LA DEMEURE DU SILENCE
Pasteur Gérard JANUS

Le Verger Éditeur ; octobre 2020 ; 216 pages ; 14 x 21 cm ; ISBN 978-2-84574-366-3 ; 15€

Le récit de Gérard Janus a commencé comme une quête familiale ; son père, Werner, son grand-père paternel, Georges, qui a subi l’épuration nazie…
Assez rapidement, de découverte en découverte, ce récit en a croisé un autre : l’histoire "qui ne passe pas", selon l’expression des historiens allemands. Et les secrets bien gardés de l’Église luthérienne d’Alsace lors de l’Annexion.
Aujourd’hui, en pasteur mais aussi simplement en homme, Gérard Janus livre les découvertes qu’il a extraites de la demeure du silence. Ses révélations, livrées sans volonté de nuire, nourriront tous ceux qui souhaitent élucider ce passé et apaiser l’avenir. « Gérard Janus a appelé son livre La demeure du silence. Il aurait tout aussi bien pu l’intituler "Le silence qui demeure". C’est ce silence qu’il entend briser grâce à son récit. Son livre courageux est un acte libératoire et inaugural. »
Frédérique Neau-Dufour

Gérard Janus est pasteur au sein de l’Union des Églises Protestantes d’Alsace et de Lorraine, à Traenheim, Balbronn et Scharrachbergeim. Né en 1964, il est originaire de Mackwiller, un petit village d’Alsace Bossue.

La demeure du silence - extrait

„Wanderer, kommst du nach Spa…“ Je ne sais pas pourquoi, quand je pense à la synagogue de Balbronn, j’ai une irrésistible envie d’écrire en imitant Heinrich Böll et sa nouvelle : "ô toi, le voyageur de passage, si tu t’arrêtes là, tu y verras un spectacle hors du commun". Cette nouvelle commence par un détail, une ampoule cassée au plafond, dont le culot est encore vissé. Et puis le cri : "Par ici les morts, avez-vous des morts ici ?" [1] La synagogue de Balbronn est presque toujours fermée. Plus de lumière, des morts, oui, mais ils sont oubliés, leur tombe n’est pas là. Le lustre cependant est toujours en place, dans l’état où l’ont laissé les barbares qui ont voulu détruire le lieu d’étude de la communauté juive de Balbronn pendant l’occupation nazie. C’est en tout cas ce que j’imagine en le voyant. On aurait pu le décrocher, puisqu’il ne sert plus à rien. On aurait pu le réparer, mais il n’y a plus de communauté. Le dernier événement cultuel qui s’est déroulé dans ce lieu était un mariage, d’après ce que l’on m’a raconté. Cela s’est passé à peu près au moment où Böll a écrit sa nouvelle pour dénoncer l’idéologie de la guerre héroïque. Alors, j’imagine les mariés sous la huppa, les chants et une liesse toute relative, un verre brisé pour ne jamais oublier. Le lustre pouvait apporter son témoignage silencieux.

En 1893, les juifs de Balbronn avaient décidé de construire cette synagogue en la dotant d’une belle façade néo-romane. Voyageur, si tu passes à Balbronn demain, la synagogue te racontera une histoire, mais il te faudra la dégager des ombres du passé, à la place de ceux qui ne sont plus là. J’ai connu un homme, un hyper-sensible au grand cœur, peu rompu aux rivalités et pas taillé du tout pour affronter les conflits pourtant banals dans un village, entre propriétaires, voisins, entre frères. Il n’est plus. Il avait eu conscience, encore jeune enfant, des intentions destructrices des nazis à l’encontre des Juifs. Au moment de l'annexion de l’Alsace, ils formaient encore 10 % de la population de Balbronn. Ces familles couraient de grands risques, ainsi que leur école et leur lieu de culte. Elles furent englouties. Qui est là pour raconter leur histoire ? L’ancienne école juive ne raconte plus rien. Elle est devenue la salle de répétition de la musique folklorique. Mais dans un vieux café du village, le temps s’était comme arrêté. Dans la salle principale, le comptoir était là, la tireuse de bière en place, les photos anciennes n'avaient pas été renouvelées. De là on pouvait accéder à un salon, où les juifs se réunissaient le jour du shabbat pour se faire servir un café, lieu mystérieux où je ne suis jamais entré et j’ai cependant vu, où plus personne ne se rend, comme un lieu sacré, comme un redoublement de la synagogue.

