le méprisent..". (Lettre du 8 janvier 1723).

Le 8 janvier 1723, le pasteur Georg Heinrinch Lang écrit au président de la Régence des Comtes de Hanau-Lichtenberg à Bouxwiller : "Eure freyherrl. Excel. auch Excel. und Hochedeleheiten gebe unterthanig zu vemehmen, was masen die hier wohnenden Juden sich unterstehen eine Synagog allhier aufzurichtend...
Ich habe mich ihres frevelhaften Unternehemens halben sehr verwundert..."
("Je porte humblement à la connaissance de Votre Seigneuriale Excellence à quel point les Juifs résidant ici portent leur audace en érigeant une synagogue en ce lieu...
Je suis stupéfait de leur entreprise impie...")

"Je lui ai dit (à Isaac) qu’il n’était qu’un fou et un grossier personnage... que j'en avais à sa synagogue du diable et que je ne pouvais pas la tolérer. [Ce qui suit est une citation d'Apocalypse, 2 :9] « ...ils sont une synagogue de Satan »" (Lettre du 18 janvier 1723).

"Je dois faire connaître à votre Excellence que l'insolence des Juifs habitant ici dépasse toute mesure... Pour le présent, je ne dirai rien de plus sur la turbulence manifestée par les Juifs le jour des Rameaux passé, quand ils ont fêté leur carnaval athée... de sorte que notre dimanche s'en est trouvé prostitué de la manière la plus honteuse.
Je laisse cela au jugement de votre Excellence. Je veux seulement lui adresser la très obéissante prière de ne pas laisser les Juifs nous monter sur la tête, ce qui arrivera si leur synagogue doit prospérer, et de mettre fin à un scandale si horrible et si honteux, attendu que j'ai déjà entendu qu'on soupirait beaucoup, dans la mesure où il y a ici des chrétiens bien disposés. Sinon, ceux qui sont dévoyés, ceux qui sont de cœur et d'esprit avec les juifs, peuvent - pour s'ébattre à leur guise - se prévaloir de la permission que les juifs ont de se livrer à leurs manifestations turbulentes." (Lettre du 24 mai 1723).


Dans l'affaire, on constate néanmoins qu'une partie des paroissiens de ce pasteur est "de cœur et d'esprit avec les juifs". Si l'on tient compte de cette mention, ainsi que de l'attitude des autorités qui conseillent au pasteur Lang de modérer ses expressions, on est amené à noter l'attitude positive d'autres protestants de la même époque.

Jean Frédéric Oberlin


Silhouette du
Pasteur J-F Oberlin
Luthérien, lui aussi, Jean Frédéric Oberlin va se situer à la pointe du combat pour le respect des juifs par les chrétiens. Après sa formation à Strasbourg, jeune pasteur, il va s'installer au Ban-de-la-Roche (5), à Waldersbach. Il y restera 59 ans, jusqu'à sa mort en 1826. Dans les vallées de la Haute-Bruche, il a peu d'occasions de rencontrer des juifs. Pourtant, ses biographes ont relevé deux circonstances au cours desquelles cet homme d'action autant que de réflexion montrera que son esprit était attentif au sens de la présence juive dans la société.

Lisons une page de son premier biographe, D.E. Stœber (6)  (1831) :

C H A P I T R E    I I.
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Traits de bienfaisance d'Oberlin envers des juifs. (*)
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Nous allons encore citer quelques traits de bienfaisance et de piété d'Oberlin. Un colporteur juif, qui fréquentait depuis des années le Ban-de-la-Roche, et qui vendait des marchandises en partie à crédit, décéda et laissa sa femme dans la misère. A peine Oberlin en est-il instruit, qu'il fait demander à la veuve la liste des débiteurs de sa paroisse, il soigne l'encaissement et paie pour ceux qui se trouvent dans l'impossibilité d'acquitter leurs dettes.
Un juif est volé et assassiné sur les hauteurs du Ban-de-la-Roche. Oberlin fait passer à sa veuve cinquante francs pendant plusieurs années de suite. Cette femme étonnée de recevoir des dons si riches du pasteur d'une paroisse si pauvre, lui fait demander ce qui peut l'y engager. Le pieux pasteur répond que sous l'ancienne alliance on tâchait d'ôter la malédiction d'un endroit où s'était commis un meurtre par des peines et des sacrifices et que dans la nouvelle alliance, il ne se croyait pas dispensé de son intercession pour sa paroisse, où s'était commis le meurtre, et qu'il faisait ses dons à la veuve indigente de la victime, en place de sacrifice.

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*) Anecdotes communiquées par M. Daniel Legrand.

Camille Leenhardt, autre biographe de Jean-Frédéric Oberlin, a recueilli ce témoignage (7) :

Un jour qu'Oberlin travaillait dans son cabinet, il entendit
une grande rumeur dans le village. Il aperçut un étranger
que presque toute la population accablait d'injures et de
menaces. Il perce la foule, de toutes parts on crie :
"C'est un juif, c'est un juif !"
et ce n'est qu'avec peine que le pasteur obtient le silence ;
il y réussit cependant et en profite pour reprocher à ses
montaganards de ne pas se montrer dignes eux-mêmes
du nom de chrétiens, qu'ils punissent si cruellement ce
malheureux de ne pas porter. Puis, chargeant sur ses
épaules le ballot de marchandises de l'étranger, il le prend
par la main, le conduit à son presbytère et le soustrait ainsi
à cette fureur aveugle.

Waldersbach d'après une gravure
du 19ème siècle. Le paysage a
peu changé depuis 200 ans mais
la maison du pasteur, à gauche
de l'église, est actuellement en
chantier pour devenir un musée
aux normes contemporaines
(vers 2002).

Ce dernier témoignage met en évidence un aspect des mentalités populaires : lorsqu'apparaît le colporteur, les phantasmes d'un antijudaïsme sans juifs s'expriment par des manifestations violentes de rejet.

A ces deux récits, on peut désormais ajouter un discours prononcé du haut de la chaire de l'église de Waldersbach. On verra que l'attitude pratique de Jean Frédéric Oberlin s'adossait à une pensée théologique solide, construite, nourrie de la Bible, "à la protestante". Voici ce texte, qui parle de lui-même (8) :

14 Février 1779. Waldersbach.
trad (9)
Texte (10) :
Je demande donc : Dieu a-t-il rejeté son peuple ? A Dieu ne plaise ! Car je suis aussi Israélite, de la postérité d'Abraham, de la tribu de Benjamin. Dieu n'a point rejeté son peuple qu'il a connu d'avance. (Epitre aux Romains XI, 1.2.)
Mes chers frères, il est si usité d'accueillir les Juifs avec mépris, de leur parler avec grossièreté et insolence, que même d'honnêtes gens ne sont souvent pas innocents à cet égard. Or quelque légère, et de quelque petite importance que cette faute puisse sembler aux yeux du monde, il n'en est pas ainsi aux yeux de Dieu.
Devant Lui, une insulte faite aux Juifs n'est pas une faute (11), une faiblesse, mais un crime que Sa Justice vengera sur quiconque s'en rend coupable. Vous en serez convaincus si vous pesez avec moi attentivement les raisons que notre sainte religion nous en fournit.

  1. Le principal de tous les commandemens de Dieu, le principal devoir d'un homme de bien, le principal ornement et caractère du vrai Chrétien est d'aimer Dieu de toute son âme et son prochain comme soi même.
    Aimer le prochain comme soi-même veut dire chercher cordialement et sincèrement à rendre au prochain la vie aussi douce, aussi agréable, qu'il nous est possible.
    Or qui insulte à un Juif, le méprise, le traite avec insolence ne lui rend-il pas la vie plus pesante, plus amère ? Il fait le contraire de la Loi de Dieu - il la viole et enfreint le principal de tous les commandements, l'abrégé de tous. Et Dieu tiendrait pour innocent un tel infracteur de ses lois !

  2. Jésus-Christ dit en St. Luc VI,31 « Comme vous voulez que les hommes vous fassent, faites leur aussi de même » - et Tobit dit à son fils : « Ne fais à personne ce que tu hais » (IV,6).
    Or qui aimerait à être moqué et insulté ? Ne regarde-t-on pas le mépris et l'insulte comme le plus grand de tous les maux ?

  3. N'est-il pas cruel d'affliger sans cause celui qui est affligé ? n'est-il pas infâme de se moquer de celui qui est faible et foulé, et d'insulter celui qui est sans défense ?
    Ya-t-il un état plus affligeant que celui des Juifs ? Ya-t-il un peuple plus foulé que les Israélites ? - Loin de leur patrie, dispersés parmi des peuples qui les haïssent, sans terre, sans juges de leur nation, sans roi, sans protecteur - méprisés partout, insultés partout, toujours fidèlement attachés à la religion de leurs pères, et toujours méprisés et souvent persécutés à cause de ce louable attachement même.
    Ô peuple digne de pitié ! Que tu mérites des larmes de compassion de chaque homme de bien ! Que ta misère, que ton état pitoyable mérite le traitement le plus doux, le plus honnête, le plus charitable.
    "Ne te moque point, dit Sirac. (VII,11), de l'homme dont l'âme est dans l'amertume ; car il y en a un qui abaisse et qui élève. Dieu fera vengeance."

  4. Tu insultes le Juif, ou tu n'empêches pas tes enfants de l'insulter, tu lui parles avec insolence et mépris ! - T'a-t-il offensé, t'a-t-il fait quelque tort ?
    Au cas que oui - ne sais-tu pas à quel maître tu appartiens ? ne sais-tu plus que Jésus-Christ ordonne aux siens, de ne point rendre le mal pour le mal, ni insulte pour insulte, mais de rendre le bien pour le mal, de répondre aux insultes par la douceur - de bénir ceux qui nous maudissent, et de prier pour ceux qui nous maltraitent et persécutent. Mais s'il ne t'a point fait de mal, si tu es le premier à l'offenser, pense, et frémis de ce que tu fais : le caractère de J.-C. et des siens est de faire du bien à ceux qui leur ont fait du mal - et le caractère de Satan est de faire du mal à ceux qui ne leur en ont point fait.