J’ai découvert les "Stolpersteine" à Fribourg en Brisgau. Ces petits pavés en laiton, on en rencontre beaucoup dans le centre-ville, là-bas. Pierres d’achoppement ou pavés de la mémoire ? Les Français hésitent quant à la traduction. La France est en retard, très en retard pour l’accueil de ces petits fragments de mémoire. [2] Ici habitait…Il a fallu attendre 2019 pour que Strasbourg accueille ses premiers Stolpersteine. Mais je parie que les villages où vivaient de fortes communautés rurales, aujourd’hui totalement disparues resteront à l’écart de cette initiative mémorielle.

Cependant, il existe le Memorbuch, qui est un peu comme ces pavés de la mémoire, comme une pierre d’achoppement virtuelle, car il recense les noms des déportés disparus. Je l’ai consulté en ligne. A Balbronn, il y avait les BAUER, les BLOCH. BLOCH Maurice, né le 22 novembre 1882 - Convoi 62, les DAVID, DAVID Berthe, née en 1875 - Convoi 72, les HIRSCH, les KAHN, les LEVY, parmi lesquels LEVY Arthur, Ministre Officiant, LEVY Rosa, son épouse, LEVY Irène, leur fille, LEVY Yvonne, leur autre fille, LEVY Marcel, LEVY Suzanne, son épouse, née WEILL, LEVY Edmond, LEVY Fanny, sa mère, née en 1876 - Convoi 71, Mme Vve LEVY Albert, sa fille, sa belle-fille LEVY Selma, née en 1909 - Convoi 66, RAPHAEL Aline, née en 1872 - Convoi 72, les ROTH, les SCHWARTZ Isaac et Robert, son fils, Mme WEILL Lucie, née en 1903 - Convoi 67, WOLFF Delphine, née en 1876 - Convoi 76 et ZIVIAN Jacob, né le 19 mai 1885 - Convoi 35.

On raconte qu’un commando de nazis fanatiques avait débarqué à Balbronn avec l'intention de faire exploser l’école juive. Des citoyens du village seraient parvenus, après de longues négociations et quelques verres de bon vin, à les amadouer. Qui pourra me dire un jour des choses plus précises à ce sujet ? Qui se souvient, qui cultive le souvenir, qui assumera cette mission sacrée demain ? Qui osera parler du saccage de la synagogue ? Ce fragment de mon texte à suivre, je le considère comme un "Stolperstein", à ma façon. A Balbronn, une vieille dame, âgée de 80 ans, refusait de quitter le village. Elle a mis le feu à son lit et subi de graves brûlures. Elle est morte après quelques semaines d’atroces souffrances, soignée par une voisine compatissante ! Plus jamais on ne posera de "Stolperstein" devant sa maison, car cette maison n’existe plus ! A Balbronn, lorsque j’ai lu publiquement la chronique du pasteur Huck devant les anciens du village, une personne dans l’assemblée s’est souvenue de cette dame. Mais dans sa mémoire elle n’a pas retrouvé la trace de son nom.

Notes :

  1. «Als der Wagen hielt, brummte der Motor noch eine Weile; draußen wurde irgendwo ein großes Tor aufgerissen. Licht fiel durch das zertrümmerte Fenster in das Innere des Wagens, und ich sah jetzt, daß auch die Glühbirne oben an der Decke zerfetzt war; nur ihr Gewinde stak noch in der Schrauböffnung, ein paar flimmernde Drähtchen mit Glasresten. Dann hörte der Motor auf zu brummen, und draußen schrie eine Stimme: »Die Toten hierhin, habt ihr Tote dabei?« (…) Lorsque la voiture s'arrêta, le moteur continua à tourner encore un moment ; dehors, quelque part un grand portail fut ouvert avec fracas. De la lumière parvint à travers la fenêtre fracassée à l'intérieur de la voiture et je vis maintenant que l'ampoule fixé au plafond étaient également détruite. Seul le pas de vis de l'ampoule était encore fixé dans l'ouverture, quelques fils continuaient à briller avec intermittence au milieu des restes de verre cassé. Ensuite le moteur s'arrêta et dehors une voix s'écria : "Par ici les morts, avez-vous des morts ici ?" (traduction GJ)
  2. voir Hélène Camarade, "Le mémorial des Stolpersteine. Histoire, enjeux et phénomènes d’appropriation à l’ère de l’essoufflement de la commémoration", Revue Allemagne d’Aujourd’hui (2018/3) n°225, p.69-86 et le reste du dossier.


Actualité Juive, n°1578 - 3 décembre 2020

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