  5. Jésus-Christ dit : qu'il est plutôt possible que l'univers entier périsse, qu'il ne l'est, qu'une seule de ses paroles périsse et manque d'être accomplie. Or Il dit en St. Luc VI,38 : "De la mesure dont vous aurez mesuré, on vous mesurera aussi - et on vous donnera dans le sein bonne mesure pressée et entassée, et qui s'en ira par dessus."
    Ainsi quiconque aura insolemment traité, ou insulté, quelqu'autre surtout un pauvre Juif sans défense et foulé, sera, si ce n'est dans ce monde, traité à coup sûr, de la même manière après sa mort - il sera sans défense, foulé, méprisé, insulté et maltraité - il aura bonne mesure, pressée et entassée.

  6. Pensez quel scandale horrible on donne aux Juifs par le traitement inhumain qu'on leur fait ! Il n'y a point de salut qu'en Jésus-Christ - or au lieu de les y amener (12), on les en éloigne de plus en plus, on les force à prendre Jésus en horreur, parce qu'on les force à haïr sa religion.
    S'il y avait un seul pays de Chrétiens où les Juifs fussent constamment traités avec douceur, estime, honneur, bonté, affabilité - dites, les Juifs n'aimeraient-ils pas bientôt tendrement les habitants de ce pays, pourraient-ils haïr la religion de si braves gens, voudraient-ils, pourraient-ils haïr le maître et messie de ces gens, resteraient-ils éloignés de Lui, ne concevraient-ils pas de l'inclination pour lui, et par là ne seraient-ils pas bientôt gagnés ?


    Le pasteur J.-F. Oberlin imprimait lui-même des versets de la Bible pour les distribuer. Celui-ci rappelle l'élection du peuple d'Israël, thème du sermon prêché le 14 février 1779.
  7. Enfin, ne croyons pas qu'ils sont rejetés et abandonnés de Dieu. Non, mes frères, notre texte nous dit que non, la vocation de Dieu est sans repentance (XI,29)
    Comment les rejetterait-Il, ne sont-ils pas les frères selon la chair du Roi des Rois, les frères des plus grands favoris de Dieu, les prophètes, les apôtres ?
    Jésus leur frère leur rendra comme Joseph fit aux siens. Après les avoir affligés pour leur faire comprendre l'énormité du crime qu'ils ont commis contre lui - Il leur rendra le bien pour le mal - la vie pour la mort - la bénédiction pour la malédiction.
    Comment les rejettera-t-il ? ne sont-ils pas les enfants du bien-aimé Abraham, l'Ami de Dieu ? Et Dieu n'a-t-il pas dit qu'Il fera du bien en mille, mille générations aux enfants de ceux qui l'aiment et qui gardent Ses commandements - (Ce serait pendant plus de 33.000 ans)
Aimons-les donc mes frères. - Aimons les Juifs, cherchons du plaisir à les traiter avec honnêteté, estime, douceur et à leur rendre leur triste vie plus supportable - ne permettons jamais à nos enfants de manquer à leur égard.
  1. Ils sont nos prochains (13).
  2. L'amour du prochain est le principal de tous les commandemens et le caractère du vrai Chrétien.
  3. Faisons leur ce que nous souhaiterions qu'ils nous fissent, si nous étions étrangers, dans leur pays.
  4. N'affligeons pas ceux qui sont affligés - ne nous moquons pas de ceux qui sont foulés et dans l'amertume de l'âme.
  5. S'ils nous ont fait du tort, c'est à nous à leur en rendre du bien - s'ils ne nous ont pas offensés, il n'appartient qu'à Satan à faire du mal à qui ne lui en a point fait.
  6. Il nous sera mesuré de la mesure dont nous aurons mesuré.
  7. La douceur leur rend notre religion agréable - le mépris les en éloigne, or malheur à celui par qui le scandale arrive.
  8. Et enfin ils n'ont pas cessé d'être le peuple de Dieu, il ne les a pas rejetés. Il les afflige pour un jour les consoler et réjouir, et alors Il affligera ceux qui les auront affligés. A Lui soient honneur et gloire éternellement.
Amen (14).


Oberlin, d'après son portrait
par J. Gottfried Gerhardt
(Musée alsacien, Strasbourg).
Croisée des regards, croisée des chemins,
lieu de rencontre, de reconnaissance et d'échange.
Ce fut le choix du pasteur Jean Frédéric Oberlin.
C'est, à l'évidence, un choix toujours à nouveau
proposé. Que cet échange de regards devienne
la règle et non plus l'exception.

Notes

Crédits :


Relations judéo-chrétiennes
 
         
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